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lundi 6 janvier 2014

Park And Suites propriétaires - Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple.

Qu’il suffise actuellement, à son égard, de faire observer ceci : pour Manfred, à la rigueur le changement peut surprendre puisqu’il était accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le père de Mauricette aux Champs-Élysées, où d’ailleurs ne m’adressant pas la parole il ne pouvait faire étalage devant moi de ses relations politiques (il est vrai que s’il l’eût fait, je ne me fusse peut-être pas aperçu tout de suite de sa vanité car l’idée qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût été invisiblement entièrement dissous dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard non aperçu cristallisa, et ma mère, devant cette débauche soudaine de couleurs déclara, comme on eût fait à Combray, que c’était une honte, et cessa presque toute relation avec sa nièce). : Park and Suites proprietaires — Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu’identifié aux La Ferté-Bernard, avait cependant des maîtres en général une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait été placée chez une duchesse. Vous êtes d’une bonne santé, madame.— Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-être encore ce soir.Elle désirait d’autant plus causer encore avec le valet de pied qu’il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu’ils gardent jusqu’à la mort de leur père. Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple. Car Françoise, à qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de la télégraphie sans fil sans réussir à attirer son attention et sans qu’elle ralentît un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularités et que le fils cadet du duc de La Ferté-Bernard s’appelait généralement le prince d’Oléron, s’écriait : « C’est beau ça ! » et restait éblouie comme devant un vitrail. : Park and Suites proprietaires — C’est la princesse de La Ferté-Bernard, dit ma voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation était risible. Elle n’a pas économisé ses perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait l’air comme il faut.Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur cœur le trône légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage, c’était la connexité d’un gros nez rouge avec un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine moustache. Ces traits étaient d’ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle d’une écriture, ils donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l’idée que la laideur a quelque chose d’aristocratique, et qu’il est indifférent que le visage d’une grande dame, s’il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c’était la forme d’un corps et d’un visage délicieux que la princesse apposait à l’angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus noble des signatures ; car la présence de Mme de La Ferté-Bernard, qui n’amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d’aristocratie, le meilleur certificat d’authenticité du tableau que présentait sa baignoire, sorte d’évocation d’une scène de la vie familière et spéciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris. : Park and Suites propriétaires — Ah ! Villers, Villers, s’écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant que l’arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine méridionale et que la patrie perdue qu’elle pleurait n’était qu’une patrie d’adoption. Mais peut-être se fût-on trompé, car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait son « midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui caractérisent le méridional.) Ah ! Villers, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Villers ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m’auront déjà damnée dans ma vie. : Park and Suites propriétaires — Ah ! monsieur Neubourg, ah ! c’est vraiment trouvé ! Patience ! bientôt ce particulier vous appellera citoyen Neubourg ! s’écria, en se tournant vers le baron, M. de La Ferté-Bernard. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait « Monsieur » et non « Monsieur le Duc ».Un jour que M. de La Ferté-Bernard avait besoin d’un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s’était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu’il l’apercevait en train de descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d’écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu’à s’échapper, jusqu’au delà de la porte cochère. Il nous avait fait de grands saluts un jour qu’il nous avait croisés au moment où il sortait en voiture avec sa femme ; il avait dû lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu’elle se le fût rappelé, ni mon visage ? Et puis quelle piètre recommandation que d’être désigné seulement comme étant un de ses locataires ! Une plus importante eût été de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m’avait fait demander par ma grand’mère d’aller la voir, et, sachant que j’avais eu l’intention de faire de la littérature, avait ajouté que je rencontrerais chez elle des écrivains. Mais mon père trouvait que j’étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l’état de ma santé ne laissait pas de l’inquiéter, il ne tenait pas à me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles. : Park and Suites mauvais payeurs Si, par exemple, le règlement prescrit d’accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant échoué, le commandement prétend qu’elle était sans lien avec la première et n’était qu’une diversion, il y a chance pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du commandement. Et