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lundi 6 janvier 2014
Depuis le jour de l’escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu’il vînt de l’amitié des gens, des progrès de mon œuvre, de l’espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle soleil, qu’il n’avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu’il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire infime d’un coin de la bouche quand une dame m’écrivait : « J’ai été surprise de ne pas avoir de réponse à ma lettre. »
Depuis le jour de
l’escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu’il vînt
de l’amitié des gens, des progrès de mon
œuvre, de l’espérance de la gloire, ne parvenait
plus à moi que comme un si pâle soleil, qu’il
n’avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre,
de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop
brillant, si blême qu’il fût, pour mes yeux qui
préféraient se fermer, et je me retournais du
côté du mur. Il me semble pour autant que je sentais le
mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire
infime d’un coin de la bouche quand une dame
m’écrivait : « J’ai été surprise
de ne pas avoir de réponse à ma lettre. »
Néanmoins, cela me rappelait la lettre et je lui
répondais. Je voulais tâcher pour qu’on ne pût
me croire ingrat de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la
gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et
j’étais écrasé d’imposer à mon
existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. : Park and Suites propriétaires
L’image de notre amie, que nous croyons ancienne, authentique, a
été en réalité refaite par nous bien des
fois. Le souvenir cruel, lui, n’est pas contemporain de cette
image restaurée, il est d’un autre âge, il est un
des rares témoins d’un monstrueux passé. Mais comme
ce passé continue à exister, sauf en nous à qui il
a plu de lui substituer un merveilleux âge d’or, un paradis
où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs,
ces lettres, sont un rappel à la réalité et
devraient nous faire sentir par le brusque mal qu’ils nous font
combien nous nous sommes éloignés d’elle dans les
folles espérances de notre attente quotidienne. Ce n’est
pas que cette réalité doive toujours rester la même
bien que cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes que
nous n’avons jamais cherché à revoir et qui ont
tout naturellement répondu à notre silence nullement
voulu par un silence pareil. Seulement celles-là, comme nous ne
les aimions pas, nous n’avons pas compté les années
passées loin d’elles, et cet exemple, qui
l’infirmerait, est négligé par nous quand nous
raisonnons sur l’efficacité de l’isolement, comme le
sont, par ceux qui croient aux pressentiments, tous les cas où
les leurs ne furent pas vérifiés.Mais enfin
l’éloignement peut être efficace. Le désir,
l’appétit de nous revoir, finissent par renaître
dans le cœur qui actuellement nous méconnaît.
Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le
temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées
par le cœur pour changer. D’abord, c’est
précisément ce que nous accordons le moins
aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes
pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l’autre
cœur aura besoin pour changer, le nôtre s’en servira
pour changer lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous
proposions deviendra accessible, il aura cessé
d’être un but pour nous. D’ailleurs,
l’idée même qu’il sera accessible, qu’il
n’est pas de bonheur que, lorsqu’il ne sera plus un bonheur
pour nous, nous ne finissions par atteindre, cette idée comporte
une part, mais une part seulement, de vérité. Il nous
échoit quand nous y sommes devenus indifférents. : Park and Suites avis
L’heure passait, il fallait retourner à la gare où
je devais attendre ma grand’mère et Françoise pour
gagner ensemble Balbec-Plage. Je me rappelais ce que j’avais lu
sur Balbec, les paroles de Manfred : « C’est
délicieux, c’est aussi beau que Sienne. » Et
n’accusant de ma déception que des contingences, la
mauvaise disposition où j’étais, ma fatigue, mon
incapacité de savoir regarder, j’essayais de me consoler
en pensant qu’il restait d’autres villes encore intactes
pour moi, que je pourrais prochainement peut-être
pénétrer, comme au milieu d’une pluie de perles,
dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé,
traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ; mais
pour Balbec, dès que j’y étais entré,
ç’avait été comme si j’avais
entr’ouvert un nom qu’il eût fallu tenir
hermétiquement clos et où, profitant de l’issue que
je leur avais imprudemment offerte en chassant toutes les images qui y
vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui
passaient sur la place, la succursale du Comptoir d’Escompte,
irrésistiblement poussés par une pression externe et une
force pneumatique, s’étaient engouffrés à
l’intérieur des syllabes qui, refermées sur eux,
les laissaient maintenant encadrer le porche de l’église
persane et ne cesseraient plus de les contenir.Dans le petit chemin de
fer d’intérêt local qui devait nous conduire
à Balbec-Plage, je retrouvai ma grand’mère mais
l’y retrouvai seule — car elle avait imaginé de
faire partir avant elle, pour que tout fût préparé
d’avance (mais lui ayant donné un renseignement faux
n’avait réussi qu’à faire partir dans une
mauvaise direction), Françoise qui en ce moment sans s’en
douter filait à toute vitesse sur Nantes et se
réveillerait peut-être à Bordeaux. À peine
fus-je assis dans le wagon rempli par la lumière fugitive du
couchant et par la chaleur persistante de l’après-midi (la
première, hélas ! me permettant de voir en plein sur le
visage de ma grand’mère combien la seconde l’avait
fatiguée), elle me demanda : « Eh bien, Balbec ? »
avec un sourire si ardemment éclairé par
l’espérance du grand plaisir qu’elle pensait que
j’avais éprouvé, que je n’osai pas lui avouer
tout d’un coup ma déception. D’ailleurs,
l’impression que mon esprit avait recherchée
