À cause de cette vivacité
d’esprit, Mme Manfred préférait la
société des hommes à celle des femmes. Mais quand
elle critiquait celles-ci c’était toujours en cocotte,
signalant en elles les défauts qui pouvaient leur nuire
auprès des hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas
d’orthographe, des poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de
faux sourcils. Pour telle au contraire qui lui avait jadis
montré de l’indulgence et de l’amabilité,
elle était plus tendre, surtout si celle-là était
malheureuse. Elle la défendait avec adresse et disait : «
On est injuste pour elle, car c’est une gentille femme, je vous
assure. » :
Park and Suites avis
C’est donc que ce tintement y était toujours et aussi,
entre lui et l’instant présent, tout ce passé
indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je
portais. Quand il avait tinté j’existais
déjà et depuis, pour que j’entendisse encore ce
tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu
discontinuité, que je n’eusse pas un instant pris de
repos, cessé d’exister, de penser, d’avoir
conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à
moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à
lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi.
C’était cette notion du temps incorporé, des
années passées non séparées de nous, que
j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief
dans mon œuvre. Et c’est parce qu’ils contiennent
ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire
tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils
contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs
déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui
qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps
chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en
souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire
du corps et les souvenirs — si indifférents, si
pâlis — sont effacés de celle qui n’est plus
et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux
qui finiront par périr quand le désir d’un corps
vivant ne les entretiendra plus. :
Park and Suites avis
C’est d’abord que chez ceux qui aiment et sont
abandonnés, le sentiment d’attente — même
d’attente inavouée — dans lequel ils vivent se
transforme de lui-même, et bien qu’en apparence identique,
fait succéder à un premier état, un second
exactement contraire. Le premier était la suite, le reflet des
incidents douloureux qui nous avaient bouleversés.
L’attente de ce qui pourrait se produire est mêlée
d’effroi, d’autant plus que nous désirons à
ce moment-là, si rien de nouveau ne nous vient du
côté de celle que nous aimons, agir nous-même, et
nous ne savons trop quel sera le succès d’une
démarche après laquelle il ne sera peut-être plus
possible d’en entamer d’autre. Mais bientôt, sans que
nous nous en rendions compte, notre attente qui continue est
déterminée, nous l’avons vu, non plus par le
souvenir du passé que nous avons subi, mais par
l’espérance d’un avenir imaginaire. Dès lors,
elle est presque agréable. Puis la première, en durant un
peu, nous a habitués à vivre dans l’expectative. La
souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers
rendez-vous survit encore en nous, mais déjà
ensommeillée. Nous ne sommes pas trop pressés de la
renouveler, d’autant plus que nous ne voyons pas bien ce que nous
demanderions maintenant. La possession d’un peu plus de la femme
que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que
nous ne possédons pas, et qui resterait, malgré tout, nos
besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose
d’irréductible.Enfin une dernière raison
s’ajouta plus tard à celle-ci pour me faire cesser
complètement mes visites à Mme Manfred. Cette raison,
plus tardive, n’était pas que j’eusse encore
oublié Mauricette, mais de tâcher de l’oublier plus
vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance était finie,
mes visites chez Mme Manfred étaient redevenues, pour ce qui me
restait de tristesse, le calmant et la distraction qui m’avaient
été si précieux au début. Mais la raison de
l’efficacité du premier faisait
l’inconvénient de la seconde, à savoir
qu’à ces visites le souvenir de Mauricette était
intimement mêlé. :
Park and Suites proprietaires
C’est chez Mme de Villeparisis, il la connaît beaucoup, je
n’en savais rien. Il paraît que c’est une personne
délicieuse, une femme supérieure. Tu devrais aller la
voir, me dit-il. Du reste, j’ai été très
étonné. Il m’a parlé de M. de La
Ferté-Bernard comme d’un homme tout à fait
distingué : je l’avais toujours pris pour une brute. Il
paraît qu’il sait infiniment de choses, qu’il a un
goût parfait, il est seulement très fier de son nom et de
ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation est
énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il
paraît que l’empereur d’Autriche, l’empereur de
Russie le traitent tout à fait en ami. Le père Noirpois
m’a dit que Mme de Villeparisis t’aimait beaucoup et que tu
ferais dans son salon la connaissance de gens intéressants. Il
m’a fait un grand éloge de toi, tu le retrouveras chez
elle et il pourrait être pour toi d’un bon conseil
même si tu dois écrire. Car je vois que tu ne feras pas
autre chose. On peut trouver cela une belle carrière, moi ce
n’est pas ce que j’aurais préféré pour
toi, mais tu seras bientôt un homme, nous ne serons pas toujours
auprès de toi, et il ne faut pas que nous
t’empêchions de suivre ta vocation.Si, au moins,
j’avais pu commencer à écrire ! Mais quelles que
fussent les conditions dans lesquelles j’abordasse ce projet (de
même, hélas ! que celui de ne plus prendre d’alcool,
de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter), que ce
fût avec emportement, avec méthode, avec plaisir, en me
privant d’une promenade, en l’ajournant et en la
réservant comme récompense, en profitant d’une
heure de bonne santé, en utilisant l’inaction
forcée d’un jour de maladie, ce qui finissait toujours par
sortir de mes efforts, c’était une page blanche, vierge de
toute écriture, inéluctable comme cette carte
forcée que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de
quelque façon qu’on eût préalablement
brouillé le jeu. Je n’étais que l’instrument
d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas
dormir, qui devaient se réaliser coûte que coûte ;
si je ne leur résistais pas, si je me contentais du
prétexte qu’elles tiraient de la première
circonstance venue que leur offrait ce jour-là pour les laisser
agir à leur guise, je m’en tirais sans trop de dommage, je
reposais quelques heures tout de même, à la fin de la
nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop d’excès ;
mais si je voulais les contrarier, si je prétendais entrer
tôt dans mon lit, ne boire que de l’eau, travailler, elles
s’irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me
rendaient tout à fait malade, j’étais obligé
de doubler la dose d’alcool, je ne me mettais pas au lit de deux
jours, je ne pouvais même plus lire, et je me promettais une
autre fois d’être plus raisonnable,
c’est-à-dire moins sage, comme une victime qui se laisse
voler de peur, si elle résiste, d’être
assassinée.Mon père dans l’intervalle avait
rencontré une fois ou deux M. de La Ferté-Bernard, et
maintenant que M. de Neubourg lui avait dit que le duc était un
homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. :
Park and Suites proprietaires
C’est aussi en détournant les yeux que je traversai le
jardin qui avait une pelouse — en plus petit comme chez
n’importe quel bourgeois dans la banlieue de Paris — une
petite statuette de galant jardinier, des boules de verre où
l’on se regardait, des bordures de bégonias et une petite
tonnelle sous laquelle des rocking-chairs étaient
allongés devant une table de fer. Mais après tous ces
abords empreints de laideur citadine, je ne fis plus attention aux
moulures chocolat des plinthes quand je fus dans l’atelier ; je
me sentis parfaitement heureux, car par toutes les études qui
étaient autour de moi, je sentais la possibilité de
m’élever à une connaissance poétique,
féconde en joies, de maintes formes que je n’avais pas
isolées jusque-là du spectacle total de la
réalité. Et l’atelier d’Elstir
m’apparut comme le laboratoire d’une sorte de nouvelle
création du monde, où, du chaos que sont toutes choses
que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers
rectangles de toile qui étaient posés dans tous les sens,
ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable
son écume lilas, là un jeune homme en coutil blanc
accoudé sur le pont d’un bateau. Le veston du jeune homme
et la vague éclaboussante avaient pris une dignité
nouvelle du fait qu’ils continuaient à être, encore
que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la
vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne.Au
moment où j’entrai, le créateur était en
train d’achever, avec le pinceau qu’il tenait dans sa main,
la forme du soleil à son coucher. :
Park and Suites propriétaires
C’est ainsi que bâille d’avance d’ennui un
lettré à qui on parle d’un nouveau « beau
livre », parce qu’il imagine une sorte de composé de
tous les beaux livres qu’il a lus, tandis qu’un beau livre
est particulier, imprévisible, et n’est pas fait de la
somme de tous les chefs-d’œuvre précédents
mais de quelque chose que s’être parfaitement
assimilé cette somme ne suffit nullement à faire trouver,
car c’est justement en dehors d’elle. Dès
qu’il a eu connaissance de cette nouvelle œuvre, le
lettré, tout à l’heure blasé, se sent de
l’intérêt pour la réalité
qu’elle dépeint. Telle, étrangère aux
modèles de beauté que dessinait ma pensée quand je
me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût
d’un certain bonheur (seule forme, toujours particulière,
sous laquelle nous puissions connaître le goût du bonheur),
d’un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès
d’elle. Mais ici encore la cessation momentanée de
l’Habitude agissait pour une grande part. Je faisais
bénéficier la marchande de lait de ce que
c’était mon être complet, apte à goûter
de vives jouissances, qui était en face d’elle.
C’est d’ordinaire avec notre être réduit au
minimum que nous vivons, la plupart de nos facultés restent
endormies parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui
sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin
d’elles. Mais par ce matin de voyage l’interruption de la
routine de mon existence, le changement de lieu et d’heure
avaient rendu leur présence indispensable. Mon habitude qui
était sédentaire et n’était pas matinale
faisait défaut, et toutes mes facultés étaient
accourues pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle
— s’élevant toutes, comme des vagues, à un
même niveau inaccoutumé — de la plus basse à
la plus noble, de la respiration, de l’appétit, et de la
circulation sanguine à la sensibilité et à
l’imagination. Je ne sais si, en me faisant croire que cette
fille n’était pas pareille aux autres femmes, le charme
sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais elle le leur rendait. La
vie m’aurait paru délicieuse si seulement j’avais
pu, heure par heure, la passer avec elle, l’accompagner
jusqu’au torrent, jusqu’à la vache, jusqu’au
train, être toujours à ses côtés, me sentir
connu d’elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle
m’aurait initié aux charmes de la vie rustique et des
premières heures du jour. Je lui fis signe qu’elle
vînt me donner du café au lait. J’avais besoin
d’être remarqué d’elle. Elle ne me vit pas, je
l’appelai. Au-dessus de son corps très grand, le teint de
sa figure était si doré et si rose qu’elle avait
l’air d’être vue à travers un vitrail
illuminé. :
Park and Suites propriétaires
Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y
comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma
perception des vérités que je voulais ensuite graver dans
le temple, me félicitèrent de les avoir
découvertes au « microscope » quand je
m’étais au contraire servi d’un télescope
pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce
qu’elles étaient situées à une grande
distance et qui étaient chacune un monde. Là où je
cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de
détails. D’ailleurs à quoi bon faisais-je cela,
j’avais eu de la facilité jeune et Bergotte avait
trouvé mes pages de collégien « parfaites
»[1], mais au lieu de travailler, j’avais vécu dans
la paresse, dans la dissipation des plaisirs dans la maladie, les
soins, les manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la
veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me
sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les
êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon
œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers
l’oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma
tâche. La perte de la mémoire m’aidait un peu en
faisant des coupes dans mes obligations, mon œuvre les
remplaçait. Mais tout d’un coup, au bout d’un mois,
l’association des idées ramenait avec mes remords le
souvenir et j’étais accablé du sentiment de mon
impuissance. Je fus étonné d’être
indifférent aux critiques qui m’étaient faites,
mais c’est que depuis le jour où mes jambes avaient
tellement tremblé en descendant l’escalier,
j’étais devenu indifférent à tout, je
n’aspirais plus qu’au repos, en attendant le grand repos
qui finirait par venir. Ce n’était pas parce que je
reportais après ma mort l’admiration qu’on devait,
me semblait-il, avoir pour mon œuvre, que j’étais
indifférent aux suffrages de l’élite actuelle.