il n’y a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L’étude de l’action diplomatique toujours en perpétuel état d’action ou de réaction sur l’action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a exécuté en réalité qu’une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire l’histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu’il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identité locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n’a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ d’une seule bataille. S’il a été champ de bataille, c’est qu’il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l’adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. : Park and Suites propriétaires Sainte-Beuve au casque d’airain, dit Boulard, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge. D’habitude, après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les histoires sur sir Rufus Israël et autres, M. Boulard sentant qu’il avait touché son fils jusqu’à l’attendrissement, se retirait pour ne pas se « galvauder » aux yeux du « potache ». Cependant s’il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reçu à l’agrégation, M. Boulard ajoutait à la série habituelle des anecdotes cette réflexion ironique qu’il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Boulard jeune fut extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui : « Le gouvernement a été impardonnable. Il n’a pas consulté M. Coquelin ! M. Coquelin a fait savoir qu’il était mécontent. » (M. Boulard se piquait d’être réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre.)Mais les demoiselles Boulard et leur frère rougirent jusqu’aux oreilles tant ils furent impressionnés quand Boulard père, pour se montrer royal jusqu’au bout envers les deux « labadens » de son fils, donna l’ordre d’apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous « régaler », il avait fait prendre trois fauteuils pour la représentation qu’une troupe d’Opéra Comique donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n’avoir pu avoir de loge. Elles étaient toutes prises. D’ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était mieux à l’orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c’est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l’avarice. : Park and Suites propriétaires Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel, était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ». J’ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j’étais préservé d’un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre. : Park and Suites propriétaires N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s’étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie malade, mais qu’elle abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le point précis d’où elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et de fatalité, qu’impuissants à l’expliquer, à la localiser même, nous croyions impossible de la guérir. Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n’ai vu Mme de La Ferté-Bernard. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de La Ferté-Bernard, comptais par minutes. Pour moi ce n’était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d’une colline incertaine : d’un côté, je sentais que je pouvais descendre vers l’oubli ; de l’autre, j’étais emporté par le besoin de revoir la duchesse. Et j’étais tantôt plus près de l’un ou de l’autre, n’ayant pas d’équilibre stable. Un jour je me dis : « Il y aura peut-être une lettre ce soir » et en arrivant dîner j’eus le courage de demander à Saint-Loup :Je respirai en comprenant que ce n’était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt qu’une de leurs conséquences serait d’empêcher Robert de me mener de longtemps chez sa tante. : Park and Suites propriétaires Malheureusement n’ayant obtenu qu’à cette condition une prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à Doncières : mais pour le faire manquer à ses obligations militaires, j’avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi, sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent — même sans avoir vu la personne dont il parlait et rien qu’à entendre dire qu’il y avait une jolie caissière chez un fruitier — j’avais eue de faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine. Or, cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez Sainte-Beuve en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l’amour qu’il avait pour cette actrice dont il était l’amant. Et même l’eût-il légèrement ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi fut-ce sans qu’il m’eût promis de s’occuper activement de mes jeunes filles que nous partîmes dîner à Rivette.Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore clair ; dans le jardin du restaurant dont les lumières n’étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d’un vase le long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l’air semblait si consistante qu’un grand rosier appliqué au mur obscurci qu’il veinait de rose avait l’air de l’arborisation qu’on voit au fond d’une pierre d’onyx. Bientôt ce ne fut qu’à la nuit que nous descendions de voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans l’espoir d’une accalmie. Mais ces jours-là, c’est sans tristesse que j’entendais le vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l’obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d’or, et je montais gaiement à côté de Sainte-Beuve dans le coupé qui nous attendait sous l’averse. Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l’ennui que j’éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude critique ou un roman. « Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en bâillant. » Ma grand’mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des graves risques auxquels pouvait m’exposer mon état de santé, et m’ayant tracé toutes les précautions d’hygiène à suivre pour éviter un accident, je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l’œuvre que je portais peut-être en moi, j’exerçais sur moi-même depuis que j’étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. : Park and Suites propriétaires Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de croire rétrospectivement qu’il nous eût ravis à une époque où il nous eût peut-être semblé fort incomplet. On n’est pas très difficile ni très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L’amabilité d’un être que nous n’aimons plus et qui semble encore excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces tendres paroles, cette offre d’un rendez-vous, nous pensons au plaisir qu’elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu’il n’est pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on n’aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en décider, notre moi d’alors ; il n’est plus là ; et sans doute suffirait-il qu’il revînt pour que, identique ou non, le bonheur s’évanouît. : Park and Suites propriétaires Mais pour Cottard au contraire, l’époque où on l’a vu assister aux débuts de Manfred chez les Verdurin était déjà assez lointaine ; or les honneurs, les titres officiels viennent avec les années ; deuxièmement, on peut être illettré, faire des calembours stupides, et posséder un don particulier qu’aucune culture générale ne remplace, comme le don du grand stratège ou du grand clinicien. Ce n’est pas seulement en effet comme un praticien obscur, devenu, à la longue, notoriété européenne, que ses confrères considéraient Cottard. Les plus intelligents d’entre les jeunes médecins déclarèrent — au moins pendant quelques années, car les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement — que si jamais ils tombaient malades, Cottard était le seul maître auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils préféraient le commerce de certains chefs plus lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez Mme Cottard, aux soirées où elle recevait, avec l’espoir qu’il devînt un jour doyen de la Faculté, les collègues et les élèves de son mari, celui-ci, au lieu d’écouter, préférait jouer aux cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude, la profondeur, la sûreté de son coup d’œil, de son diagnostic. En troisième lieu, en ce qui concerne l’ensemble de façons que le professeur Cottard montrait à un homme comme mon père, remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle l’est souvent, notre nature première développée ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un véritable vêtement retourné. : Park and Suites proprietaires Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde réel. Eh bien ! c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d’incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent préférer au général le premier plan, qui est moins parfait mais d’une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant commencé par ce premier plan dans lequel l’ennemi, d’abord incertain, lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d’obstacles trop grands — c’est ce que j’appelle l’aléa né de la faiblesse humaine — l’abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du quatrième plan. Mais il se peut aussi qu’il n’ait essayé du premier — et c’est ici ce que j’appelle la grandeur humaine — que par feinte, pour fixer l’adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être attaqué. C’est ainsi qu’à Ulm, Mack, qui attendait l’ennemi à l’ouest, fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. : Park and Suites propriétaires Mais même en dehors des rares minutes comme celles-là, où brusquement nous sentons l’entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd’hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n’ont plus qu’un usage entièrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom.Sans doute quelque forme se découpait à mes yeux en ce nom de La Ferté-Bernard, quand ma nourrice — qui sans doute ignorait, autant que moi-même aujourd’hui, en l’honneur de qui elle avait été composée — me berçait de cette vieille chanson : Gloire à la Marquise de La Ferté-Bernard ou quand, quelques années plus tard, le vieux maréchal de La Ferté-Bernard remplissant ma bonne d’orgueil, s’arrêtait aux Champs-Élysées en disant : « Le bel enfant ! » et sortait d’une bonbonnière de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces années de ma première enfance ne sont plus en moi, elles me sont extérieures, je n’en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les récits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durée en moi de ce même nom sept ou huit figures différentes ; les premières étaient les plus belles : peu à peu mon rêve, forcé par la réalité d’abandonner une position intenable, se retranchait à nouveau un peu en deçà jusqu’à ce qu’il fût obligé de reculer encore. : Park and Suites propriétaires M. Boulard n’était pas le seul qui eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses sœurs qu’il ne cessait d’interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette ; il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d’ailleurs adopté la langue de leur frère qu’elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l’aînée dit à une de ses cadettes : « Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable. — Chiennes, leur dit Boulard, je vous présente le cavalier Sainte-Beuve, aux