m’occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le
lieu auquel mon corps aurait à s’accoutumer. Au terme,
encore éloigné de plus d’une heure, de ce trajet,
je cherchais à imaginer le directeur de l’hôtel de
Balbec pour qui j’étais, en ce moment, inexistant, et
j’aurais voulu me présenter à lui dans une
compagnie plus prestigieuse que celle de ma grand’mère qui
allait certainement lui demander des rabais. Il m’apparaissait
empreint d’une morgue certaine, mais très vague de
contours. : Park and Suites propriétaires
L’étonnement que me causèrent les paroles de
Valèrie et le plaisir qu’elles me firent furent bien vite
remplacés, tandis que Mme de Saint-Exupéry
s’éloignait vers un autre salon, par cette idée du
Temps passé, qu’elle aussi, à sa manière, me
rendait, et sans même que je l’eusse vue, Mlle de
Saint-Exupéry. Comme la plupart des êtres,
d’ailleurs, n’était-elle pas comme sont dans les
forêts les « étoiles » des carrefours
où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi,
des points les plus différents. Elles étaient nombreuses
pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de
Saint-Exupéry et qui rayonnaient autour d’elle. Et avant
tout venaient aboutir à elle les deux grands «
côtés » où j’avais fait tant de
promenades et de rêves — par son père Marcel de
Saint-Exupéry le côté de Saint-Aignan, par
Valèrie sa mère le côté de
Méséglise qui était le côté de chez
Swann. L’un, par la mère de la jeune fille et les
Champs-Élysées, me menait jusqu’à Swann,
à mes soirs de Versailles, au côté de
Méséglise ; l’autre, par son père, à
mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de
la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des
transversales s’établissaient. Car ce Balbec réel
où j’avais connu Saint-Exupéry,
c’était en grande partie à cause de ce que Swann
m’avait dit sur les églises, sur l’église
persane surtout, que j’avais tant voulu y aller et, d’autre
part, par Marcel de Saint-Exupéry, neveu de la duchesse de
Saint-Aignan, je rejoignais, à Versailles encore, le
côté de Saint-Aignan. Mais à bien d’autres
points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Exupéry,
à la Dame en rose, qui était sa grand’mère
et que j’avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale
ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle et qui m’avait
introduit ce jour-là et qui plus tard m’avait, par le don
d’une photographie, permis d’identifier la Dame en rose,
était l’oncle du jeune homme que, non seulement M. de
Pondichéry, mais le père même de Mlle de
Saint-Exupéry avait aimé, pour qui il avait rendu sa
mère malheureuse. Et n’était-ce pas le
grand-père de Mlle de Saint-Exupéry, Swann, qui
m’avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de
même que Valèrie m’avait la première
parlé d’Françoise ? : Park and Suites propriétaires
L’égocentrisme permettant de la sorte à chaque
humain de voir l’univers étagé au-dessous de lui
qui est roi, M. Boulard se donnait le luxe d’en être un
impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature
de Bergotte au bas d’un article dans le journal à peine
entr’ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience
écourtée, prononçait sa sentence, et
s’octroyait le confortable plaisir de répéter entre
chaque gorgée du breuvage bouillant : « Ce Bergotte est
devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être
embêtant. C’est à se désabonner. Comme
c’est emberlificoté ! quelle tartine ! » Et il
reprenait une beurrée.Cette importance illusoire de M. Boulard
père était d’ailleurs étendue un peu au
delà du cercle de sa propre perception. D’abord ses
enfants le considéraient comme un homme supérieur. Les
enfants ont toujours une tendance soit à
déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour
un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères,
en dehors même de toutes raisons objectives de l’admirer.
Or celles-ci ne manquaient pas absolument pour M. Boulard, lequel
était instruit, fin, affectueux pour les siens. Dans la famille
la plus proche, on se plaisait d’autant plus avec lui que si dans
la « société », on juge les gens
d’après un étalon, d’ailleurs absurde, et
selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la
totalité des autres gens élégants, en revanche
dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les
soirées de famille tournent autour de personnes qu’on
déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne
tiendraient pas l’affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu
où les grandeurs factices de l’aristocratie
n’existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles
encore. C’est ainsi que pour sa famille et jusqu’à
un degré de parenté fort éloigné, une
prétendue ressemblance dans la façon de porter la
moustache et dans le haut du nez faisait qu’on appelait M.
Boulard un « faux duc d’Aumale ». (Dans le monde des
« chasseurs » de cercle, l’un porte sa casquette de
travers et sa vareuse très serrée de manière
à se donner l’air, croit-il, d’un officier
étranger, n’est-il pas une manière de personnage
pour ses camarades ?) : Park and Suites avis
L’amitié, l’admiration que Saint-Loup avait pour
moi, me semblaient imméritées et m’étaient
restées indifférentes. Tout d’un coup j’y
attachai du prix, j’aurais voulu qu’il les
révélât à Mme de La Ferté-Bernard,
j’aurais été capable de lui demander de le faire.
Car dès qu’on est amoureux, tous les petits
privilèges inconnus qu’on possède, on voudrait
pouvoir les divulguer à la femme qu’on aime, comme font
dans la vie les déshérités et les fâcheux.
On souffre qu’elle les ignore, on cherche à se consoler en
se disant que justement parce qu’ils ne sont jamais visibles,
peut-être ajoute-t-elle à l’idée
qu’elle a de vous cette possibilité d’avantages
qu’on ne sait pas.Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps
venir à Paris, soit, comme il le disait, à cause des
exigences de son métier, soit plutôt à cause de
chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait
déjà été deux fois sur le point de rompre.