Celle d’après ma mort pourrait penser ce qu’elle
voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En réalité,
si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles
je devais répondre, ce n’était plus que je misse
entre les deux choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au
temps de mon travail, jusqu’au jour où j’avais
dû me retenir à la rampe de l’escalier, une grande
différence d’importance. :
Park and Suites propriétaires
Bien que les mérites spirituels d’un salon et son
élégance soient généralement en rapports
inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Manfred
trouvait Mme Bontemps agréable, que toute
déchéance acceptée a pour conséquence de
rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont
résignés à se plaire, moins difficiles sur leur
esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent,
comme les peuples, voir leur culture et même leur langage
disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette
indulgence est d’aggraver la tendance qu’à partir
d’un certain âge on a à trouver agréables les
paroles qui sont un hommage à notre propre tour d’esprit,
à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet
âge-là est celui où un grand artiste
préfère à la société de
génies originaux celle d’élèves qui
n’ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui
il est encensé, écouté ; où un homme ou une
femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus
intelligente dans une réunion la personne peut-être
inférieure, mais dont une phrase aura montré
qu’elle sait comprendre et approuver ce qu’est une
existence vouée à la galanterie, et aura ainsi
chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de
l’amant ou de la maîtresse ; c’était
l’âge aussi où Manfred, en tant qu’il
était devenu le mari d’Sylvette, se plaisait à
entendre dire à Mme Bontemps que c’est ridicule de ne
recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce
qu’il eût fait jadis chez les Verdurin, que
c’était une bonne femme, très spirituelle et qui
n’était pas snob) et à lui raconter des histoires
qui la faisaient « tordre », parce qu’elle ne les
connaissait pas et que d’ailleurs elle « saisissait »
vite, aimant à flatter et à s’amuser. « Alors
le docteur ne raffole pas, comme vous, des fleurs ? demandait Mme
Manfred à Mme Cottard. — Oh ! vous savez que mon mari est
un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant,
il a une passion. » L’œil brillant de malveillance,
de joie et de curiosité : « Laquelle, madame ? »
demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard
répondait : « La lecture. — Oh ! c’est une
passion de tout repos chez un mari ! s’écriait Mme
Bontemps en étouffant un rire satanique. — Quand le
docteur est dans un livre, vous savez ! — Hé bien, madame,
cela ne doit pas vous effrayer beaucoup… — Mais si
!… pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Sylvette, et je
reviendrai au premier jour frapper à votre porte. À
propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que
vient d’acheter Mme Verdurin sera éclairé à
l’électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite
police particulière, mais d’une autre source : c’est
l’électricien lui-même, Mildé, qui me
l’a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu’aux
chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour
qui tamisera la lumière. C’est évidemment un luxe
charmant. :
Park and Suites propriétaires
Ayant un préjugé contre les gens qui le
fréquentaient, il allait rarement dans le monde et
l’attitude méprisante ou hostile qu’il y prenait
augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de sa
liaison avec une femme « de théâtre », liaison
qu’ils accusaient de lui être fatale et notamment
d’avoir développé chez lui cet esprit de
dénigrement, ce mauvais esprit, de l’avoir «
dévoyé », en attendant qu’il se «
déclassât » complètement. Aussi, bien des
hommes légers du faubourg Saint-Germain étaient-ils sans
pitié quand ils parlaient de la maîtresse de Robert.
« Les grues font leur métier, disait-on, elles valent
autant que d’autres ; mais celle-là, non ! Nous ne lui
pardonnerons pas ! Elle a fait trop de mal à quelqu’un que
nous aimons. » Certes, il n’était pas le premier qui
eût un fil à la patte. Mais les autres s’amusaient
en hommes du monde, continuaient à penser en hommes du monde sur
la politique, sur tout. Lui, sa famille le trouvait « aigri
». Elle ne se rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du
monde, lesquels sans cela resteraient incultes d’esprit, rudes
dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût, c’est
bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les
liaisons de ce genre la seule école morale où ils soient
initiés à une culture supérieure, où ils
apprennent le prix des connaissances
désintéressées. :
Park and Suites proprietaires
Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les hommes
certaines qualités de sensibilité que son amant eût
peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle
avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis
de Sainte-Beuve qui avait pour lui une affection vraie, et de le
préférer. Elle savait le forcer à éprouver
pour celui-là de la reconnaissance, à la lui
témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient
plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt
Sainte-Beuve, sans plus avoir besoin qu’elle
l’avertît, commença à se soucier de tout cela
et à Balbec où elle n’était pas, pour moi
qu’elle n’avait jamais vu et dont il ne lui avait
même peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de
lui-même il fermait la fenêtre d’une voiture
où j’étais, emportait les fleurs qui me faisaient
mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois à
plusieurs personnes, à son départ, s’arrangea
à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en
dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi,
de me traiter autrement que les autres. Sa maîtresse avait ouvert
son esprit à l’invisible, elle avait mis du sérieux
dans sa vie, des délicatesses dans son cœur, mais tout
cela échappait à la famille en larmes qui
répétait : « Cette gueuse le tuera, et en attendant
elle le déshonore. » Il est vrai qu’il avait fini de
tirer d’elle tout le bien qu’elle pouvait lui faire ; et
maintenant elle était cause seulement qu’il souffrait sans
cesse, car elle l’avait pris en horreur et le torturait. Elle
avait commencé un beau jour à le trouver bête et
ridicule parce que les amis qu’elle avait parmi les jeunes
auteurs et acteurs lui avaient assuré qu’il
l’était, et elle répétait à son tour
ce qu’ils avaient dit avec cette passion, cette absence de
réserve qu’on montre chaque fois qu’on reçoit
du dehors et qu’on adopte des opinions ou des usages qu’on
ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces
comédiens, qu’entre elle et Sainte-Beuve le fossé
était infranchissable, parce qu’ils étaient
d’une autre race, qu’elle était une intellectuelle
et que lui, quoi qu’il prétendît, était, de
naissance, un ennemi de l’intelligence. Cette vue lui semblait
profonde et elle en cherchait la vérification dans les paroles
les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand
les mêmes amis l’eurent en outre convaincue qu’elle
détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les
grandes espérances qu’elle avait, disaient-ils,
données, que son amant finirait par déteindre sur elle,
qu’à vivre avec lui elle gâchait son avenir
d’artiste, à son mépris pour Sainte-Beuve
s’ajouta la même haine que s’il s’était
obstiné à vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle
le voyait le moins possible tout en reculant encore le moment
d’une rupture définitive, laquelle me paraissait à
moi bien peu vraisemblable. :
Park and Suites proprietaires
Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les hommes
certaines qualités de sensibilité que son amant eût
peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle
avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis
de Sainte-Beuve qui avait pour lui une affection vraie, et de le
préférer. Elle savait le forcer à éprouver
pour celui-là de la reconnaissance, à la lui
témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient
plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt
Sainte-Beuve, sans plus avoir besoin qu’elle
l’avertît, commença à se soucier de tout cela
et à Balbec où elle n’était pas, pour moi
qu’elle n’avait jamais vu et dont il ne lui avait
même peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de
lui-même il fermait la fenêtre d’une voiture
où j’étais, emportait les fleurs qui me faisaient
mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois à
plusieurs personnes, à son départ, s’arrangea
à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en
dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi,
de me traiter autrement que les autres. Sa maîtresse avait ouvert
son esprit à l’invisible, elle avait mis du sérieux
dans sa vie, des délicatesses dans son cœur, mais tout
cela échappait à la famille en larmes qui
répétait : « Cette gueuse le tuera, et en attendant
elle le déshonore. » Il est vrai qu’il avait fini de
tirer d’elle tout le bien qu’elle pouvait lui faire ; et
maintenant elle était cause seulement qu’il souffrait sans
cesse, car elle l’avait pris en horreur et le torturait. Elle
avait commencé un beau jour à le trouver bête et
ridicule parce que les amis qu’elle avait parmi les jeunes
auteurs et acteurs lui avaient assuré qu’il
l’était, et elle répétait à son tour
ce qu’ils avaient dit avec cette passion, cette absence de
réserve qu’on montre chaque fois qu’on reçoit
du dehors et qu’on adopte des opinions ou des usages qu’on
ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces
comédiens, qu’entre elle et Sainte-Beuve le fossé
était infranchissable, parce qu’ils étaient
d’une autre race, qu’elle était une intellectuelle
et que lui, quoi qu’il prétendît, était, de
naissance, un ennemi de l’intelligence. Cette vue lui semblait
profonde et elle en cherchait la vérification dans les paroles
les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand
les mêmes amis l’eurent en outre convaincue qu’elle
détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les
grandes espérances qu’elle avait, disaient-ils,
données, que son amant finirait par déteindre sur elle,
qu’à vivre avec lui elle gâchait son avenir
d’artiste, à son mépris pour Sainte-Beuve
s’ajouta la même haine que s’il s’était
obstiné à vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle
le voyait le moins possible tout en reculant encore le moment
d’une rupture définitive, laquelle me paraissait à
moi bien peu vraisemblable. :
Park and Suites proprietaires
Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout
mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie
qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait
à m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil
placé dans un coin, une épinette, sur une console un pot
de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un cadre
ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux
poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à
la main un bouquet d’œillets. Arrivé au bout, son
mur plein où ne s’ouvrait aucune porte me dit
naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu
es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas
demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais
très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets
qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles
passeraient une nuit blanche et qu’en venant à
l’heure que je voudrais je n’avais à craindre de
réveiller personne. Et derrière une tenture je surpris
seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et
ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout
penaud, et me regardait avec effroi de son œil-de-bœuf
rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la présence
de l’édredon, des colonnettes, de la petite
cheminée, en mettant mon attention à un cran où
elle n’était pas à Paris, m’empêcha de
me livrer au traintrain habituel de mes rêvasseries. Et comme
c’est cet état particulier de l’attention qui
enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied
avec telle ou telle série de nos souvenirs, les images qui
remplirent mes rêves, cette première nuit, furent
empruntées à une mémoire entièrement
distincte de celle que mettait d’habitude à contribution
mon sommeil. Si j’avais été tenté en dormant
de me laisser réentraîner vers ma mémoire
coutumière, le lit auquel je n’étais pas
habitué, la douce attention que j’étais
obligé de prêter à mes positions quand je me
retournais, suffisaient à rectifier ou à maintenir le fil
nouveau de mes rêves. Il en est du sommeil comme de la perception
du monde extérieur. Il suffit d’une modification dans nos
habitudes pour le rendre poétique, il suffit qu’en nous
déshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre
lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa
beauté sentie. :
Park and Suites proprietaires
Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je
défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le
rôle lui-même, le rôle, partie commune à
toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais
étudié d’avance pour que je fusse capable de le
soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme
Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du
rôle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand
musicien (il paraît que c’était le cas pour Vinteuil
quand il jouait du piano), son jeu est d’un si grand pianiste
qu’on ne sait même plus si cet artiste est pianiste du
tout, parce que (n’interposant pas tout cet appareil
d’efforts musculaires, çà et là
couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure
de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se
prendre croit trouver le talent dans sa réalité
matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si
rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le
voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre
qui donne sur un chef-d’œuvre. Les intentions entourant
comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique
d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais
pu les distinguer ; mais Phèdre se les était
intériorisées, et mon esprit n’avait pas
réussi à arracher à la diction et aux attitudes,
à appréhender dans l’avare simplicité de
leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en
dépassaient pas, tant ils s’y étaient
profondément résorbés. La voix de la Berma, en
laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière
inerte et réfractaire à l’esprit, ne laissait pas
discerner autour d’elle cet excédent de larmes qu’on
voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y
imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’Ismène,
mais avait été délicatement assouplie en ses
moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste
chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas
une particularité physique mais une supériorité
d’âme ; et comme dans le paysage antique où à
la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimée,
une intention discernable et concrète s’y était
changée en quelque qualité du timbre, d’une
limpidité étrange, appropriée et froide. :
Park and Suites proprietaires
Aussi, sans songer à lui, j’allai droit à
Françoise ; comme j’avais ri de ses larmes à un
départ qui m’avait laissé indifférent, elle
se montra glaciale à l’égard de ma tristesse, parce
qu’elle la partageait. Avec la « sensibilité »
prétendue des nerveux grandit leur égoïsme ; ils ne
peuvent supporter de la part des autres l’exhibition des malaises
auxquels ils prêtent chez eux-mêmes de plus en plus
d’attention. Françoise, qui ne laissait pas passer le plus
léger de ceux qu’elle éprouvait, si je souffrais
détournait la tête pour que je n’eusse pas le
plaisir de voir ma souffrance plainte, même remarquée.
Elle fit de même dès que je voulus lui parler de notre
nouvelle maison. Du reste, ayant dû au bout de deux jours aller
chercher des vêtements oubliés dans celle que nous venions
de quitter, tandis que j’avais encore, à la suite de
l’emménagement, de la « température »
et que, pareil à un boa qui vient d’avaler un bœuf,
je me sentais péniblement bossué par un long bahut que ma
vue avait à « digérer », Françoise,
avec l’infidélité des femmes, revint en disant
qu’elle avait cru étouffer sur notre ancien boulevard, que
pour s’y rendre elle s’était trouvée toute
« déroutée », que jamais elle n’avait
vu des escaliers si mal commodes, qu’elle ne retournerait pas
habiter là-bas « pour un empire » et lui
donnât-on des millions — hypothèse gratuite —
que tout (c’est-à-dire ce qui concernait la cuisine et les
couloirs) était beaucoup mieux « agencé »
dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci
— et nous étions venus y habiter parce que ma
grand’mère ne se portant pas très bien, raison que
nous nous étions gardés de lui donner, avait besoin
d’un air plus pur — était un appartement qui
dépendait de l’hôtel de La Ferté-Bernard. :
Park and Suites propriétaires
Aussi, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous le nom
de champagne un petit vin mousseux et sous celui de fauteuils
d’orchestre il avait fait prendre des parterres qui
coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé
par l’intervention divine de son défaut que ni à
table, ni au théâtre (où toutes les loges
étaient vides) on ne s’apercevrait de la
différence. Quand M. Boulard nous eut laissé tremper nos
lèvres dans les coupes plates que son fils décorait du
nom de « cratères aux flancs profondément
creusés », il nous fit admirer un tableau qu’il
aimait tant qu’il l’apportait avec lui à Balbec. Il
nous dit que c’était un Rubens. Sainte-Beuve lui demanda
naïvement s’il était signé. M. Boulard
répondit en rougissant qu’il avait fait couper la
signature à cause du cadre, ce qui n’avait pas
d’importance, puisqu’il ne voulait pas le vendre. Puis il
nous congédia rapidement pour se plonger dans le Journal
Officiel dont les numéros encombraient la maison et dont la
lecture lui était rendue nécessaire, nous dit-il, «
par sa situation parlementaire » sur la nature exacte de laquelle
il ne nous fournit pas de lumières. « Je prends un
foulard, nous dit Boulard, car Zéphyros et Boréas se
disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu que
nous nous attardions après le spectacle, nous ne rentrerons
qu’aux premières lueurs d’Eôs aux doigts de
pourpre. À propos, demanda-t-il à Sainte-Beuve, quand
nous fûmes dehors (et je tremblai car je compris bien vite que
c’était de M. de Charlus que Boulard parlait sur ce ton
ironique), quel était cet excellent fantoche en costume sombre
que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage ? —
C’est mon oncle », répondit Sainte-Beuve
piqué. :
Park and Suites proprietaires
Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment
où j’allais quotidiennement dîner avec Saint-Loup,
à l’hôtel où lui et ses amis avaient pris
pension, je me dirigeais vers le mien, sitôt le soleil
couché, afin d’avoir deux heures pour me reposer et lire.
Sur la place, le soir posait aux toits en poudrière du
château de petits nuages roses assortis à la couleur des
briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci d’un
reflet. Un tel courant de vie affluait à mes nerfs
qu’aucun de mes mouvements ne pouvait l’épuiser ;
chacun de mes pas, après avoir touché un pavé de
la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de
Mercure. L’une des fontaines était pleine d’une
lueur rouge, et dans l’autre déjà le clair de lune
rendait l’eau de la couleur d’une opale. Entre elles des
marmots jouaient, poussaient des cris, décrivaient des cercles,
obéissant à quelque nécessité de
l’heure, à la façon des martinets ou des
chauves-souris. À côté de l’hôtel, les
anciens palais nationaux et l’orangerie de Louis XVI dans
lesquels se trouvaient maintenant la Caisse d’épargne et
le corps d’armée étaient éclairés du
dedans par les ampoules pâles et dorées du gaz
déjà allumé qui, dans le jour encore clair, seyait
à ces hautes et vastes fenêtres du xviiie siècle
où n’était pas encore effacé le dernier
reflet du couchant, comme eût fait à une tête
avivée de rouge une parure d’écaille blonde, et me
persuadait d’aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans
la façade de l’hôtel que j’habitais, luttait
contre le crépuscule et pour laquelle je rentrais, avant
qu’il fût tout à fait nuit, par plaisir, comme on
fait pour le goûter. Je gardais, dans mon logis, la même
plénitude de sensation que j’avais eue dehors. Elle
bombait de telle façon l’apparence de surfaces qui nous
semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier
gros bleu de ciel sur lequel le soir avait brouillonné, comme un
collégien, les tire-bouchons d’un crayonnage rose, la
tapis à dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame
de papier écolier et un encrier m’attendaient avec un
roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continué à
me sembler riches de toute une sorte particulière
d’existence qu’il me semble que je saurais extraire
d’elles s’il m’était donné de les
retrouver. Je pensais avec joie à ce quartier que je venais de
quitter et duquel la girouette tournait à tous les vents. Comme
un plongeur respirant dans un tube qui monte jusqu’au-dessus de
la surface de l’eau, c’était pour moi comme
être relié à la vie salubre, à l’air
libre, que de me sentir pour point d’attache ce quartier, ce haut
observatoire dominant la campagne sillonnée de canaux
d’émail vert, et sous les hangars et dans les
bâtiments duquel je comptais pour un précieux
privilège, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand
je voulais, toujours sûr d’être bien reçu. :
Park and Suites mauvais payeurs
Au moment où, profitant du billet reçu par mon
père, je montais le grand escalier de l’Opéra,
j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord
pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la
tête pour demander un renseignement à un employé,
je vis que je m’étais trompé, mais je
n’hésitai pas cependant à situer l’inconnu
dans la même classe sociale d’après la
manière non seulement dont il était habillé, mais
encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le
faisaient attendre. Car, malgré les particularités
individuelles, il y avait encore à cette époque, entre
tout homme gommeux et riche de cette partie de l’aristocratie et
tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute
industrie, une différence très marquée. Là
où l’un de ces derniers eût cru affirmer son chic
par un ton tranchant, hautain, à l’égard d’un
inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l’air
de considérer, d’exercerl’affectation de
l’humilité et de la patience, la feinte d’être
l’un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa
bonne éducation. Il est probable qu’à le voir ainsi
dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable
du petit univers spécial qu’il portait en lui, plus
d’un fils de riche banquier, entrant à ce moment au
théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de
peu, s’il ne lui avait trouvé une étonnante
ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les
journaux illustrés, d’un neveu de l’empereur
d’Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement à
Paris en ce moment. Je le savais grand ami des La Ferté-Bernard.