javelots rapides, qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux. » Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d’habitude par quelque plaisanterie moins homérique : « Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, qu’est-ce que c’est que ce chichi-là ? Après tout c’est pas mon père ! » Et les demoiselles Boulard s’écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m’avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j’avais adoré les livres.M. Boulard père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses œuvres, à l’aide de jugements d’apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où l’on juge dans le faux. L’inexactitude, l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance, au contraire. C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien : « Je ne veux pas le connaître. » On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur. : Park and Suites proprietaires Le village de La Ferté-Bernard avait reçu son nom du château, après lequel il avait été construit, et pour qu’il n’en détruisît pas les perspectives, une servitude restée en vigueur réglait le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au xixe siècle par un La Ferté-Bernard amateur, et étaient placées, à côté de tableaux de chasse médiocres qu’il avait peints lui-même, dans un fort vilain salon drapé d’andrinople et de peluche. Par ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de La Ferté-Bernard qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors au fond de ce nom s’était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m’était apparu autour de Mme de La Ferté-Bernard comme sa demeure, ç’avait été son hôtel de Paris, l’hôtel de La Ferté-Bernard, limpide comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n’en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l’assemblée des fidèles, cet hôtel de La Ferté-Bernard comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n’avais jamais vus n’étaient pour moi que des noms célèbres et poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n’étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu’agrandir et protéger le mystère de la duchesse en étendant autour d’elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant. : Park and Suites avis Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans l’obscurité je sentais tout d’un coup passer une robe, la violence même du plaisir que j’éprouvais m’empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j’essayais d’enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si réel, que si j’avais pu y lever et y posséder une femme, il m’eût été impossible de ne pas croire que c’était l’antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une simple raccrocheuse postée là tous les soirs, mais à laquelle auraient prêté leur mystère l’hiver, le dépaysement, l’obscurité et le moyen âge. Je songeais à l’avenir : essayer d’oublier Mme de La Ferté-Bernard me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la première fois, possible, facile peut-être. Dans le calme absolu de ce quartier, j’entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs à demi avinés qui rentraient. Je m’arrêtais pour les voir, je regardais du côté où j’avais entendu le bruit. Mais j’étais obligé d’attendre longtemps, car le silence environnant était si profond qu’il avait laissé passer avec une netteté et une force extrêmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j’avais cru, mais fort loin derrière. Soit que le croisement des rues, l’interposition des maisons eussent causé par réfraction cette erreur d’acoustique, soit qu’il soit très difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je m’étais trompé, tout autant sur la distance, que sur la direction. : Park and Suites mauvais payeurs Il y eut une scène à la maison parce que je n’accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant. Les différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l’une l’autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu’on aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal aujourd’hui, qu’on aimera demain, qu’on aurait peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer, il est vrai, par d’autres. Les miennes allaient se modifiant. J’avais l’étonnement d’apercevoir au fond de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre, généralement inspirés par telle espérance ou telle crainte relatives à Mauricette, à la Mauricette que je portais en moi. J’aurais dû me dire que l’autre, la réelle, était peut-être entièrement différente de celle-là, ignorait tous les regrets que je lui prêtais, pensait probablement beaucoup moins à moi non seulement que moi à elle, mais que je ne la faisais elle-même penser à moi quand j’étais seul en tête à tête avec ma Mauricette fictive, cherchais quelles pouvaient être ses vraies intentions à mon égard et l’imaginais ainsi, son attention toujours tournée vers moi. : Park and Suites propriétaires Il s’était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante élégance de sa jolie tournure cambrée, de sa fine tête aux cheveux blonds, il soulevait à demi son corps redressé, un sourire à ses yeux bleus, avec un mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec précision dans le rectangle du plan oblique où il était placé comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d’aller au théâtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprès d’elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu’il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s’il avait été en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de La Ferté-Bernard, belle et légère comme Diane, laissant