Il m’avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le
voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour où il
avait quitté Balbec, le nom m’avait causé tant de
joie quand je l’avais lu sur l’enveloppe de la
première lettre que j’eusse reçue de mon ami.
C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien
ne l’aurait fait croire, une de ces petites cités
aristocratiques et militaires, entourées d’une campagne
étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans
le lointain une sorte de buée sonore intermittente qui —
comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours
d’une rivière qu’on ne voit pas —
révèle les changements de place d’un
régiment à la manœuvre, que
l’atmosphère même des rues, des avenues et des
places, a fini par contracter une sorte de perpétuelle
vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le
plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues
appels de clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles
hallucinées par le silence. : Park and Suites propriétaires
L’accident cérébral n’était même
pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un
certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que
je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des
affaires, on en trouve une qu’on avait oubliée,
qu’on n’avait même pas pensé à
chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort
crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses
richesses.Quand tout à l’heure je reviendrais chez moi par
les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas
frappé par le même mal que ma grand’mère, un
après-midi où elle était venue y faire avec moi
une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans
qu’elle s’en doutât, dans cette ignorance qui est la
nôtre, que l’aiguille est arrivée sur le point
précis où le ressort déclenché de
l’horlogerie va sonner l’heure. Peut-être la crainte
d’avoir déjà parcouru presque toute entière
la minute qui précède le premier coup de l’heure,
quand déjà celui-ci se prépare, peut-être
cette crainte du coup qui serait en train de s’ébranler
dans mon cerveau, était-elle comme une obscure connaissance de
ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de
l’état précaire du cerveau dont les artères
vont céder, ce qui n’est pas plus impossible que cette
soudaine acceptation de la mort qu’ont des blessés, qui,
quoiqu’ils aient gardé leur lucidité, que le
médecin et le désir de vivre cherchent à les
tromper disent, voyant ce qui va être : je vais mourir, je suis
prêt et écrivent leurs adieux à leur femme. : Park and Suites propriétaires
Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis.
« Il m’a dit que c’était sa tante ; il
prononce Viparisi. Il m’a dit qu’elle était
extraordinairement intelligente. Il a même ajouté
qu’elle tenait un bureau d’esprit », ajouta mon
père impressionné par le vague de cette expression
qu’il avait bien lue une ou deux fois dans des Mémoires,
mais à laquelle il n’attachait pas un sens précis.
Ma mère avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas
trouver indifférent que Mme de Villeparisis tînt bureau
d’esprit, elle jugea que ce fait était de quelque
conséquence. Bien que par ma grand’mère elle
sût de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle
s’en fit immédiatement une idée plus avantageuse.
Ma grand’mère, qui était un peu souffrante, ne fut
pas d’abord favorable à la visite, puis s’en
désintéressa. Depuis que nous habitions notre nouvel
appartement, Mme de Villeparisis lui avait demandé plusieurs
fois d’aller la voir. Et toujours ma grand’mère
avait répondu qu’elle ne sortait pas en ce moment, dans
une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne
comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-même et
laissait à Françoise le soin de fermer. Quant à
moi, sans bien me représenter ce « bureau d’esprit
», je n’aurais pas été très
étonné de trouver la vieille dame de Balbec
installée devant un « bureau », ce qui, du reste,
arriva.Mon père aurait bien voulu par surcroît savoir si
l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix
à l’Institut où il comptait se présenter
comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas
douter de l’appui de M. de Neubourg, il n’avait pourtant
pas de certitude. Il avait cru avoir affaire à de mauvaises
langues quand on lui avait dit au ministère que M. de Neubourg
désirant être seul à y représenter
l’Institut, ferait tous les obstacles possibles à une
candidature qui, d’ailleurs, le gênerait
particulièrement en ce moment où il en soutenait une
autre. : Park and Suites proprietaires
Jugeant qu’une contemplation portée à son maximum
d’intensité lui suffisait pour s’assurer que tout
était prêt, qu’aucune faute commise ne pouvait
entraîner la déroute, et pour prendre enfin ses
responsabilités, il s’abstenait non seulement de tout
geste, même de bouger ses yeux pétrifiés par
l’attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité
des opérations. Je sentais que les mouvements de ma cuiller
eux-mêmes ne lui échappaient pas, et
s’éclipsât-il dès après le potage,
pour tout le dîner, la revue qu’il venait de passer
m’avait coupé l’appétit. Le sien était
fort bon, comme on pouvait le voir au déjeuner qu’il
prenait comme un simple particulier, à la même table que
tout le monde, dans la salle à manger. Sa table n’avait
qu’une particularité, c’est qu’à
côté, pendant qu’il mangeait, l’autre
directeur, l’habituel, restait debout tout le temps à
faire la conversation. Car étant le subordonné du
Directeur général, il cherchait à le flatter et
avait de lui une grande peur. La mienne était moindre pendant
ces déjeuners, car perdu alors au milieu des clients, il mettait
la discrétion d’un général assis dans un
restaurant où se trouvent aussi des soldats à ne pas
avoir l’air de s’occuper d’eux. Néanmoins
quand le concierge, entouré de ses « chasseurs »,
m’annonçait : « Il repart demain matin pour Dinard.