En arrivant moi-même près du contrôleur,
j’entendis le prince de Saxe, ou supposé tel, dire en
souriant : « Je ne sais pas le numéro de la loge,
c’est sa cousine qui m’a dit que je n’avais
qu’à demander sa loge. » :
Park and Suites propriétaires
Au moment où cette seconde pièce commença, je
regardai du côté de la baignoire de Mme de La
Ferté-Bernard. Cette princesse venait, par un mouvement
générateur d’une ligne délicieuse que mon
esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tête vers le fond
de la baignoire ; les invités étaient debout,
tournés aussi vers le fond, et entre la double haie qu’ils
faisaient, dans son assurance et sa grandeur de déesse, mais
avec une douceur inconnue que d’arriver si tard et de faire lever
tout le monde au milieu de la représentation mêlait aux
mousselines blanches dans lesquelles elle était
enveloppée un air habilement naïf, timide et confus qui
tempérait son sourire victorieux, la duchesse de La
Ferté-Bernard, qui venait d’entrer, alla vers sa cousine,
fit une profonde révérence à un jeune homme blond
qui était assis au premier rang et, se retournant vers les
monstres marins et sacrés flottant au fond de l’antre, fit
à ces demi-dieux du Jockey-Club — qui à ce
moment-là, et particulièrement M. de Palancy, furent les
hommes que j’aurais le plus aimé être — un
bonjour familier de vieille amie, allusion à l’au jour le
jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le
mystère, mais ne pouvais déchiffrer l’énigme
de ce regard souriant qu’elle adressait à ses amis, dans
l’éclat bleuté dont il brillait tandis
qu’elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si
j’eusse pu en décomposer le prisme, en analyser les
cristallisations, m’eût peut-être
révélé l’essence de la vie inconnue qui y
apparaissait à ce moment-là. Le duc de La
Ferté-Bernard suivait sa femme, les reflets de son monocle, le
rire de sa dentition, la blancheur de son œillet ou de son
plastron plissé, écartant pour faire place à leur
lumière ses sourcils, ses lèvres, son frac ; d’un
geste de sa main étendue qu’il abaissa sur leurs
épaules, tout droit, sans bouger la tête, il commanda de
se rasseoir aux monstres inférieurs qui lui faisaient place, et
s’inclina profondément devant le jeune homme blond. On
eût dit que la duchesse avait deviné que sa cousine dont
elle raillait, disait-on, ce qu’elle appelait les
exagérations (nom que de son point de vue spirituellement
français et tout modéré prenaient vite la
poésie et l’enthousiasme germaniques) aurait ce soir une
de ces toilettes où la duchesse la trouvait «
costumée », et qu’elle avait voulu lui donner une
leçon de goût. :
Park and Suites propriétaires
Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une
pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une
saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses
que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que
j’avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que
donne un parfait assouplissement de son propre corps et un
mépris sincère du reste de l’humanité,
venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur,
exécutant exactement les mouvements qu’elles voulaient,
dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par
rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette
immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses. Elles
n’étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût un
type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la
beauté ; mais à vrai dire, je les voyais depuis si peu
d’instants et sans oser les regarder fixement que je
n’avais encore individualisé aucune d’elles. Sauf
une, que son nez droit, sa peau brune mettait en contraste au milieu
des autres comme, dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage
de type arabe, elles ne m’étaient connues, l’une que
par une paire d’yeux durs, butés et rieurs ; une autre que
par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui
évoque l’idée de géranium ; et même
ces traits je n’avais encore indissolublement attaché
aucun d’entre eux à l’une des jeunes filles
plutôt qu’à l’autre ; et quand (selon
l’ordre dans lequel se déroulait cet ensemble merveilleux
parce qu’y voisinaient les aspects les plus différents,
que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées,
mais qui était confus comme une musique où je
n’aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur
passage les phrases, distinguées mais oubliées
aussitôt après) je voyais émerger un ovale blanc,
des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si
c’était les mêmes qui m’avaient
déjà apporté du charme tout à
l’heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune
fille que j’eusse séparée des autres et reconnue.
Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que
j’établirais bientôt entre elles, propageait
à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation
continue d’une beauté fluide, collective et mobile. :
Park and Suites avis
Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la
princesse descendaient jusqu’à son cou, au lieu de sa
résille de coquillages et de perles, la duchesse n’avait
dans les cheveux qu’une simple aigrette qui dominant son nez
busqué et ses yeux à fleur de tête avait
l’air de l’aigrette d’un oiseau. Son cou et ses
épaules sortaient d’un flot neigeux de mousseline sur
lequel venait battre un éventail en plumes de cygne, mais
ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement
d’innombrables paillettes soit de métal, en baguettes et
en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une
précision toute britannique. Mais si différentes que les
deux toilettes fussent l’une de l’autre, après que
la princesse eut donné à sa cousine la chaise
qu’elle occupait jusque-là, on les vit, se retournant
l’une vers l’autre, s’admirer
réciproquement.Peut-être Mme de La Ferté-Bernard
aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure
un peu trop compliquée de la princesse, mais certainement elle
déclarerait que celle-ci n’en était pas moins
ravissante et merveilleusement arrangée ; et la princesse, qui,
par goût, trouvait quelque chose d’un peu froid, d’un
peu sec, d’un peu couturier, dans la façon dont
s’habillait sa cousine, découvrirait dans cette stricte
sobriété un raffinement exquis. D’ailleurs entre
elles l’harmonie, l’universelle gravitation
préétablie de leur éducation, neutralisaient les
contrastes non seulement d’ajustement mais d’attitude.
À ces lignes invisibles et aimantées que
l’élégance des manières tendait entre elles,
le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers
elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer,
infléchir, se faisait douceur et charme. Comme dans la
pièce que l’on était en train de
représenter, pour comprendre ce que la Berma dégageait de
poésie personnelle, on n’avait qu’à confier
le rôle qu’elle jouait, et qu’elle seule pouvait
jouer, à n’importe quelle autre actrice, le spectateur qui
eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans deux
loges, un « arrangement » qu’elle croyait rappeler
ceux de la princesse de La Ferté-Bernard, donner simplement
à la baronne de Morienval l’air excentrique,
prétentieux et mal élevé, et un effort à la
fois patient et coûteux pour imiter les toilettes et le chic de
la duchesse de La Ferté-Bernard, faire seulement ressembler Mme
de Cambremer à quelque pensionnaire provinciale, montée
sur fil de fer, droite, sèche et pointue, un plumet de
corbillard verticalement dressé dans les cheveux. :
Park and Suites propriétaires
Au fur et à mesure que la saison s’avança changea
le tableau que j’y trouvais dans la fenêtre. D’abord
il faisait grand jour, et sombre seulement s’il faisait mauvais
temps ; alors, dans le verre glauque et qu’elle boursouflait de
ses vagues rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma
croisée comme dans les plombs d’un vitrail, effilochait
sur toute la profonde bordure rocheuse de la baie des triangles
empennés d’une immobile écume
linéamentée avec la délicatesse d’une plume
ou d’un duvet dessinés par Pisanello, et fixés par
cet émail blanc, inaltérable et crémeux qui figure
une couche de neige dans les verreries de Gallé.Bientôt
les jours diminuèrent et au moment où j’entrais
dans la chambre, le ciel violet semblait stigmatisé par la
figure raide, géométrique, passagère et fulgurante
du soleil (pareille à la représentation de quelque signe
miraculeux, de quelque apparition mystique), s’inclinait vers la
mer sur la charnière de l’horizon comme un tableau
religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties
différentes du couchant exposées dans les glaces des
bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et
que je rapportais par la pensée à la merveilleuse
peinture dont elles étaient détachées semblaient
comme ces scènes différentes que quelque maître
ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une
châsse, et dont on exhibe à côté les uns des
autres dans une salle de musée les volets séparés
que l’imagination seule du visiteur remet à leur place sur
les prédelles du retable. Quelques semaines plus tard, quand je
remontais, le soleil était déjà couché. :
Park and Suites propriétaires
Au delà encore sont les cauchemars dont les médecins
prétendent stupidement qu’ils fatiguent plus que
l’insomnie, alors qu’ils permettent au contraire au penseur
de s’évader de l’attention ; les cauchemars avec
leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont morts
viennent de subir un grave accident qui n’exclut pas une
guérison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite
cage à rats, où ils sont plus petits que des souris
blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun
d’une plume, nous tiennent des discours cicéroniens.