traîner derrière elle un manteau incomparable, faisant se détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent s’absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne répondait au sourire amical et éblouissant de la princesse que contraint et forcé et avec la réserve bien élevée et la charitable froideur de quelqu’un dont l’amabilité peut être devenue momentanément gênante.Mme de Cambremer n’eût-elle pas su que la baignoire appartenait à la princesse qu’elle eût cependant reconnu que Mme de La Ferté-Bernard était l’invitée, à l’air d’intérêt plus grand qu’elle portait au spectacle de la scène et de la salle afin d’être aimable envers son hôtesse. Mais en même temps que cette force centrifuge, une force inverse développée par le même désir d’amabilité ramenait l’attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse elle-même, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l’esclave, venue ici seulement pour la voir, prête à la suivre ailleurs s’il avait pris fantaisie à la titulaire de la loge de s’en aller, et ne regardant que comme composée d’étrangers curieux à considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant nombre d’amis dans la loge desquels elle se trouvait d’autres semaines et à l’égard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était étonnée de voir la duchesse ce soir. : Park and Suites mauvais payeurs Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l’un l’autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu’en ce moment j’étais en train de lui écrire n’avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m’aimiez ? Si vous saviez comme je l’attendais, cette lettre, comme j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer ! » La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j’étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d’imaginer que j’étais aimé de Mauricette, me poussait à continuer ma lettre.Si, au moment de quitter Mme Manfred quand son « thé » finissait, je pensais à ce que j’allais écrire à sa fille, Mme Cottard, elle, en s’en allant, avait eu des pensées d’un caractère tout différent. Faisant sa « petite inspection », elle n’avait pas manqué de féliciter Mme Manfred sur les meubles nouveaux, les récentes « acquisitions » remarquées dans le salon. Elle pouvait d’ailleurs y retrouver, quoique en bien petit nombre, quelques-uns des objets qu’Sylvette avait autrefois dans l’hôtel de la rue Lapérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses fétiches.Mais Mme Manfred ayant appris d’un ami qu’elle vénérait le mot « tocard » — lequel avait ouvert de nouveaux horizons parce qu’il désignait précisément les choses que quelques années auparavant elle avait trouvées « chic » — toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans leur retraite le treillage doré qui servait d’appui aux chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à lettres à couronne (pour ne pas parler des louis en carton semés sur les cheminées et que, bien avant qu’elle connût Manfred, un homme de goût lui avait conseillé de sacrifier). D’ailleurs dans le désordre artiste, dans le pêle-mêle d’atelier, des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que possible des salons blancs que Mme Manfred eut un peu plus tard, l’Extrême-Orient reculait de plus en plus devant l’invasion du xviiie siècle ; et les coussins que, afin que je fusse plus « confortable », Mme Manfred entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois. Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont elle disait : « Oui, je l’aime assez, je m’y tiens beaucoup ; je ne pourrais pas vivre au milieu de choses hostiles et pompier ; c’est ici que je travaille » (sans d’ailleurs préciser si c’était à un tableau, peut-être à un livre, le goût d’en écrire commençait à venir aux femmes qui aiment à faire quelque chose et à ne pas être inutiles), elle était entourée de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu’à dire à propos de tout : : Park and Suites propriétaires Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger — tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare — il parut cruel à ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Beaudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer » ce n’était pas — bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant — celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s’y promenaient çà et là de grandes ombres bleues, que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. Malheureusement ce n’était pas seulement par son aspect que différait de la « salle » de Combray donnant sur les maisons d’en face, cette salle à manger de Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l’eau d’une piscine, et à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible et mobile d’émeraude et d’or. À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. : Park and Suites proprietaires Et pourtant, de même que la pitié pour le malheur n’est peut-être pas très exacte, car par l’imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le malheureux obligé de lutter contre elle ne songe pas à s’attendrir, de même la méchanceté n’a probablement pas dans l’âme du méchant cette pure et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine l’inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n’ont rien de très joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant croit que c’est un méchant qu’il fait souffrir. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet incident puisque je n’avais eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher ; il m’eût été trop pénible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui animaient les bourreaux de cette débutante.Mais le commencement de cette représentation m’intéressa encore d’une autre manière. Il me fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel et qui avait mis un abîme entre les images que nous avions de sa maîtresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l’éloignement — et pas nécessairement celui de la salle à la scène, le monde n’étant pour cela qu’un plus grand théâtre — dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait d’être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas mon cas, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Alors, il s’était demandé comment l’approcher, comment la connaître, en lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux — celui où elle vivait — d’où émanaient des radiations délicieuses, mais où il ne pourrait pénétrer. Il sortit du théâtre se disant qu’il serait fou de lui écrire, qu’elle ne lui répondrait pas, tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve, quand du théâtre, vieille petite construction qui avait elle-même l’air d’un décor, il vit, à la sortie des artistes, par une porte déboucher la troupe gaie et gentiment chapeautée des artistes qui avaient joué. Des jeunes gens qui les connaissaient étaient là à les attendre. Le nombre des pions humains étant moins nombreux que celui des combinaisons qu’ils peuvent former, dans une salle où font défaut toutes les personnes qu’on pouvait connaître, il s’en trouve une qu’on ne croyait jamais avoir l’occasion de revoir et qui vient si à point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fût sans doute substitué si nous avions été non dans ce lieu mais dans un différent où seraient nés d’autres désirs et où se serait rencontrée quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Mais, bien qu’il ne pût plus l’apercevoir, elle continuait à régir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. Aussi, le désir de la comédienne aux fins traits qui n’étaient même pas présents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l’ancien camarade qui par hasard était là, il se fit présenter à la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c’était la même, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette même personne était en réalité. Elle était pressée, elle n’adressa même pas cette fois-là la parole à Saint-Loup, et ce ne fut qu’après plusieurs jours qu’il put enfin, obtenant qu’elle quittât ses camarades, revenir avec elle. Il l’aimait déjà. Le besoin de rêve, le désir d’être heureux par celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n’est pas nécessaire pour qu’on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant n’était qu’une apparition fortuite, inconnue, indifférente, sur les planchers de la scène. : Park and Suites propriétaires Et parfois, dans le velours bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin noir un léger renflement qui, soit aux manches, près des épaules, faisaient penser aux « gigots » 1830, soit, au contraire, sous la jupe « aux paniers » Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible d’être un costume, et en insinuant sous la vie présente comme une réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Manfred le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et si je lui faisais remarquer : « Je ne joue pas au golf comme plusieurs de mes amies, disait-elle. Je n’aurais aucune excuse à être comme elles, vêtues de sweaters. »Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Manfred en passant près de moi, me prenait une seconde à part : « Je suis spécialement chargée par Mauricette de vous inviter à déjeuner pour après-demain. Comme je n’étais pas certaine de vous voir, j’allais vous écrire si vous n’étiez pas venu. » Je continuais à résister. Et cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu’on a beau aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par quelque nécessité, depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas attacher quelque prix au repos qu’on ne connaissait plus, à l’absence d’émotions et de souffrances. Si l’on n’est pas tout à fait sincère en se disant qu’on ne voudra jamais revoir celle qu’on aime, on ne le serait pas non plus en disant qu’on veut la revoir. Car, sans doute, on ne peut supporter son absence qu’en se la promettant courte, en pensant au jour où on se retrouvera, mais d’autre part on sent à quel point ces rêves quotidiens d’une réunion prochaine et sans cesse ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu’on va revoir celle qu’on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu’on recule maintenant de jour en jour, ce n’est plus la fin de l’intolérable anxiété causée par la séparation, c’est le recommencement redouté d’émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir docile qu’on complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité, ne vous aime pas vous fait au contraire des déclarations, quand vous êtes tout seul ; ce souvenir qu’on peut arriver, en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu’on désire, à rendre aussi doux qu’on veut, comme on le préfère à l’entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les paroles qu’on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences inattendues. Nous savons tous, quand nous n’aimons plus, que l’oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances que l’amour malheureux. C’est d’un tel oubli anticipé que je préférais, sans me l’avouer, la reposante douceur. : Park and Suites proprietaires Et l’église — entrant dans mon attention avec le Café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où j’allais retourner — faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d’après-midi, dans laquelle la coupe moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu’à la signification éternelle des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j’avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils semblaient s’avancer d’un air de bienvenue en chantant l’Alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que leur expression était immuable comme celle d’un mort et ne se modifiait que si on tournait autour d’eux. Je me disais : c’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette place qui a l’air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai vu jusqu’ici c’était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant c’est l’église elle-même, c’est la statue elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c’est bien plus. : Park and Suites propriétaires Et l’église — entrant dans mon attention avec le Café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où j’allais retourner — faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d’après-midi, dans laquelle la coupe moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu’à la signification éternelle des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j’avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils semblaient s’avancer d’un air de bienvenue en chantant l’Alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que leur expression était immuable comme celle d’un mort et ne se modifiait que si on tournait autour d’eux. Je me disais : c’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette place qui a l’air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai vu jusqu’ici c’était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant c’est l’église elle-même, c’est la statue elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c’est bien plus. : Park and Suites mauvais payeurs Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçut le vers. N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les « tirades », dans des ensembles plus vastes qu’eux-mêmes, à la frontière desquels c’était un charme de les voir obligés de s’arrêter, s’interrompre ; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre. : Park and Suites propriétaires Elle revint sur ses pas, je ne pouvais détacher mes yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un soleil qu’on pourrait fixer et qui s’approcherait jusqu’à venir tout près de vous, se laissant regarder de près, vous éblouissant d’or et de rouge. Elle posa sur moi son regard perçant, mais comme les employés fermaient les portières, le train se mit en marche ; je la vis quitter la gare et reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant : je m’éloignais de l’aurore. Que mon exaltation eût été produite par cette fille, ou au contraire eût causé la plus grande partie du plaisir que j’avais eu à me trouver près d’elle, en tous cas elle était si mêlée à lui que mon désir de la revoir était avant tout le désir moral de ne pas laisser cet état d’excitation périr entièrement, de ne pas être séparé à jamais de l’être qui y avait, même à son insu, participé. Ce n’est pas seulement que cet état fût agréable. C’est surtout que (comme la tension plus grande d’une corde ou la vibration plus rapide d’un nerf produit une sonorité ou une couleur différente) il donnait une autre tonalité à ce que je voyais, il m’introduisait comme acteur dans un univers inconnu et infiniment plus intéressant ; cette belle fille que j’apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche, c’était comme une partie d’une vie autre que celle que je connaissais, séparée d’elle par un liséré, et où les sensations qu’éveillaient les objets n’étaient plus les mêmes ; et d’où sortir maintenant eût été comme mourir à moi-même. Pour avoir la douceur de me sentir du moins attaché à cette vie, il eût suffi que j’habitasse assez près de la petite station pour pouvoir venir tous les matins demander du café au lait à cette paysanne. Mais, hélas ! elle serait toujours absente de l’autre vie vers laquelle je m’en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu’en combinant des plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m’arrêter à cette même gare, projet qui avait aussi l’avantage de fournir un aliment à la disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit car il se détourne volontiers de l’effort qu’il faut pour approfondir en soi-même, d’une façon générale et désintéressée, une impression agréable que nous avons eue. Et comme d’autre part nous voulons continuer à penser à elle, il préfère l’imaginer dans l’avenir, préparer habilement les circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous apprend rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la recréer en nous-même et nous permet d’espérer la recevoir de nouveau du dehors. : Park and Suites avis Elle n’était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand’mère et coucher dans mon lit. Aussitôt que je l’eus compris, troublé d’un douloureux désir, j’eus trop peu de volonté pour décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derrière lui, l’âme dépourvue d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune grand’mère n’attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu’un qui, ayant cessé de penser à ce qu’il veut, a l’air de savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l’hôtel où je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l’attendis à la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’où, à chaque instant, car c’était six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s’ils descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent momentanément stationné. Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la seconde à droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il avait louée pour le temps qu’il resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l’égard de ce napoléonide, Place de la République ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. : Park and Suites propriétaires Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres. Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était, d’ailleurs, fait de tant de passés différents qu’il m’était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Valèrie et dans la crainte qu’elle ne vînt pas, à la proximité d’une certaine maison où on m’avait dit qu’Françoise était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille fois avec une passion qui ne dure plus et qui n’a pas porté de fruit, comme celui où, après le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l’affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n’étais pas très désireux d’entendre tout le concert qui était donné chez les Saint-Aignan, je fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d’une voiture qui était en train de s’arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu’assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu’aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d’être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. : Park and Suites avis D’autres fois, c’était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s’étale çà et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes) moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du monde pour du reste y faire passer, pour y accumuler la lumière, c’est elle surtout, selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand, le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me désignait au loin, d’un doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. : Park and Suites propriétaires D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge. Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable, ce qui les remplissait d’orgueil. : Park and Suites proprietaires D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge. Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable, ce qui les remplissait d’orgueil. : Park and Suites proprietaires C’était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Pondichéry convalescent d’une attaque d’apoplexie que j’avais ignorée (on m’avait seulement dit qu’il avait perdu la vue ; or il ne s’était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu’on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d’un roi Lear. Les yeux n’étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais, par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu’on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Pondichéry survivait à l’orgueil aristocratique, qu’on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Saint-Aignan, passa en Victoria Mme de Sainte-Croix, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant, lui souffla à l’oreille que c’était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Croix. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute l’application d’un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Pondichéry se découvrit, s’inclina, et salua Mme de Sainte-Croix avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Pondichéry avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu’il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s’adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. : Park and Suites proprietaires Alors, de l’hôtel, j’envoyais quelqu’un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup : je lui disais que si cela lui était matériellement possible — je savais que c’était très difficile — il fût assez bon pour passer un instant. Au bout d’une heure il arrivait ; et en entendant son coup de sonnette je me sentais délivré de mes préoccupations. Je savais, que si elles étaient plus fortes que moi, il était plus fort qu’elles, et mon attention se détachait d’elles et se tournait vers lui qui avait à décider. Il venait d’entrer, et déjà il avait mis autour de moi le plein air où il déployait tant d’activité depuis le matin, milieu vital fort différent de ma chambre et auquel je m’adaptais immédiatement par des réactions appropriées. lé, vous vous êtes mis martel en tête pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune conséquence, mais maintenant qu’elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la déminéralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenêtres ; mais aussitôt après, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir à dîner.Mais un peu plus tard j’allai souvent voir le régiment faire du service en campagne, quand je commençai à m’intéresser aux théories militaires que développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que cela devint le désir de mes journées de voir de plus près leurs différents chefs, comme quelqu’un qui fait de la musique sa principale étude et vit dans les concerts a du plaisir à fréquenter les cafés où l’on est mêlé à la vie des musiciens de l’orchestre. Pour arriver au terrain de manœuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner, l’envie de dormir faisait par moments tomber ma tête comme un vertige. Le lendemain, je m’apercevais que je n’avais pas plus entendu la fanfare, qu’à Balbec, le lendemain des soirs où Saint-Loup m’avait emmené dîner à Rivebelle, je n’avais entendu le concert de la plage. Et au moment où je voulais me lever, j’en éprouvais délicieusement l’incapacité ; je me sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricières. : Park and Suites propriétaires