De là il va à Biarritz et après à Cannes
», je respirais plus librement. : Park and Suites propriétaires
Je vis Valèrie s’avancer. Moi, pour qui le mariage de
Saint-Exupéry — les pensées qui m’occupaient
alors et qui étaient les mêmes ce matin —
était d’hier, je fus étonné de voir à
côté d’elle une jeune fille d’environ seize
ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je
n’avais pas voulu voir.Le temps incolore et insaisissable
s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et
le toucher, matérialisé en elle et l’avait
pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis que
parallèlement sur moi, hélas ! il n’avait fait que
son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Exupéry était
devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et
perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le
patron de celui de sa mère et de sa grand’mère,
s’arrêtât juste par cette ligne tout à fait
horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait
aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des
milliers, n’eût-on vu que ce trait-là, et
j’admirais que la nature fût revenue à point
nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme
pour la grand’mère, donner, en grand et original
sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez
charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait
la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de
Saint-Exupéry. L’âme de ce Saint-Aignan
s’était évanouie ; mais la charmante tête aux
yeux perçants de l’oiseau envolé était venue
se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Exupéry, ce qui
faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père.
Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances.
Riante, formée des années mêmes que j’avais
perdues, elle ressemblait à ma jeunesse. : Park and Suites mauvais payeurs
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Saint-Aignan, dont
j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise,
combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus
d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il
s’était levé et avait voulu se tenir debout avait
vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux
archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix
métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes
séminaristes, et ne s’était avancé
qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable
de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient
juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse,
parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la
marche difficile et périlleuse, et d’où tout
d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes
fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait
pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps
attaché à moi ce passé qui descendait
déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi
! Si du moins il m’était laissé assez de temps pour
accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau
de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec
tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les
hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres
monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement
considérable que celle si restreinte qui leur est
réservée dans l’espace, une place, au contraire,
prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent
simultanément, comme des géants, plongés dans les
années, à des époques vécues par eux, si
distantes, — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer
— dans le Temps. : Park and Suites propriétaires
Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à
rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que si
j’eusse envoyé tous les jours des fleurs à
Mauricette, car quand le soir venait, j’étais si
malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les
bras de femmes que je n’aimais pas. Quant à chercher
à faire un plaisir quelconque à Mauricette, je ne le
souhaitais plus ; maintenant retourner dans la maison de Mauricette
n’eût pu que me faire souffrir. Même revoir
Mauricette qui m’eût été si délicieux
la veille ne m’eût plus suffi. Car j’aurais
été inquiet tout le temps où je n’aurais pas
été près d’elle. C’est ce qui fait
qu’une femme par toute nouvelle souffrance qu’elle nous
inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous, mais
aussi nos exigences envers elle. Par ce mal qu’elle nous a fait
la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos chaînes, mais
aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé
suffisant de la garrotter pour que nous nous sentions tranquilles. La
veille encore, si je n’avais pas cru ennuyer Mauricette, je me
serais contenté de réclamer de rares entrevues,
lesquelles maintenant ne m’eussent plus contenté et que
j’eusse remplacées par bien d’autres conditions. Car
en amour, au contraire de ce qui se passe après les combats, on
les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on est vaincu,
si toutefois on est en situation de les imposer. Ce
n’était pas mon cas à l’égard de
Mauricette. Aussi je préférai d’abord ne pas
retourner chez sa mère. Je continuais bien à me dire que
Mauricette ne m’aimait pas, que je le savais depuis assez
longtemps, que je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le
voulais pas, l’oublier à la longue. : Park and Suites propriétaires
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin
au-devant d’elle ; mais si même j’avais eu le courage
de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette
abstention qui eût représenté pour moi un tel
sacrifice, Mme de La Ferté-Bernard ne l’eût pas
remarquée, ou l’aurait attribuée à quelque
empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet
je n’aurais pu réussir à cesser d’aller sur
sa route qu’en m’arrangeant à être dans
l’impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse
renaissant de la rencontrer, d’être pendant un instant
l’objet de son attention, la personne à qui
s’adressait son salut, ce besoin-là était plus fort
que l’ennui de lui déplaire. Il aurait fallu
m’éloigner pour quelque temps ; je n’en avais pas le
courage. J’y songeais quelquefois. Je disais alors à
Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après
de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne
pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle
et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette
expression au vocabulaire de sa fille, disait que j’étais
dingo. Elle n’aimait pas cela, elle disait que je «
balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne
voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il
est vrai qu’elle aimait encore moins quand je parlais en
maître. Elle savait que cela ne m’était pas naturel
et ne me seyait pas, ce qu’elle traduisait en disant que «
le voulu ne m’allait pas ». Je n’aurais eu le courage
de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de La
Ferté-Bernard. Ce n’était pas chose impossible. Ne
serait-ce pas en effet me trouver plus près d’elle que je
ne l’étais le matin dans la rue, solitaire,
humilié, sentant que pas une seule des pensées que
j’aurais voulu lui adresser n’arrivait jamais
jusqu’à elle, dans ce piétinement sur place de mes
promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans
m’avancer en rien, si j’allais à beaucoup de lieues
de Mme de La Ferté-Bernard, mais chez quelqu’un
qu’elle connût, qu’elle sût difficile dans le
choix de ses relations et qui m’appréciât, qui
pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d’elle ce que je
voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu’un grâce
à qui, en tout cas, rien que parce que j’envisagerais avec
lui s’il pourrait se charger ou non de tel ou tel message
auprès d’elle, je donnerais à mes songeries
solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me
semblerait un progrès, presque une réalisation. : Park and Suites proprietaires
Je sentais bien que les raisons n’étaient pas
particulières à Balbec pour lesquelles, quand j’y
étais arrivé, je n’avais plus trouvé
à son église le charme qu’elle avait pour moi avant
que je la connusse ; qu’à Florence, à Parme ou
à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se
substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De
même, un soir du 1er janvier, à la tombée de la
nuit, devant une colonne d’affiches, j’avais
découvert l’illusion qu’il y a à croire que
certains jours de fête diffèrent essentiellement des
autres. Et pourtant je ne pouvais pas empêcher que le souvenir du
temps pendant lequel j’avais cru passer à Florence la
semaine sainte ne continuât à faire d’elle comme
l’atmosphère de la cité des Fleurs, à donner
à la fois au jour de Pâques quelque chose de florentin, et
à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques
était encore loin ; mais dans la rangée des jours qui
s’étendait devant moi, les jours saints se
détachaient plus clairs au bout des jours mitoyens.