À côté de cet album est le disque tournant du
réveil grâce auquel nous subissons un instant
l’ennui d’avoir à rentrer tout à
l’heure dans une maison qui est détruite depuis cinquante
ans, et dont l’image est effacée, au fur et à
mesure que le sommeil s’éloigne, par plusieurs autres,
avant que nous arrivions à celle qui ne se présente
qu’une fois le disque arrêté et qui coïncide
avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts.Quelquefois je
n’avais rien entendu, étant dans un de ces sommeils
où l’on tombe comme dans un trou duquel on est tout
heureux d’être tiré un peu plus tard, lourd,
surnourri, digérant tout ce que nous ont apporté,
pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances
végétatives, à l’activité
redoublée pendant que nous dormons.On appelle cela un sommeil de
plomb ; il semble qu’on soit devenu soi-même, pendant
quelques instants après qu’un tel sommeil a cessé,
un simple bonhomme de plomb. On n’est plus personne. Comment,
alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on
cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi
plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à
penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité que
l’antérieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas
ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions
d’êtres humains qu’on pourrait être,
c’est sur celui qu’on était la veille qu’on
met juste la main. :
Park and Suites propriétaires
Alors je voulus savoir ce qu’elle était à la madame
de Sainte-Croix que j’avais connue. Mme de Saint-Aignan me dit
que c’était la femme d’un de ses petits-neveux,
parut supporter l’idée qu’elle était
née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des
Sainte-Croix. Je lui rappelai la soirée, que je n’avais
sue, il est vrai, que par ouï-dire, où princesse des
Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Saint-Aignan
m’affirma n’avoir jamais été à cette
soirée. La duchesse avait toujours été un peu
menteuse et l’était devenue davantage. Mme de Sainte-Croix
était pour elle un salon — d’ailleurs assez
tombé avec le temps — qu’elle aimait à
renier. Je n’insistai pas. « Non, qui vous avez pu
entrevoir chez moi, parce qu’il avait de l’esprit,
c’est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je
n’étais pas en relations. — Mais elle n’avait
pas de mari. — Vous vous l’êtes figuré parce
qu’ils étaient séparés, mais il était
bien plus agréable qu’elle. » Je finis par
comprendre qu’un homme énorme, extrêmement grand,
extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je
rencontrais un peu partout et dont je n’avais jamais su le nom
était le mari de Mme de Sainte-Croix. Il était mort
l’an passé. Quant à la nièce, j’ignore
si c’est à cause d’une maladie d’estomac, de
nerfs, d’une phlébite, d’un accouchement prochain,
récent ou manqué, qu’elle écoutait la
musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable
est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire
sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait
pas compte qu’elle donnait pour moi la naissance à un
nouvel épanouissement de ce nom Sainte-Croix, qui à tant
d’intervalle marquait la distance et la continuité du
Temps. :
Park and Suites propriétaires
Ainsi Mme de La Ferté-Bernard montrait dans ses robes le
même souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme
comme les autres, elle avait aspiré à cette
élégance de la toilette dans laquelle des femmes
quelconques pouvaient l’égaler, la surpasser
peut-être ; je l’avais vue dans la rue regarder avec
admiration une actrice bien habillée ; et le matin, au moment
où elle allait sortir à pied, comme si l’opinion
des passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en
promenant familièrement au milieu d’eux sa vie
inaccessible, pouvait être un tribunal pour elle, je pouvais
l’apercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte
de dédoublement et d’ironie, avec passion, avec mauvaise
humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepté de
représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce
rôle, si inférieur à elle, de femme
élégante ; et dans l’oubli mythologique de sa
grandeur native, elle regardait si sa voilette était bien
tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le
cygne divin fait tous les mouvements de son espèce animale,
garde ses yeux peints des deux côtés de son bec sans y
mettre de regards et se jette tout d’un coup sur un bouton ou un
parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est un Dieu. Mais
comme le voyageur, déçu par le premier aspect d’une
ville, se dit qu’il en pénétrera peut-être le
charme en en visitant les musées, en liant connaissance avec le
peuple, en travaillant dans les bibliothèques, je me disais que
si j’avais été reçu chez Mme de La
Ferté-Bernard, si j’étais de ses amis, si je
pénétrais dans son existence, je connaîtrais ce que
sous son enveloppe orangée et brillante son nom enfermait
réellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin
l’ami de mon père avait dit que le milieu des La
Ferté-Bernard était quelque chose d’à part
dans le faubourg Saint-Germain. :
Park and Suites avis
Ah ! je dirai à ma femme de chambre d’aller prendre vos
lettres en même temps que les miennes. Comment, votre fille vous
écrit tous les jours ? Mais qu’est-ce que vous pouvez
trouver à vous dire ! » Ma grand’mère se tut,
mais on peut croire que ce fut par dédain, elle qui
répétait pour Maman les mots de Mme de
Sévigné : « Dès que j’ai reçu
une lettre, j’en voudrais tout à l’heure une autre,
je ne respire que d’en recevoir. Peu de gens sont dignes de
comprendre ce que je sens. » Et je craignais qu’elle
n’appliquât à Mme de Villeparisis la conclusion :
« Je cherche ceux qui sont de ce petit nombre et
j’évite les autres. » Elle se rabattit sur
l’éloge des fruits que Mme de Villeparisis nous avait fait
apporter la veille. Et ils étaient en effet si beaux que le
directeur, malgré la jalousie de ses compotiers
dédaignés, m’avait dit : « Je suis comme
vous, je suis plus frivole de fruit que de tout autre dessert. »
Ma grand’mère dit à son amie qu’elle les
avait d’autant plus appréciés que ceux qu’on
servait à l’hôtel étaient
généralement détestables. « Je ne peux pas,
ajouta-t-elle, dire comme Mme de Sévigné que si nous
voulions par fantaisie trouver un mauvais fruit, nous serions
obligés de le faire venir de Paris. — Ah, oui, vous lisez
Mme de Sévigné. Je vous vois depuis le premier jour avec
ses lettres (elle oubliait qu’elle n’avait jamais
aperçu ma grand’mère dans l’hôtel avant
de la rencontrer dans cette porte). Est-ce que vous ne trouvez pas que
c’est un peu exagéré ce souci constant de sa fille,
elle en parle trop pour que ce soit bien sincère. Elle manque de
naturel. » Ma grand’mère trouva la discussion
inutile et pour éviter d’avoir à parler des choses
qu’elle aimait devant quelqu’un qui ne pouvait les
comprendre elle cacha, en posant son sac sur eux, les Mémoires
de Mme de Beausergent. :
Park and Suites proprietaires
À vrai dire, cette brune n’était pas celle qui me
plaisait le plus, justement parce qu’elle était brune, et
que (depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville,
j’avais vu Mauricette) une jeune fille rousse à la peau
dorée était restée pour moi l’idéal
inaccessible. Mais Mauricette elle-même, ne l’avais-je pas
aimée surtout parce qu’elle m’était apparue
nimbée par cette auréole d’être l’amie
de Bergotte, d’aller visiter avec lui les cathédrales ? Et
de la même façon ne pouvais-je me réjouir
d’avoir vu cette brune me regarder (ce qui me faisait
espérer qu’il me serait plus facile d’entrer en
relations avec elle d’abord), car elle me présenterait aux
autres, à l’impitoyable qui avait sauté par-dessus
le vieillard, à la cruelle qui avait dit : « Il me fait de
la peine, ce pauvre vieux » ; à toutes successivement,
desquelles elle avait d’ailleurs le prestige d’être
l’inséparable compagne. Et cependant, la supposition que
je pourrais un jour être l’ami de telle ou telle de ces
jeunes filles, que ces yeux, dont les regards inconnus me frappaient
parfois en jouant sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur
un mur, pourraient jamais par une alchimie miraculeuse laisser
transpénétrer entre leurs parcelles ineffables
l’idée de mon existence, quelque amitié pour ma
personne, que moi-même je pourrais un jour prendre place entre
elles, dans la théorie qu’elles déroulaient le long
de la mer — cette supposition me paraissait enfermer en elle une
contradiction aussi insoluble que si, devant quelque frise attique ou
quelque fresque figurant un cortège, j’avais cru possible,
moi spectateur, de prendre place, aimé d’elles, entre les
divines processionnaires.Le bonheur de connaître ces jeunes
filles était-il donc irréalisable ? Certes ce
n’eût pas été le premier de ce genre auquel
j’eusse renoncé. Je n’avais qu’à me
rappeler tant d’inconnues que, même à Balbec, la
voiture s’éloignant à toute vitesse m’avait
fait à jamais abandonner. Et même le plaisir que me
donnait la petite bande, noble comme si elle était
composée de vierges helléniques, venait de ce
qu’elle avait quelque chose de la fuite des passantes sur la
route. Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de
nous, qui nous forcent à démarrer de la vie habituelle
où les femmes que nous fréquentons finissent par
dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite
où rien n’arrête plus l’imagination. Or
dépouiller d’elle nos plaisirs, c’est les
réduire à eux-mêmes, à rien. Offertes chez
une de ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne
méprisais pas, retirées de l’élément
qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles
m’eussent moins enchanté. Il faut que l’imagination,
éveillée par l’incertitude de pouvoir atteindre son
objet, crée un but qui nous cache l’autre, et en
substituant au plaisir sensuel l’idée de
pénétrer dans une vie, nous empêche de
reconnaître ce plaisir, d’éprouver son goût
véritable, de le restreindre à sa portée.Il faut
qu’entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la
première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir
les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer
de lui, s’interpose, pendant les après-midi de
pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer,
sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli
d’une chair, l’indécision d’une forme, dans la
fluidité d’un transparent et mobile azur. :
Park and Suites propriétaires
À tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait
à l’une des stations qui précédaient
Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville,
Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux,
Hermonville, Maineville) me semblaient étranges, alors que lus
dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les noms de
certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais
à l’oreille d’un musicien deux motifs,
matériellement composés de plusieurs des mêmes
notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s’ils
diffèrent par la couleur de l’harmonie et de
l’orchestration. De même, rien moins que ces tristes noms
faits de sable, d’espace trop aéré et vide, et de
sel, au-dessus desquels le mot ville s’échappait comme
vole dans pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de
Roussainville ou de Martainville, qui parce que je les avais entendu
prononcer si souvent par ma grand’tante à table, dans la
« salle », avaient acquis un certain charme sombre
où s’étaient peut-être mélangés
des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de
bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de
grès de la maison d’en face, et qui, aujourd’hui
encore, quand ils remontent, comme une bulle gazeuse, du fond de ma
mémoire, conservent leur vertu spécifique à
travers les couches superposées de milieux différents
qu’ils ont à franchir avant d’atteindre
jusqu’à la surface. :
Park and Suites proprietaires
À sept heures je m’habillais et je ressortais pour aller
dîner avec Saint-Loup à l’hôtel où il
avait pris pension. J’aimais m’y rendre à pied.
L’obscurité était profonde, et dès le
troisième jour commença à souffler, aussitôt
la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis
que je marchais, il semble que j’aurais dû ne pas cesser un
instant de penser à Mme de La Ferté-Bernard ; ce
n’était que pour tâcher d’être
rapproché d’elle que j’étais venu dans la
garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a
des jours où ils s’en vont si loin que nous les apercevons
à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention
à d’autres choses. Et les rues de cette ville
n’étaient pas encore pour moi, comme là où
nous avons l’habitude de vivre, de simples moyens d’aller
d’un endroit à un autre. La vie que menaient les habitants
de ce monde inconnu me semblait devoir être merveilleuse, et
souvent les vitres éclairées de quelque demeure me
retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les
scènes véridiques et mystérieuses
d’existences où je ne pénétrais pas. Ici le
génie du feu me montrait en un tableau empourpré la
taverne d’un marchand de marrons où deux sous-officiers,
leurs ceinturons posés sur des chaises, jouaient aux cartes sans
se douter qu’un magicien les faisait surgir de la nuit, comme
dans une apparition de théâtre, et les évoquait
tels qu’ils étaient effectivement à cette minute
même, aux yeux d’un passant arrêté
qu’ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de
bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en
projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine,
pendant que, luttant contre l’ombre, la clarté de la
grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de
paillettes étincelantes, sur des tableaux qui
n’étaient que de mauvaises copies déposait une
dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis
d’un maître, et faisait enfin de ce taudis où il
n’y avait que du toc et des croûtes, un inestimable
Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu’à quelque
vaste appartement ancien dont les volets n’étaient pas
fermés et où des hommes et des femmes amphibies, se
réadaptant chaque soir à vivre dans un autre
élément que le jour, nageaient lentement dans la grasse
liqueur qui, à la tombée de la nuit, sourd incessamment
du réservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu’au
bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils
propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous
onctueux et dorés. :
Park and Suites propriétaires
À partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours
précédents avais surtout pensé à la grande,
ce fut celle aux clubs de golf, présumée être Mlle
Simonet, qui recommença à me préoccuper. Au milieu
des autres, elle s’arrêtait souvent, forçant ses
amies qui semblaient la respecter beaucoup, à interrompre aussi
leur marche. C’est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous
son « polo » que je la revois encore maintenant
silhouettée sur l’écran que lui fait, au fond, la
mer, et séparée de moi par un espace transparent et
azuré, le temps écoulé depuis lors,
première image, toute mince dans mon souvenir,
désirée, poursuivie, puis oubliée, puis
retrouvée, d’un visage que j’ai souvent depuis
projeté dans le passé pour pouvoir me dire d’une
jeune fille qui était dans ma chambre : « C’est elle
! »Mais c’est peut-être encore celle au teint de
géranium, aux yeux verts, que j’aurais le plus
désiré connaître. Quelle que fût,
d’ailleurs, tel jour donné, celle que je
préférais apercevoir, les autres, sans celle-là,
suffisaient à m’émouvoir ; mon désir
même se portant une fois plutôt sur l’une, une fois
plutôt sur l’autre, continuait — comme le premier
jour ma confuse vision — à les réunir, à
faire d’elles le petit monde à part, animé
d’une vie commune qu’elles avaient, sans doute,
d’ailleurs, la prétention de constituer ; j’eusse
pénétré en devenant l’ami de l’une
d’elles — comme un païen raffiné ou un
chrétien scrupuleux chez les barbares — dans une
société rajeunissante où régnaient la
santé, l’inconscience, la volupté, la
cruauté, l’inintellectualité et la joie.Ma
grand’mère, à qui j’avais raconté mon
entrevue avec Elstir et qui se réjouissait de tout le profit
intellectuel que je pouvais tirer de son amitié, trouvait
absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore allé lui faire
une visite. Mais je ne pensais qu’à la petite bande, et
incertain de l’heure où ces jeunes filles passeraient sur
la digue, je n’osais pas m’éloigner. Ma
grand’mère s’étonnait aussi de mon
élégance, car je m’étais soudain souvenu des
costumes que j’avais jusqu’ici laissés au fond de ma
malle. J’en mettais chaque jour un différent, et
j’avais même écrit à Paris pour me faire
envoyer de nouveaux chapeaux, et de nouvelles cravates. :
Park and Suites proprietaires
À ma demande d’aller voir les Elstirs de Mme de La
Ferté-Bernard, Saint-Loup m’avait dit : « Je
réponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour
elle ce n’était que lui qui avait répondu. Nous
répondons aisément des autres quand, disposant dans notre
pensée les petites images qui les figurent, nous faisons
manœuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute même
à ce moment-là nous tenons compte des difficultés
provenant de la nature de chacun, différente de la nôtre,
et nous ne manquons pas d’avoir recours à tel ou tel moyen
d’action puissant sur elle, intérêt, persuasion,
émoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces
différences d’avec notre nature, c’est encore notre
nature qui les imagine ; ces difficultés, c’est nous qui
les levons ; ces mobiles efficaces, c’est nous qui les dosons. Et
quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait
répéter à l’autre personne, et qui la font
agir à notre gré, nous voulons les lui faire
exécuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons à
des résistances imprévues qui peuvent être
invincibles. L’une des plus fortes est sans doute celle que peut
développer en une femme qui n’aime pas, le
dégoût que lui inspire, insurmontable et fétide,
l’homme qui l’aime : pendant les longues semaines que
Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à
qui je ne doutai pas qu’il eût écrit pour la
supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle
voir les tableaux d’Elstir.Je reçus des marques de
froideur de la part d’une autre personne de la maison. Ce fut de
Jupien. Trouvait-il que j’aurais dû entrer lui dire
bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de
monter chez moi ? Ma mère me dit que non, qu’il ne fallait
pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il
était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans
raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.Cependant
l’hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de
giboulées et de tempêtes, j’entendis dans ma
cheminée — au lieu du vent informe, élastique et
sombre qui me secouait de l’envie d’aller au bord de la mer
— le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille :
irisé, imprévu comme une première jacinthe
déchirant doucement son cœur nourricier pour qu’en
jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore, faisant entrer
comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée
et noire, la tiédeur, l’éblouissement, la fatigue
d’un premier beau jour. Ce matin-là, je me surpris
à fredonner un air de café-concert que j’avais
oublié depuis l’année où j’avais
dû aller à Florence et à Venise. Tant
l’atmosphère, selon le hasard des jours, agit
profondément sur notre organisme et tire des réserves
obscures où nous les avions oubliées les mélodies
inscrites que n’a pas déchiffrées notre
mémoire. Un rêveur plus conscient accompagna bientôt
ce musicien que j’écoutais en moi, sans même avoir
reconnu tout de suite ce qu’il jouait. :
Park and Suites proprietaires
À la fin nous aussi, nous fîmes une relation,
malgré mais par ma grand’mère, car elle et Mme de
Villeparisis tombèrent un matin l’une sur l’autre
dans une porte et furent obligées de s’aborder non sans
échanger au préalable des gestes de surprise,
d’hésitation, exécuter des mouvements de recul, de
doute et enfin des protestations de politesse et de joie comme dans
certaines pièces de Molière où deux acteurs
monologuant depuis longtemps chacun de son côté à
quelques pas l’un de l’autre, sont censés ne pas
s’être vus encore, et tout à coup
s’aperçoivent, n’en peuvent croire leurs yeux,
entrecoupent leurs propos, finalement parlent ensemble, le cœur
ayant suivi le dialogue, et se jettent dans les bras l’un de
l’autre. Mme de Villeparisis par discrétion voulut au bout
d’un instant quitter ma grand’mère qui, au
contraire, préféra la retenir jusqu’au
déjeuner, désirant apprendre comment elle faisait pour
avoir son courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades (car
Mme de Villeparisis, très gourmande, goûtait fort peu la
cuisine de l’hôtel où l’on nous servait des
repas que ma grand’mère, citant toujours Mme de
Sévigné, prétendait être « d’une
magnificence à mourir de faim »). Et la marquise prit
l’habitude de venir tous les jours, en attendant qu’on la
servît, s’asseoir un moment près de nous dans la
salle à manger, sans permettre que nous nous levions, que nous
nous dérangions en rien. Tout au plus nous attardions-nous
souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à
ce moment sordide où les couteaux traînent sur la nappe
à côté des serviettes défaites. Pour ma
part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée
que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je
m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer,
d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne
laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y
était servi quelque vaste poisson, monstre marin, qui, au
contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain
des époques primitives où la vie commençait
à affluer dans l’Océan, au temps des
Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables
vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été
construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une
polychrome cathédrale de la mer. :
Park and Suites propriétaires
À l’âge où les Noms, nous offrant
l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en
eux, dans le même moment où ils désignent aussi
pour nous un lieu réel, nous forcent par là à
identifier l’un à l’autre au point que nous partons
chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut
contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser
de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves
qu’ils donnent une individualité, comme le font les
peintures allégoriques, ce n’est pas seulement
l’univers physique qu’ils diaprent de différences,
qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers
social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais
fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs
génies et leurs divinités les eaux. Parfois,
cachée au fond de son nom, la fée se transforme au
gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est
ainsi que l’atmosphère où Mme de La
Ferté-Bernard existait en moi, après n’avoir
été pendant des années que le reflet d’un
verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église,
commençait à éteindre ses couleurs, quand des
rêves tout autres l’imprégnèrent de
l’écumeuse humidité des torrents. :
Park and Suites propriétaires
À d’autres points de vue d’ailleurs que celui de la
bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc — et cela
jusqu’à de grandes distances — qu’un
prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses
chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul,
il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le
piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant
passer et repasser devant le duc arrêté sur le trottoir,
debout, géant, énorme, habillé de clair, le cigare
à la bouche, la tête en l’air, le monocle curieux,
jusqu’au moment où il sautait sur le siège, menait
le cheval lui-même pour l’essayer, et partait avec le
nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux
Champs-Élysées. M. de La Ferté-Bernard disait
bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins
à son monde : un ménage de cousins à lui, qui,
comme les ménages d’ouvriers, n’était jamais
à la maison pour soigner les enfants, car dès le matin la
femme partait à la « Schola » apprendre le
contrepoint et la fugue et le mari à son atelier faire de la
sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la
baronne de Neubourg, habillés toujours en noir, la femme en
loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs
fois par jour pour aller à l’église. Ils
étaient les neveux de l’ancien ambassadeur que nous
connaissions et que justement mon père avait rencontré
sous la voûte de l’escalier mais sans comprendre
d’où il venait ; car mon père pensait qu’un
personnage aussi considérable, qui s’était
trouvé en relation avec les hommes les plus éminents de
l’Europe et était probablement fort indifférent
à de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guère
fréquenter ces nobles obscurs, cléricaux et
bornés. Ils habitaient depuis peu dans la maison ; Jupien
étant venu dire un mot dans la cour au mari qui était en
train de saluer M. de La Ferté-Bernard, l’appela «
M. Neubourg », ne sachant pas exactement son nom. :
Park and Suites proprietaires
À côté de moi étaient des gens vulgaires
qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer
qu’ils étaient capables de les reconnaître et les
nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici
comme dans leur salon, voulant dire par là qu’ils ne
faisaient pas attention aux pièces représentées.
Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un étudiant
génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense
qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner,
à se concilier le voisin que le hasard lui a donné,
à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace,
à fuir d’un air impoli le regard rencontré
d’une personne de connaissance qu’il a découverte
dans la salle et qu’après mille perplexités il se
décide à aller saluer au moment où les trois
coups, en retentissant avant qu’il soit arrivé
jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme les
Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des
spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il
déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire,
c’était parce que les gens du monde étaient dans
leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de
petits salons suspendus dont une cloison eût été
enlevée, ou dans de petits cafés où l’on va
prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces
encadrées d’or, et les sièges rouges de
l’établissement du genre napolitain ; c’est parce
qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts
dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art
lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas
émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux
figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des
lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour
écouter la pièce si seulement ils avaient eu de
l’esprit. :
Park and Suites proprietaires
À ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu’un
des jeunes militaires venait en souriant de me désigner à
lui en disant : « Duroc, tout à fait Duroc. » Je ne
savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que
l’expression du visage intimidé était plus que
bienveillante. Quand je parlais, l’approbation des autres
semblait encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et
comme un chef d’orchestre interrompt ses musiciens en frappant
avec son archet parce que quelqu’un a fait du bruit, il
réprimanda le perturbateur : « Gibergue, dit-il, il faut
vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez,
continuez ».De même qu’un frère de cet ami de
Saint-Loup, élève à la Schola Cantorum, pensait
sur toute nouvelle œuvre musicale nullement comme son
père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais
exactement comme tous les autres élèves de la Schola, de
même ce sous-officier noble (dont Bloch se fit une idée
extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touché
d’apprendre qu’il était du même parti que lui,
il l’imaginait cependant, à cause de ses origines
aristocratiques et de son éducation religieuse et militaire, on
ne peut plus différent, paré du même charme
qu’un natif d’une contrée lointaine) avait une
« mentalité », comme on commençait à
dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en
général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne
pouvaient avoir aucune espèce de prise les traditions de sa
famille et les intérêts de sa carrière. C’est
ainsi qu’un cousin de Saint-Loup avait épousé une
jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi
beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny et à
qui, malgré cela, on supposait un esprit autre que ce
qu’on pouvait concevoir, un esprit de princesse d’Orient
recluse dans un palais des Mille et une Nuits. Aux écrivains qui
eurent le privilège de l’approcher fut
réservée la déception, ou plutôt la joie,
d’entendre une conversation qui donnait l’idée non
de Schéhérazade, mais d’un être de
génie du genre d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo. :
Park and Suites propriétaires
À cause de la violence de mes battements de cœur on me fit
diminuer la caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai
si ce n’était pas un peu à elle
qu’était due cette angoisse que j’avais
éprouvée quand je m’étais à peu
près brouillé avec Mauricette, et que j’avais
attribuée chaque fois qu’elle se renouvelait à la
souffrance de ne plus voir mon amie, ou de risquer de ne la voir
qu’en proie à la même mauvaise humeur. Mais si ce
médicament avait été à l’origine des
souffrances que mon imagination eût alors faussement
interprétées (ce qui n’aurait rien
d’extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent
pour cause chez les amants, l’habitude physique de la femme avec
qui ils vivent), c’était à la façon du
philtre qui longtemps après avoir été
absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car
l’amélioration physique que la diminution de la
caféine amena presque immédiatement chez moi
n’arrêta pas l’évolution de chagrin que
l’absorption du toxique avait peut-être sinon
créé, du moins su rendre plus aigu.Seulement, quand le
milieu du mois de janvier approcha, une fois déçues mes
espérances d’une lettre pour le jour de l’an et la
douleur supplémentaire qui avait accompagné leur
déception une fois calmée, ce fut mon chagrin
d’avant « les Fêtes » qui recommença. Ce
qu’il y avait peut-être encore en lui de plus cruel,
c’est que j’en fusse moi-même l’artisan
inconscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule chose
à laquelle je tinsse, mes relations avec Mauricette, c’est
moi qui travaillais à les rendre impossibles en créant
peu à peu, par la séparation prolongée
d’avec mon amie, non pas son indifférence, mais ce qui
reviendrait finalement au même, la mienne. :
Park and Suites propriétaires
« La rue est à tout le monde », reprenais-je en
donnant à ces mots un sens différent et en admirant
qu’en effet dans la rue populeuse souvent mouillée de
pluie, et qui devenait précieuse comme est parfois la rue dans
les vieilles cités de l’Italie, la duchesse de La
Ferté-Bernard mêlât à la vie publique des
moments de sa vie secrète, se montrant ainsi à chacun,
mystérieuse, coudoyée de tous, avec la splendide
gratuité des grands chefs-d’œuvre. Comme je sortais
le matin après être resté éveillé
toute la nuit, l’après-midi, mes parents me disaient de me
coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n’y a pas besoin
pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais
l’habitude y est très utile et même l’absence
de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me
faisaient défaut. Avant de m’endormir je pensais si
longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait
un peu de pensée. Ce n’était qu’une lueur
dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se
refléter dans mon sommeil, d’abord l’idée que
je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l’idée
que c’était en dormant que j’avais eu
l’idée que je ne dormais pas, puis, par une
réfraction nouvelle, mon éveil… à un
nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui
étaient entrés dans ma chambre que, tout à
l’heure en dormant, j’avais cru que je ne dormais pas. Ces
ombres étaient à peine distinctes ; il eût fallu
une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les
saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher
du soleil, quand il semble qu’il fasse tout à fait nuit,
j’ai vu, grâce à l’écho invisible
pourtant d’une dernière note de lumière
indéfiniment tenue sur les canaux comme par l’effet de
quelque pédale optique, les reflets des palais
déroulés comme à tout jamais en velours plus noir
sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves
était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent
cherché à se représenter, pendant la veille,
d’un certain paysage marin et de son passé
médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité
gothique au milieu d’une mer aux flots immobilisés comme
sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville ; l’eau
verte s’étendait à mes pieds ; elle baignait sur la
rive opposée une église orientale, puis des maisons qui
existaient encore dans le xive siècle, si bien qu’aller
vers elles, c’eût été remonter le cours des
âges. Ce rêve où la nature avait appris l’art,
où la mer était devenue gothique, ce rêve où
je désirais, où je croyais aborder à
l’impossible, il me semblait l’avoir déjà
fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on
imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de
paraître, bien qu’étant nouveau, familier, je crus
m’être trompé. Je m’aperçus au
contraire que je faisais en effet souvent ce rêve. :
Park and Suites proprietaires
« La duchesse doit être alliancée avec tout
ça, dit Françoise en reprenant la conversation aux La
Ferté-Bernard de la rue de la Chaise, comme on recommence un
morceau à l’andante. Je ne sais plus qui m’a dit
qu’un de ceux-là avait marié une cousine au Duc. En
tout cas c’est de la même « parenthèse
». C’est une grande famille que les La Ferté-Bernard
! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette
famille à la fois sur le nombre de ses membres et
l’éclair de son illustration, comme Pascal la
vérité de la Religion sur la Raison et
l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce
seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait
qu’elles n’en formaient qu’une seule, son
vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par
endroit un défaut et qui projetait de l’obscurité
jusque dans la pensée de Françoise.« Je me demande
si ce serait pas euss qui ont leur château à La
Ferté-Bernard, à dix lieues de Villers, alors ça
doit être parent aussi à leur cousine d’Alger. (Nous
nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait
être cette cousine d’Alger, mais nous comprîmes enfin
que Françoise entendait par le nom d’Alger la ville
d’Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que
ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d’Alger
à cause d’affreuses dattes que nous recevions au jour de
l’an, ignorait celui d’Angers. Son langage, comme la langue
française elle-même, et surtout la toponymie, était
parsemé d’erreurs.) Je voulais en causer à leur
maître d’hôtel. — Comment donc qu’on lui
dit ? » s’interrompit-elle comme se posant une question de
protocole ; elle se répondit à elle-même : «
Ah oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si
Antoine avait été un titre. « C’est lui
qu’aurait pu m’en dire, mais c’est un vrai seigneur,
un grand pédant, on dirait qu’on lui a coupé la
langue ou qu’il a oublié d’apprendre à
parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui
cause », ajoutait Françoise qui disait : « faire
réponse », comme Mme de Sévigné. «
Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais
ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des
autres. En tout cas tout ça n’est pas catholique. Et puis
c’est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu
faire croire que Françoise avait changé d’avis sur
la bravoure qui, selon elle, à Villers, ravalait les hommes aux
animaux féroces, mais il n’en était rien. Courageux
signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu’il est voleur
comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici
tous les employés partent, rapport à la loge, les
concierges sont jaloux et ils montent la tête à la
Duchesse. Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que
cet Antoine, et son « Antoinesse » ne vaut pas mieux que
lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom
d’Antoine un féminin qui désignât la femme du
maître d’hôtel, avait sans doute dans sa
création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et
chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore
près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom
qui lui avait été donné (parce qu’elle
n’était habitée que par des chanoines) par ces
Français de jadis, dont Françoise était, en
réalité, la contemporaine. On avait d’ailleurs,
immédiatement après, un nouvel exemple de cette
manière de former les féminins, car Françoise
ajoutait : :
Park and Suites proprietaires
« Il n’y a plus autant de monde comme il y a un mois. On va
commencer à s’en aller, les jours baissent. » Il
disait cela, non que ce fût vrai, mais parce qu’ayant un
engagement pour une partie plus chaude de la côte, il aurait
voulu nous voir partir tous le plus tôt possible afin que
l’hôtel fermât et qu’il eût quelques
jours à lui, avant de « rentrer » dans sa nouvelle
place. Rentrer et « nouvelle » n’étaient du
reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift, «
rentrer » était la forme usuelle du verbe « entrer
». La seule chose qui m’étonnât était
qu’il condescendît à dire « place », car
il appartenait à ce prolétariat moderne qui désire
effacer dans le langage la trace du régime de la
domesticité. Du reste, au bout d’un instant, il
m’apprit que dans la « situation » où il
allait « rentrer », il aurait une plus jolie «
tunique » et un meilleur « traitement » ; les mots
« livrée » et « gages » lui paraissaient
désuets et inconvenants. Et comme, par une contradiction
absurde, le vocabulaire a, malgré tout, chez les « patrons
», survécu à la conception de
l’inégalité, je comprenais toujours mal ce que me
disait le lift. Ainsi la seule chose qui
m’intéressât était de savoir si ma
grand’mère était à l’hôtel. Or,
prévenant mes questions, le lift me disait : « Cette dame
vient de sortir de chez vous. » J’y étais toujours
pris, je croyais que c’était ma grand’mère.
« Non, cette dame qui est je crois employée chez vous.
» Comme dans l’ancien langage bourgeois, qui devrait bien
être aboli, une cuisinière ne s’appelle pas une
employée, je pensais un instant : « Mais il se trompe,
nous ne possédons ni usine, ni employés. » Tout
d’un coup, je me rappelais que le nom d’employé est
comme le port de la moustache pour les garçons de café,
une satisfaction d’amour-propre donnée aux domestiques et
que cette dame qui venait de sortir était Françoise
(probablement en visite à la caféterie ou en train de
regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction qui
ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en
s’apitoyant sur sa propre classe : « chez l’ouvrier
» ou « chez le petit », se servant du même
singulier que Racine quand il dit : « le pauvre… ».
Mais d’habitude, car mon zèle et ma timidité du
premier jour étaient loin, je ne parlais plus au lift.