Touchés d’un rayon comme certaines maisons d’un
village qu’on aperçoit au loin dans un effet d’ombre
et de lumière, ils retenaient sur eux tout le soleil.Le temps
était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me
conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte
à continuer mes sorties du matin. J’avais voulu les cesser
parce que j’y rencontrais Mme de La Ferté-Bernard. Mais
c’est à cause de cela même que je pensais tout le
temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque
instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun
rapport avec Mme de La Ferté-Bernard et me persuadait
aisément que, n’eût-elle pas existé, je
n’en eusse pas moins manqué de me promener à cette
même heure. : Park and Suites proprietaires
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin
minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse
de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter
? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux
raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier
mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le gisement
lui-même ; or, tout à l’heure, quand je rentrerais
chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais
avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon
esprit fût forcé d’abandonner à tout jamais
mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette
crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment
où, depuis peu, l’idée de la mort
m’était devenue indifférente. La crainte de
n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et
à chaque nouvel amour que j’éprouvais — pour
Valèrie, pour Françoise —, parce que je ne pouvais
supporter l’idée qu’un jour l’être qui
les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une
espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette
crainte s’était naturellement changée en un calme
confiant. : Park and Suites propriétaires
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs
inespérés qui avaient dû me permettre de faire tant
de petits plaisirs à cette Mauricette que, maintenant,
j’étais décidé à ne plus revoir. Sans
doute, cet arrêt chez le marchand de chinoiseries m’avait
réjoui en me faisant espérer que je ne verrais plus
jamais mon amie que contente de moi et reconnaissante. Mais si je
n’avais pas fait cet arrêt, si la voiture n’avait pas
pris par l’avenue des Champs-Élysées, je
n’eusse pas rencontré Mauricette et ce jeune homme. Ainsi
un même fait porte des rameaux opposites et le malheur
qu’il engendre annule le bonheur qu’il avait causé.
Il m’était arrivé le contraire de ce qui se produit
fréquemment. On désire une joie, et le moyen
matériel de l’atteindre fait défaut. « Il est
triste, a dit La Bruyère, d’aimer sans une grande fortune.
» Il ne reste plus qu’à essayer
d’anéantir peu à peu le désir de cette joie.
Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait
été obtenu, mais, au même moment, sinon par un
effet logique, du moins par une conséquence fortuite de cette
réussite première, la joie avait été
dérobée. Il semble, d’ailleurs, qu’elle doive
nous l’être toujours. D’ordinaire, il est vrai, pas
dans la même soirée où nous avons acquis ce qui la
rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous évertuer
et d’espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais
avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être
surmontées, la nature transporte la lutte du dehors au dedans et
fait peu à peu changer assez notre cœur pour qu’il
désire autre chose que ce qu’il va posséder. Et si
la péripétie a été si rapide que notre
cœur n’a pas eu le temps de changer, la nature ne
désespère pas pour cela de nous vaincre, d’une
manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi
efficace. C’est alors à la dernière seconde que la
possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt
c’est cette possession même que par une ruse diabolique la
nature charge de détruire le bonheur. Ayant échoué
dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie,
c’est une impossibilité dernière,
l’impossibilité psychologique du bonheur que la nature
crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou
donne lieu aux réactions les plus amères. : Park and Suites proprietaires
Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivette avec
Robert et que ma grand’mère exigeait qu’avant de
partir, je m’étendisse ces soirs-là pendant une
heure sur mon lit, sieste que le médecin de Balbec
m’ordonna bientôt d’étendre à tous les
autres soirs.D’ailleurs, il n’y avait même pas besoin
pour rentrer de quitter la digue et de pénétrer dans
l’hôtel par le hall, c’est-à-dire par
derrière. En vertu d’une avance comparable à celle
du samedi où à Combray on déjeunait une heure plus
tôt, maintenant avec le plein de l’été les
jours étaient devenus si longs que le soleil était encore
haut dans le ciel, comme à une heure de goûter, quand on
mettait le couvert pour le dîner au Grand-Hôtel de Balbec.
Aussi les grandes fenêtres vitrées et à coulisses
restaient-elles ouvertes de plain-pied avec la digue. Je n’avais
qu’à enjamber un mince cadre de bois pour me trouver dans
la salle à manger que je quittais aussitôt pour prendre
l’ascenseur.En passant devant le bureau j’adressai un
sourire au directeur, et sans l’ombre de dégoût, en
recueillis un dans sa figure que, depuis que j’étais
à Balbec, mon attention compréhensive injectait et
transformait peu à peu comme une préparation
d’histoire naturelle. Ses traits m’étaient devenus
courants, chargés d’un sens médiocre, mais
intelligible comme une écriture qu’on lit et ne
ressemblaient plus en rien à ces caractères bizarres,
intolérables que son visage m’avait
présentés ce premier jour, où j’avais vu
devant moi un personnage maintenant oublié, ou, si je parvenais
à l’évoquer, méconnaissable, difficile
à identifier avec la personnalité insignifiante et polie
dont il n’était que la caricature, hideuse et sommaire.
Sans la timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée,
je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je
m’élevais à côté de lui dans
l’ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se
fût déplacée le long de la colonne montante, mais
me répétait : : Park and Suites propriétaires
Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que
Saint-Loup possédant cette photographie, il pourrait
peut-être me la donner, me fit le chérir davantage et
souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses
en échange d’elle. Car cette photographie
c’était comme une rencontre de plus ajoutée
à celles que j’avais déjà faites de Mme de
La Ferté-Bernard ; bien mieux, une rencontre prolongée,
comme si, par un brusque progrès dans nos relations, elle
s’était arrêtée auprès de moi, en
chapeau de jardin, et m’avait laissé pour la
première fois regarder à loisir ce gras de joue, ce
tournant de nuque, ce coin de sourcils (jusqu’ici voilés
pour moi par la rapidité de son passage,
l’étourdissement de mes impressions, l’inconsistance
du souvenir) ; et leur contemplation, autant que celle de la gorge et
des bras d’une femme que je n’aurais jamais vue qu’en
robe montante, m’était une voluptueuse découverte,
une faveur. Ces lignes qu’il me semblait presque défendu
de regarder, je pourrais les étudier là comme dans un
traité de la seule géométrie qui eût de la
valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je
m’aperçus que lui aussi était un peu comme une
photographie de sa tante, et par un mystère presque aussi
émouvant pour moi puisque, si sa figure à lui
n’avait pas été directement produite par sa figure
à elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les
traits de la duchesse de La Ferté-Bernard qui étaient
épinglés dans ma vision de Villers, le nez en bec de
faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi à
découper — dans un autre exemplaire analogue et mince
d’une peau trop fine — la figure de Robert presque
superposable à celle de sa tante. Je regardais sur lui avec
envie ces traits caractéristiques des La Ferté-Bernard,
de cette race restée si particulière au milieu du monde,
où elle ne se perd pas et où elle reste isolée
dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux
âges de la mythologie, de l’union d’une déesse
et d’un oiseau. : Park and Suites proprietaires
Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage
découpé comme un beau nuage ardent et calme,
derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. Et tout ce qui
recevait encore, si faiblement que ce fût, un peu de ses
sensations, tout ce qui pouvait ainsi être dit encore à
elle, en était aussitôt si spiritualisé, si
sanctifié que de mes paumes je lissais ses beaux cheveux
à peine gris avec autant de respect, de précaution et de
douceur que si j’y avais caressé sa bonté. Elle
trouvait un tel plaisir dans toute peine qui m’en
épargnait une, et dans un moment d’immobilité et de
calme pour mes membres fatigués quelque chose de si
délicieux, que quand, ayant vu qu’elle voulait
m’aider à me coucher et me déchausser, je fis le
geste de l’en empêcher et de commencer à me
déshabiller moi-même, elle arrêta d’un regard
suppliant mes mains qui touchaient aux premiers boutons de ma veste et
de mes bottines.— Oh, je t’en prie, me dit-elle.
C’est une telle joie pour ta grand’mère. Et surtout
ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette
nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très
mince. D’ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour
voir si nous nous comprenons bien.Et, en effet, ce soir-là, je
frappai trois coups — que une semaine plus tard quand je fus
souffrant je renouvelai pendant quelques jours tous les matins parce
que ma grand’mère voulait me donner du lait de bonne
heure. Alors quand je croyais entendre qu’elle était
réveillée — pour qu’elle
n’attendît pas et pût, tout de suite après, se
rendormir — je risquais trois petits coups, timidement,
faiblement, distinctement malgré tout, car si je craignais
d’interrompre son sommeil dans le cas où je me serais
trompé et où elle eût dormi, je n’aurais pas
voulu non plus qu’elle continuât d’épier un
appel qu’elle n’aurait pas distingué d’abord
et que je n’oserais pas renouveler. Et à peine
j’avais frappé mes coups que j’en entendais trois
autres, d’une intonation différente de ceux-là,
empreints d’une calme autorité,
répétés à deux reprises pour plus de
clarté et qui disaient : « Ne t’agite pas,
j’ai entendu, dans quelques instants je serai là » ;
et bientôt après ma grand’mère arrivait. Je
lui disais que j’avais eu peur qu’elle ne
m’entendît pas ou crût que c’était un
voisin qui avait frappé ; elle riait : : Park and Suites proprietaires
Je quittai dès le matin la maison, où je laissai
Françoise gémissante parce que le valet de pied
fiancé n’avait pu encore une fois, la veille au soir,
aller voir sa promise. Françoise l’avait trouvé en
pleurs ; il avait failli aller gifler le concierge, mais
s’était contenu, car il tenait à sa place.Avant
d’arriver chez Saint-Loup, qui devait m’attendre devant sa
porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis
Villers et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air
jeune et candide. Il s’arrêta. Ah ! vous voilà, me
dit-il, homme chic, et en redingote encore ! Voilà une
livrée dont mon indépendance ne s’accommoderait
pas. Il est vrai que vous devez être un mondain, faire des
visites ! Pour aller rêver comme je le fais devant quelque tombe
à demi détruite, ma lavallière et mon veston ne
sont pas déplacés. Vous savez que j’estime la jolie
qualité de votre âme ; c’est vous dire combien je
regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En étant
capable de rester un instant dans l’atmosphère
nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez
contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète.