C’était lui maintenant qui restait sans recevoir de
réponses dans la courte traversée dont il filait les
nœuds à travers l’hôtel, évidé
comme un jouet et qui déployait autour de nous, étage par
étage, ses ramifications de couloirs dans les profondeurs
desquels la lumière se veloutait, se dégradait,
amincissait les portes de communication ou les degrés des
escaliers intérieurs qu’elle convertissait en cette ambre
dorée, inconsistante et mystérieuse comme un
crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt
l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un
puits. Et à chaque étage une lueur d’or
reflétée sur le tapis annonçait le coucher du
soleil et la fenêtre des cabinets. :
Park and Suites propriétaires
« Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que
ce soit pénible à Mme de Saint-Exupéry
d’entendre ainsi, comme elle vient de le faire, l’ancienne
maîtresse de son mari ? » Je vis se former dans le visage
de Mme de Saint-Aignan cette barre oblique qui relie par des
raisonnements ce qu’on vient d’entendre à des
pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés,
il est vrai, mais toutes les choses graves que nous disons ne
reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite.
Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une
réponse à une lettre qu’ils ont eu le tort
d’écrire et qui était une gaffe ; car à ces
lettres-là il n’est jamais répondu que par des
actes, et la correspondante qu’on croit inexacte vous dit
Monsieur quand elle vous rencontre, au lieu de vous appeler par votre
prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Exupéry
avec Rachel n’avait rien de si grave et ne put mécontenter
qu’une seconde Mme de Saint-Aignan en lui rappelant que
j’avais été l’ami de Marcel, et
peut-être son confident au sujet des déboires
qu’avait procurés à Rachel sa soirée chez la
duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la
barre orageuse se dissipa, et Mme de Saint-Aignan me répondit
à ma question relative à Mme de Saint-Exupéry :
« Je vous dirai que je crois que ça lui est d’autant
plus égal que Valèrie n’a jamais aimé son
mari. :
Park and Suites propriétaires
« C’est un ami de Manfred, et un artiste très connu,
de grande valeur », dis-je à Sainte-Beuve. Aussitôt
passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la pensée
qu’Elstir était un grand artiste, un homme
célèbre, puis, que nous confondant avec les autres
dîneurs, il ne se doutait pas de l’exaltation où
nous jetait l’idée de son talent. Sans doute, qu’il
ignorât notre admiration, et que nous connussions Manfred, ne
nous eût pas été pénible si nous
n’avions pas été aux bains de mer. Mais
attardés à un âge où l’enthousiasme ne
peut rester silencieux, et transportés dans une vie où
l’incognito semble étouffant, nous écrivîmes
une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions
à Elstir dans les deux dîneurs assis à quelques pas
de lui deux amateurs passionnés de son talent, deux amis de son
grand ami Manfred, et où nous demandions à lui
présenter nos hommages. Un garçon se chargea de porter
cette missive à l’homme
célèbre.Célèbre, Elstir ne
l’était peut-être pas encore à cette
époque tout à fait autant que le prétendait le
patron de l’établissement, et qu’il le fut
d’ailleurs bien peu d’années plus tard. Mais il
avait été un des premiers à habiter ce restaurant
alors que ce n’était encore qu’une sorte de ferme et
à y amener une colonie d’artistes (qui avaient du reste
tous émigré ailleurs dès que la ferme où
l’on mangeait en plein air sous un simple auvent était
devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne
revenait en ce moment à Rivette qu’à cause
d’une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de
là). Mais un grand talent, même quand il n’est pas
encore reconnu, provoque nécessairement quelques
phénomènes d’admiration, tels que le patron de la
ferme avait été à même d’en distinguer
dans les questions de plus d’une Anglaise de passage, avide de
renseignements sur la vie que menait Elstir, ou dans le nombre de
lettres que celui-ci recevait de l’étranger. Alors le
patron avait remarqué davantage qu’Elstir n’aimait
pas être dérangé pendant qu’il travaillait,
qu’il se relevait la nuit pour emmener un petit modèle
poser nu au bord de la mer, quand il y avait clair de lune, et il
s’était dit que tant de fatigues n’étaient
pas perdues, ni l’admiration des touristes injustifiée,
quand il avait dans un tableau d’Elstir reconnu une croix de bois
qui était plantée à l’entrée de
Rivette. « C’est bien elle, répétait-il avec
stupéfaction. Il y a les quatre morceaux ! Ah ! aussi il
s’en donne une peine ! » :
Park and Suites proprietaires
— Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers
Saint-Loup, pour ne pas avoir l’air de m’isoler, ainsi que
vers son camarade, et pour le faire participer à la
conversation, c’est que l’influence qu’on prête
au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est
l’homme de son idée ; il y a beaucoup moins
d’idées que d’hommes, ainsi tous les hommes
d’une même idée sont pareils. Comme une idée
n’a rien de matériel, les hommes qui ne sont que
matériellement autour de l’homme d’une idée
ne la modifient en rien.Saint-Loup ne se contenta pas de ce
rapprochement. Dans un délire de joie que redoublait sans doute
celle qu’il avait à me faire briller devant ses amis, avec
une volubilité extrême il me répétait en me
bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau :
« Tu es l’homme le plus intelligent que je connaisse, tu
sais. » Il se reprit et ajouta : « Avec Elstir. —
Cela ne te fâche pas, n’est-ce pas ? tu comprends,
scrupule. Comparaison : je te le dis comme on aurait dit à
Balzac : Vous êtes le plus grand romancier du siècle, avec
Stendhal. Excès de scrupule, tu comprends, au fond immense
admiration. Non ? tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il
avec une confiance naïve dans mon jugement, qui se traduisait par
une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux
verts. « Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch
déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La
Chartreuse, c’est tout de même quelque chose
d’énorme ! Je suis content que tu sois de mon avis.
Qu’est-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ?
réponds, me disait-il avec une impétuosité
juvénile (et sa force physique, menaçante, donnait
presque quelque chose d’effrayant à sa question), Mosca ?
Fabrice ? » Je répondais timidement que Mosca avait
quelque chose de M. de Neubourg. Sur quoi tempête de rire du
jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n’avais pas fini d’ajouter :
« Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pédantesque
» que j’entendis Robert crier bravo en battant
effectivement des mains, en riant à s’étouffer, et
en criant : « D’une justesse ! Excellent ! Tu es
inouï. » :
Park and Suites proprietaires
— Vous m’intéressez, pardon, tu
m’intéresses beaucoup, dis-je à Saint-Loup, mais
dis-moi, il y a un point qui m’inquiète. Je sens que je
pourrais me passionner pour l’art militaire, mais pour cela il
faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point
des autres arts, que la règle apprise n’y fût pas
tout. Tu me dis qu’on calque des batailles. Je trouve cela en
effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille
moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée
me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef
n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des
règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il de
grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui,
les éléments fournis par deux états maladifs
étant les mêmes au point de vue matériel, sentent
pourtant à un rien, peut-être fait de leur
expérience, mais interprété, que dans tel cas ils
ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt
à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt
d’opérer, dans tel cas de s’abstenir ? Mais je crois
bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les
règles voulaient qu’il attaquât, mais une obscure
divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à
Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu
verras des généraux imiter scolastiquement telle
manœuvre de Napoléon et arriver au résultat
diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais
même pour l’interprétation de ce que peut faire
l’adversaire, ce qu’il fait n’est qu’un
symptôme qui peut signifier beaucoup de choses
différentes. Chacune de ces choses a autant de chance
d’être la vraie, si on s’en tient au raisonnement et
à la science, de même que, dans certains cas complexes,
toute la science médicale du monde ne suffira pas à
décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si
l’opération doit être faite ou pas. C’est le
flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui
décide chez le grand général comme chez le grand
médecin. Ainsi je t’ai dit, pour te prendre un exemple, ce
que pouvait signifier une reconnaissance au début d’une
bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire
croire à l’ennemi qu’on va attaquer sur un point
pendant qu’on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui
l’empêchera de voir les préparatifs de
l’opération réelle, le forcer à amener des
troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre
endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre
compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à
découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu’on
engage dans une opération des troupes énormes n’est
pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut
l’exécuter pour de bon, bien qu’elle ne soit
qu’une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de
tromper. Si j’avais le temps de te raconter à ce point de
vue les guerres de Napoléon, je t’assure que ces simples
mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras
faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune
cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une
guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement
et les profondes recherches du haut commandement, on est ému
devant eux comme devant les simples feux d’un phare,
lumière matérielle, mais émanation de
l’esprit et qui fouille l’espace pour signaler le
péril aux vaisseaux. J’ai même peut-être tort
de te parler seulement littérature de guerre. En
réalité, comme la constitution du sol, la direction du
vent et de la lumière indiquent de quel côté un
arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne,
les caractéristiques du pays où on manœuvre,
commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le
général peut choisir. De sorte que le long des montagnes,
dans un système de vallées, sur telles plaines,
c’est presque avec le caractère de nécessité
et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire
la marche des armées. :
Park and Suites proprietaires
— Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres
enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du
bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les
perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver
dîner à cinq, à six, ce n’était pas la
viande qui manquait et de première qualité encore, et vin
blanc, et vin rouge, tout ce qu’il fallait. (Françoise
employait le verbe plaindre dans le même sens que fait La
Bruyère.) Tout était toujours à ses dépens,
même si la famille, elle restait des mois et an-nées.
(Cette réflexion n’avait rien de désobligeant pour
nous, car Françoise était d’un temps où
« dépens » n’était pas
réservé au style judiciaire et signifiait seulement
dépense.) Ah ! je vous réponds qu’on ne partait pas
de là avec la faim. Comme M. le curé nous l’a eu
fait ressortir bien des fois, s’il y a une femme qui peut compter
d’aller près du bon Dieu, sûr et certain que
c’est elle. Pauvre Madame, je l’entends encore qui me
disait de sa petite voix : « Françoise, vous savez, moi je
ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que
si je mangeais. » Bien sûr que c’était pas
pour elle. Vous l’auriez vue, elle ne pesait pas plus qu’un
paquet de cerises ; il n’y en avait pas. Elle ne voulait pas me
croire, elle ne voulait jamais aller au médecin. Ah ! ce
n’est pas là-bas qu’on aurait rien mangé
à la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien
nourris. Ici, encore ce matin, nous n’avons pas seulement eu le
temps de casser la croûte. Tout se fait à la sauvette. :
Park and Suites propriétaires
— Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me
trompe et si elle n’a pas quelque parenté avec les
Crépières, me dit ma grand’mère qui excita
par là mon indignation. Comment aurais-je pu croire à une
communauté d’origine entre deux noms qui étaient
entrés en moi l’un par la porte basse et honteuse de
l’expérience, l’autre par la porte d’or de
l’imagination ?Quant au Professeur Cottard, on le reverra,
longuement, beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de
la Raspelière.