Je vois cela d’ici, vous fréquentez les «
cœurs légers », la société des
châteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah !
les aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne
pas leur couper le cou à tous. Ce sont tous de sinistres
crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin,
mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez à
quelque five o’clock, votre vieil ami sera plus heureux que vous,
car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la
lune rose. La vérité est que je n’appartiens
guère à cette Terre où je me sens si exilé
; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m’y
maintenir et que je ne m’évade pas dans une autre
sphère. Je suis d’une autre planète. Adieu, ne
prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la
Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous
prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier
roman. Mais vous n’aimerez pas cela ; ce n’est pas assez
déliquescent, assez fin de siècle pour vous, c’est
trop franc, trop honnête ; vous, il vous faut du Bergotte, vous
l’avez avoué, du faisandé pour les palais
blasés de jouisseurs raffinés. On doit me
considérer dans votre groupe comme un vieux troupier ;
j’ai le tort de mettre du cœur dans ce que
j’écris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple
ce n’est pas assez distingué pour intéresser vos
snobinettes. Allons, tâchez de vous rappeler quelquefois la
parole du Christ : « Faites cela et vous vivrez. » Adieu,
ami. : Park and Suites propriétaires
Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures
où j’espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant
aperçues une fois pendant notre déjeuner je n’y
arrivais plus qu’en retard, attendant indéfiniment sur la
digue qu’elles y passassent ; restant le peu de temps que
j’étais assis dans la salle à manger à
interroger des yeux l’azur du vitrage ; me levant bien avant le
dessert pour ne pas les manquer dans le cas où elles se fussent
promenées à une autre heure et m’irritant contre ma
grand’mère, inconsciemment méchante, quand elle me
faisait rester avec elle au delà de l’heure qui me
semblait propice. Je tâchais de prolonger l’horizon en
mettant ma chaise de travers ; si par hasard j’apercevais
n’importe laquelle des jeunes filles, comme elles participaient
toutes à la même essence spéciale,
c’était comme si j’avais vu projeté en face
de moi dans une hallucination mobile et diabolique un peu de rêve
ennemi et pourtant passionnément convoité qui,
l’instant d’avant encore, n’existait, y stagnant
d’ailleurs d’une façon permanente, que dans mon
cerveau.Je n’en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur
rencontre possible était pour mes journées le seul
élément délicieux, faisait seule naître en
moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles, espoirs
souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce moment, ces
jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand’mère ;
un voyage m’eût tout de suite souri si ç’avait
été pour aller dans un lieu où elles dussent se
trouver. C’était à elles que ma pensée
s’était agréablement suspendue quand je croyais
penser à autre chose ou à rien. Mais quand, même ne
le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore,
elles, c’était pour moi les ondulations montueuses et
bleues de la mer, le profil d’un défilé devant la
mer. C’était la mer que j’espérais retrouver,
si j’allais dans quelque ville où elles seraient.
L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours
l’amour d’autre chose. : Park and Suites propriétaires
Je pourrais, bien que l’erreur soit plus grave, continuer comme
on fait à mettre des traits dans le visage d’une passante,
alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne
devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait tout au
plus le reflet de nos désirs. Et même si je n’avais
pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus
importante, les cent masques qu’il convient d’attacher
à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui
le voient et le sens où ils en lisent les traits et pour les
mêmes yeux selon l’espérance ou la crainte, ou au
contraire l’amour et l’habitude qui cachent pendant tant
d’années les changements de l’âge, même
enfin si je n’entreprenais pas, ce dont ma liaison avec
Françoise suffisait pourtant à me montrer que sans cela
tout est factice et mensonger, de représenter certaines
personnes non pas au dehors mais en dedans de nous où leurs
moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier
aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de
pression de notre sensibilité, ou selon la
sérénité de notre certitude sous laquelle un objet
est si petit, alors qu’un simple nuage de risque en multiplie en
un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et
bien d’autres (dont la nécessité, si on veut
peindre le réel a pu apparaître au cours de ce
récit) dans la transcription d’un univers qui était
à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant
toute chose d’y décrire l’homme comme ayant la
longueur non de son corps mais de ses années, comme devant,
tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre,
les traîner avec lui quand il se déplace.
D’ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans
le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne
pouvait que me réjouir puisque c’est la
vérité, la vérité soupçonnée
par chacun que je devais chercher à élucider. Non
seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps,
mais, cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il
mesurerait celle que nous occupons dans l’espace. Sans doute, on
se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu’on ait
cru pouvoir la faire, signifie qu’on concevait l’âge
comme quelque chose de mesurable. : Park and Suites propriétaires
Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour
les justes intentions de tendresse ou de colère que
j’avaisremarquées alors dans le débit et le jeu
d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce
n’est pas que ces artistes — c’étaient les
mêmes — ne cherchassent toujours avec la même
intelligence à donner ici à leur voix une inflexion
caressante ou une ambiguïté calculée, là
à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante.
Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois
douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire :
« Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur
elle pour tâcher de l’emporter dans leur
frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à
leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec
ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité
ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de
phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas
altéré le sentiment des vers récités. : Park and Suites avis
Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle,
je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme
de quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût
été confié et que j’aurais voulu remettre
intact aux mains auxquelles il était destiné et qui
n’étaient pas les miennes). Et dire que tout à
l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d’un
choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon
esprit, d’où la vie se retirerait fût obligé
de lâcher à jamais les idées qu’en ce moment
il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe
frémissante et qu’il n’avait pas eu le temps de
mettre en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir
porteur d’une œuvre, rendait pour moi un accident où
j’aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans
la mesure où cette œuvre me semblait nécessaire et
durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec
l’élan de ma pensée, mais pas moins possible pour
cela puisque les accidents étant produits par des causes
matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où
des volontés fort différentes, qu’ils
détruisent sans les connaître, les rendent
détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les
plus simples de la vie où pendant qu’on désire de
tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une
carafe placée trop au bord de la table tombe et le
réveille. : Park and Suites propriétaires
Je n’aurais plus souhaité comme autrefois de pouvoir
immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur
qu’elle donnait un instant seulement dans un éclairage
aussitôt évanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui
faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon désir
d’autrefois était plus exigeant que la volonté du
poète, de la tragédienne, du grand artiste
décorateur qu’était son metteur en scène, et
que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables
perpétuellement transformés, ces tableaux successifs,
c’était le résultat fugitif, le but
momentané, le mobile chef-d’œuvre que l’art
théâtral se proposait et que détruirait en voulant
le fixer l’attention d’un auditeur trop épris.
Même je ne tenais pas à venir un autre jour
réentendre la Berma ; j’étais satisfait
d’elle ; c’est quand j’admirais trop pour ne pas
être déçu par l’objet de mon admiration, que
cet objet fût Gilberte ou la Berma, que je demandais
d’avance à l’impression du lendemain le plaisir que
m’avait refusé l’impression de la veille. Sans
chercher à approfondir la joie que je venais
d’éprouver et dont j’aurais peut-être pu faire
un plus fécond usage, je me disais comme autrefois certain de
mes camarades de collège : « C’est vraiment la Berma
que je mets en premier », tout en sentant confusément que
le génie de la Berma n’était peut-être pas
traduit très exactement par cette affirmation de ma
préférence et par cette place de « première
» décernée, quelque calme d’ailleurs
qu’elles m’apportassent. : Park and Suites avis
Je n’arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans
les mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu’on a,
sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions
plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il
y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le
restaurant, je regrettais tellement Mme de La Ferté-Bernard, que
j’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une
partie de ma poitrine avait été sectionnée par un
anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie
égale de souffrance immatérielle, par un
équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de
suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez
malaisément quand le regret d’un être est
substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de
place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle
ambiguïté d’être obligé de penser une
partie de son corps ! Seulement il semble qu’on vaille davantage.
À la moindre brise on soupire d’oppression, mais aussi de
langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me
disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle
regarde les mêmes étoiles », et qui sait si, en
arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne
nouvelle, ma tante vient de m’écrire, elle voudrait te
voir, elle va venir ici. » Ce n’est pas dans le firmament
seul que je mettais la pensée de Mme de La Ferté-Bernard.
Un souffle d’air un peu doux qui passait semblait
m’apporter un message d’elle, comme jadis de Gilberte dans
les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait
entrer dans le sentiment qu’on rapporte à un être
bien des éléments assoupis qu’il réveille
mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments
particuliers, toujours quelque chose en nous s’efforce de les
amener à plus de vérité, c’est-à-dire
de les faire se rejoindre à un sentiment plus
général, commun à toute l’humanité,
avec lequel les individus et les peines qu’ils nous causent nous
sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui mêlait quelque
plaisir à ma peine c’est que je la savais une petite
partie de l’universel amour. Sans doute de ce que je croyais
reconnaître des tristesses que j’avais
éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand le
soir, à Villers, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi
le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que
j’éprouvais et à laquelle Mme de La
Ferté-Bernard, sa froideur, son absence, n’étaient
pas liées clairement comme la cause l’est à
l’effet dans l’esprit d’un savant, je ne concluais
pas que Mme de La Ferté-Bernard ne fût pas cette cause. : Park and Suites propriétaires
Je me sentais plein de force, la vie s’étendait plus
longue devant moi ; c’est que j’avais reculé
jusqu’aux bonnes fatigues de mon enfance à Villers, le
lendemain des jours où nous nous étions promenés
du côté de La Ferté-Bernard. Les poètes
prétendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis
été en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin
où nous avons vécu jeunes. Ce sont là
pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on
compte autant de déceptions que de succès. Les lieux
fixes, contemporains d’années différentes,
c’est en nous-même qu’il vaut mieux les trouver.
C’est à quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous
servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-là du
moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus
souterraines du sommeil, où aucun reflet de la veille, aucune
lueur de mémoire n’éclairent plus le monologue
intérieur, si tant est que lui-même n’y cesse pas,
retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu’elles nous
font retrouver, là où nos muscles plongent et tordent
leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin où
nous avons été enfant. Il n’y a pas besoin de
voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a
couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous ;
l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les
fouilles sont nécessaires. Mais on verra combien certaines
impressions fugitives et fortuites ramènent bien mieux encore
vers le passé, avec une précision plus fine, d’un
vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus
infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.Quelquefois
ma fatigue était plus grande encore : j’avais, sans
pouvoir me coucher, suivi les manœuvres pendant plusieurs jours.
Que le retour à l’hôtel était alors
béni ! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin
échappé à des enchanteurs, à des sorciers,
tels que ceux qui peuplent les « romans » aimés de
notre xviie siècle. Mon sommeil et ma grasse matinée du
lendemain n’étaient plus qu’un charmant conte de
fées.