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lundi 6 janvier 2014
Park And Suites propriétaires - Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple.
Qu’il suffise actuellement, à son
égard, de faire observer ceci : pour Manfred, à la
rigueur le changement peut surprendre puisqu’il était
accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le
père de Mauricette aux Champs-Élysées, où
d’ailleurs ne m’adressant pas la parole il ne pouvait faire
étalage devant moi de ses relations politiques (il est vrai que
s’il l’eût fait, je ne me fusse peut-être pas
aperçu tout de suite de sa vanité car l’idée
qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les
yeux et les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua
pas plus le fard qu’une de ses nièces se mettait aux
lèvres que s’il eût été invisiblement
entièrement dissous dans un liquide ; jusqu’au jour
où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre
cause amena le phénomène appelé sursaturation ;
tout le fard non aperçu cristallisa, et ma mère, devant
cette débauche soudaine de couleurs déclara, comme on
eût fait à Combray, que c’était une honte, et
cessa presque toute relation avec sa nièce). : Park and Suites proprietaires
— Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le
valet de pied qui, bien qu’identifié aux La
Ferté-Bernard, avait cependant des maîtres en
général une notion politique qui lui permettait de
traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait
été placée chez une duchesse. Vous êtes
d’une bonne santé, madame.— Ah ! ces maudites jambes
! En plaine encore ça va bien (en plaine voulait dire dans la
cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas
de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces
satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra
peut-être encore ce soir.Elle désirait d’autant plus
causer encore avec le valet de pied qu’il lui avait appris que
les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu’ils
gardent jusqu’à la mort de leur père. Sans doute le
culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant
d’un certain esprit de révolte contre elle, doit,
héréditairement puisé sur les glèbes de
France, être bien fort en son peuple. Car Françoise,
à qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de
la télégraphie sans fil sans réussir à
attirer son attention et sans qu’elle ralentît un instant
les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la
cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces
particularités et que le fils cadet du duc de La
Ferté-Bernard s’appelait généralement le
prince d’Oléron, s’écriait : «
C’est beau ça ! » et restait éblouie comme
devant un vitrail. : Park and Suites proprietaires
— C’est la princesse de La Ferté-Bernard, dit ma
voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre
devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation
était risible. Elle n’a pas économisé ses
perles. Il me semble que si j’en avais autant, je n’en
ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait
l’air comme il faut.Et cependant, en reconnaissant la princesse,
tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la
salle sentaient se relever dans leur cœur le trône
légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de
Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant
d’autres, ce qui permettait d’identifier leur visage,
c’était la connexité d’un gros nez rouge avec
un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine
moustache. Ces traits étaient d’ailleurs suffisants pour
charmer, puisque, n’ayant que la valeur conventionnelle
d’une écriture, ils donnaient à lire un nom
célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par
donner l’idée que la laideur a quelque chose
d’aristocratique, et qu’il est indifférent que le
visage d’une grande dame, s’il est distingué, soit
beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur
nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même,
un papillon, un lézard, une fleur, de même
c’était la forme d’un corps et d’un visage
délicieux que la princesse apposait à l’angle de sa
loge, montrant par là que la beauté peut être la
plus noble des signatures ; car la présence de Mme de La
Ferté-Bernard, qui n’amenait au théâtre que
des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son
intimité, était, aux yeux des amateurs
d’aristocratie, le meilleur certificat
d’authenticité du tableau que présentait sa
baignoire, sorte d’évocation d’une scène de
la vie familière et spéciale de la princesse dans ses
palais de Munich et de Paris. : Park and Suites propriétaires
— Ah ! Villers, Villers, s’écriait-elle. (Et le ton
presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation
eût pu, chez Françoise, autant que
l’arlésienne pureté de son visage, faire
soupçonner une origine méridionale et que la patrie
perdue qu’elle pleurait n’était qu’une patrie
d’adoption. Mais peut-être se fût-on trompé,
car il semble qu’il n’y ait pas de province qui n’ait
son « midi » et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards
et de Bretons chez qui l’on trouve toutes les douces
transpositions de longues et de brèves qui caractérisent
le méridional.) Ah ! Villers, quand est-ce que je te reverrai,
pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte
journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en
écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de
quelqu’un qui chuchoterait, au lieu d’entendre cette
misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste
jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané
couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait
qu’on ait entendu avant qu’il ait sonné, et si vous
êtes d’une minute en retard, il « rentre » dans
des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Villers
! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera
comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai
plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil
de la mort, je crois que j’entendrai encore ces trois coups de la
sonnette qui m’auront déjà damnée dans ma
vie. : Park and Suites propriétaires
— Ah ! monsieur Neubourg, ah ! c’est vraiment trouvé
! Patience ! bientôt ce particulier vous appellera citoyen
Neubourg ! s’écria, en se tournant vers le baron, M. de La
Ferté-Bernard. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur
contre Jupien qui lui disait « Monsieur » et non «
Monsieur le Duc ».Un jour que M. de La Ferté-Bernard avait
besoin d’un renseignement qui se rattachait à la
profession de mon père, il s’était
présenté lui-même avec beaucoup de grâce.
Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui
demander, et dès qu’il l’apercevait en train de
descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et
désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait
ses hommes d’écuries, venait à mon père dans
la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la
serviabilité héritée des anciens valets de chambre
du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui
caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane,
qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair
précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne
pensant qu’à s’échapper, jusqu’au
delà de la porte cochère. Il nous avait fait de grands
saluts un jour qu’il nous avait croisés au moment
où il sortait en voiture avec sa femme ; il avait dû lui
dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu’elle se le
fût rappelé, ni mon visage ? Et puis quelle piètre
recommandation que d’être désigné seulement
comme étant un de ses locataires ! Une plus importante eût
été de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis
qui justement m’avait fait demander par ma
grand’mère d’aller la voir, et, sachant que
j’avais eu l’intention de faire de la littérature,
avait ajouté que je rencontrerais chez elle des
écrivains. Mais mon père trouvait que
j’étais encore bien jeune pour aller dans le monde et,
comme l’état de ma santé ne laissait pas de
l’inquiéter, il ne tenait pas à me fournir des
occasions inutiles de sorties nouvelles. : Park and Suites mauvais payeurs
Si, par exemple, le règlement prescrit d’accompagner une
attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque
ayant échoué, le commandement prétend
qu’elle était sans lien avec la première et
n’était qu’une diversion, il y a chance pour que la
vérité doive être cherchée dans le
règlement et non dans les dires du commandement. Et il n’y
a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs
traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L’étude de
l’action diplomatique toujours en perpétuel état
d’action ou de réaction sur l’action militaire ne
doit pas être négligée non plus. Des incidents en
apparence insignifiants, mal compris à l’époque,
t’expliqueront que l’ennemi, comptant sur une aide dont ces
incidents trahissent qu’il a été privé,
n’a exécuté en réalité qu’une
partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire
l’histoire militaire, ce qui est récit confus pour le
commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel
qu’un tableau pour l’amateur qui sait regarder ce que le
personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur
ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de
vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne
suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais
où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains
un calice, ce qu’il symbolise par là, ces
opérations militaires, en dehors même de leur but
immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du
général qui dirige la campagne, calquées sur des
batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé,
comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme
l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles
nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de
l’identité locale, comment dirais-je, spatiale des
batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n’a pas
été ou ne sera pas à travers les siècles
que le champ d’une seule bataille. S’il a été
champ de bataille, c’est qu’il réunissait certaines
conditions de situation géographique, de nature
géologique, de défauts même propres à
gêner l’adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en
deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. : Park and Suites propriétaires
Sainte-Beuve au casque d’airain, dit Boulard, reprenez un peu de
ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles
l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de
nombreuses libations de vin rouge. D’habitude, après avoir
sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les
histoires sur sir Rufus Israël et autres, M. Boulard sentant
qu’il avait touché son fils jusqu’à
l’attendrissement, se retirait pour ne pas se « galvauder
» aux yeux du « potache ». Cependant s’il y
avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par
exemple fut reçu à l’agrégation, M. Boulard
ajoutait à la série habituelle des anecdotes cette
réflexion ironique qu’il réservait plutôt
pour ses amis personnels et que Boulard jeune fut extrêmement
fier de voir débiter pour ses amis à lui : « Le
gouvernement a été impardonnable. Il n’a pas
consulté M. Coquelin ! M. Coquelin a fait savoir qu’il
était mécontent. » (M. Boulard se piquait
d’être réactionnaire et méprisant pour les
gens de théâtre.)Mais les demoiselles Boulard et leur
frère rougirent jusqu’aux oreilles tant ils furent
impressionnés quand Boulard père, pour se montrer royal
jusqu’au bout envers les deux « labadens » de son
fils, donna l’ordre d’apporter du champagne et
annonça négligemment que pour nous « régaler
», il avait fait prendre trois fauteuils pour la
représentation qu’une troupe d’Opéra Comique
donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n’avoir pu
avoir de loge. Elles étaient toutes prises. D’ailleurs il
les avait souvent expérimentées, on était mieux
à l’orchestre. Seulement, si le défaut de son fils,
c’est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres,
était la grossièreté, celui du père
était l’avarice. : Park and Suites propriétaires
Or c’était maintenant qu’elle m’était
devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de
nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas
pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel,
était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que
tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut
que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis
que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et
que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances
pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie
éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes,
sur laquelle les générations viendront faire gaiement
sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner
sur l’herbe ». J’ai dit des dangers extérieurs
; des dangers intérieurs aussi. Si j’étais
préservé d’un accident venu du dehors, qui sait si
je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce
par un accident survenu au-dedans de moi par quelque catastrophe
interne, quelque accident cérébral, avant que fussent
écoulés les mois nécessaires pour écrire ce
livre. : Park and Suites propriétaires
N’y a-t-il pas telle douleur physique diffuse,
s’étendant par irradiation dans des régions
extérieures à la partie malade, mais qu’elle
abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le
point précis d’où elle vient ? Et pourtant, avant
cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de
vague et de fatalité, qu’impuissants à
l’expliquer, à la localiser même, nous croyions
impossible de la guérir. Tout en m’acheminant vers le
restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze
jours que je n’ai vu Mme de La Ferté-Bernard. »
Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme
qu’à moi qui, quand il s’agissait de Mme de La
Ferté-Bernard, comptais par minutes. Pour moi ce
n’était plus seulement les étoiles et la brise,
mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui
prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque
jour était maintenant comme la crête mobile d’une
colline incertaine : d’un côté, je sentais que je
pouvais descendre vers l’oubli ; de l’autre,
j’étais emporté par le besoin de revoir la
duchesse. Et j’étais tantôt plus près de
l’un ou de l’autre, n’ayant pas
d’équilibre stable. Un jour je me dis : « Il y aura
peut-être une lettre ce soir » et en arrivant dîner
j’eus le courage de demander à Saint-Loup :Je respirai en
comprenant que ce n’était que lui qui avait du chagrin et
que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je
vis bientôt qu’une de leurs conséquences serait
d’empêcher Robert de me mener de longtemps chez sa tante. :
Park and Suites propriétaires
Malheureusement n’ayant obtenu qu’à cette condition
une prolongation de congé, il était obligé de
retourner tous les jours à Doncières : mais pour le faire
manquer à ses obligations militaires, j’avais cru pouvoir
compter, plus encore que sur son amitié pour moi, sur cette
même curiosité de naturaliste humain que si souvent
— même sans avoir vu la personne dont il parlait et rien
qu’à entendre dire qu’il y avait une jolie
caissière chez un fruitier — j’avais eue de faire
connaissance avec une nouvelle variété de la
beauté féminine. Or, cette curiosité, c’est
à tort que j’avais espéré l’exciter
chez Sainte-Beuve en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle
était pour longtemps paralysée en lui par l’amour
qu’il avait pour cette actrice dont il était
l’amant. Et même l’eût-il
légèrement ressentie qu’il l’eût
réprimée, à cause d’une sorte de croyance
superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait
dépendre celle de sa maîtresse. Aussi fut-ce sans
qu’il m’eût promis de s’occuper activement de
mes jeunes filles que nous partîmes dîner à
Rivette.Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de
se coucher, mais il faisait encore clair ; dans le jardin du restaurant
dont les lumières n’étaient pas encore
allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme
au fond d’un vase le long des parois duquel la gelée
transparente et sombre de l’air semblait si consistante
qu’un grand rosier appliqué au mur obscurci qu’il
veinait de rose avait l’air de l’arborisation qu’on
voit au fond d’une pierre d’onyx. Bientôt ce ne fut
qu’à la nuit que nous descendions de voiture, souvent
même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais
et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans
l’espoir d’une accalmie. Mais ces jours-là,
c’est sans tristesse que j’entendais le vent souffler, je
savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes projets, la
réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle
à manger du restaurant où nous entrerions au son de la
musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient
aisément de l’obscurité et du froid en leur
appliquant leurs larges cautères d’or, et je montais
gaiement à côté de Sainte-Beuve dans le
coupé qui nous attendait sous l’averse. Depuis quelque
temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré
ce que je prétendais, j’étais fait pour
goûter surtout les plaisirs de l’intelligence,
m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard
une espérance que décevait chaque jour l’ennui que
j’éprouvais à me mettre devant une table, à
commencer une étude critique ou un roman. « Après
tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu
à l’écrire n’est-il pas le critérium
infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être
n’est-il qu’un état accessoire qui s’y
surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger
contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils
été composés en bâillant. » Ma
grand’mère apaisait mes doutes en me disant que je
travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre
médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des
graves risques auxquels pouvait m’exposer mon état de
santé, et m’ayant tracé toutes les
précautions d’hygiène à suivre pour
éviter un accident, je subordonnais tous les plaisirs au but que
je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez
fort pour pouvoir réaliser l’œuvre que je portais
peut-être en moi, j’exerçais sur moi-même
depuis que j’étais à Balbec un contrôle
minutieux et constant. : Park and Suites propriétaires
Mais précisément cette indifférence nous a rendus
moins exigeants et nous permet de croire rétrospectivement
qu’il nous eût ravis à une époque où
il nous eût peut-être semblé fort incomplet. On
n’est pas très difficile ni très bon juge sur ce
dont on ne se soucie point. L’amabilité d’un
être que nous n’aimons plus et qui semble encore excessive
à notre indifférence eût peut-être
été bien loin de suffire à notre amour. Ces
tendres paroles, cette offre d’un rendez-vous, nous pensons au
plaisir qu’elles nous auraient causé, non à toutes
celles dont nous les aurions voulu voir immédiatement suivies et
que par cette avidité nous aurions peut-être
empêché de se produire. De sorte qu’il n’est
pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en
jouir, quand on n’aime plus, soit tout à fait ce
même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une
seule personne pourrait en décider, notre moi d’alors ; il
n’est plus là ; et sans doute suffirait-il qu’il
revînt pour que, identique ou non, le bonheur
s’évanouît. : Park and Suites propriétaires
Mais pour Cottard au contraire, l’époque où on
l’a vu assister aux débuts de Manfred chez les Verdurin
était déjà assez lointaine ; or les honneurs, les
titres officiels viennent avec les années ; deuxièmement,
on peut être illettré, faire des calembours stupides, et
posséder un don particulier qu’aucune culture
générale ne remplace, comme le don du grand
stratège ou du grand clinicien. Ce n’est pas seulement en
effet comme un praticien obscur, devenu, à la longue,
notoriété européenne, que ses confrères
considéraient Cottard. Les plus intelligents d’entre les
jeunes médecins déclarèrent — au moins
pendant quelques années, car les modes changent étant
nées elles-mêmes du besoin de changement — que si
jamais ils tombaient malades, Cottard était le seul maître
auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils
préféraient le commerce de certains chefs plus
lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de
Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez Mme Cottard,
aux soirées où elle recevait, avec l’espoir
qu’il devînt un jour doyen de la Faculté, les
collègues et les élèves de son mari, celui-ci, au
lieu d’écouter, préférait jouer aux cartes
dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude, la profondeur, la
sûreté de son coup d’œil, de son diagnostic.
En troisième lieu, en ce qui concerne l’ensemble de
façons que le professeur Cottard montrait à un homme
comme mon père, remarquons que la nature que nous faisons
paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas
toujours, si elle l’est souvent, notre nature première
développée ou flétrie, grossie ou
atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un
véritable vêtement retourné. : Park and Suites proprietaires
Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous
lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles
par rapport au monde réel. Eh bien ! c’est encore ainsi en
art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans
qui s’imposent et entre lesquels le général a pu
choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions
auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore
la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles
d’incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des
raisons contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou
le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de
ses effectifs) fassent préférer au général
le premier plan, qui est moins parfait mais d’une
exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour
terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut,
ayant commencé par ce premier plan dans lequel l’ennemi,
d’abord incertain, lira bientôt, ne pas pouvoir y
réussir, à cause d’obstacles trop grands —
c’est ce que j’appelle l’aléa né de la
faiblesse humaine — l’abandonner et essayer du
deuxième ou du troisième ou du quatrième plan.
Mais il se peut aussi qu’il n’ait essayé du premier
— et c’est ici ce que j’appelle la grandeur humaine
— que par feinte, pour fixer l’adversaire de façon
à le surprendre là où il ne croyait pas être
attaqué. C’est ainsi qu’à Ulm, Mack, qui
attendait l’ennemi à l’ouest, fut enveloppé
par le nord où il se croyait bien tranquille. : Park and Suites propriétaires
Mais même en dehors des rares minutes comme celles-là,
où brusquement nous sentons l’entité originale
tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes
mortes aujourd’hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie
courante, où ils n’ont plus qu’un usage
entièrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une
toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en
revanche quand, dans la rêverie, nous
réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le
passé, à ralentir, à suspendre le mouvement
perpétuel où nous sommes entraînés, peu
à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais
entièrement distinctes les unes des autres, les teintes
qu’au cours de notre existence nous présenta
successivement un même nom.Sans doute quelque forme se
découpait à mes yeux en ce nom de La
Ferté-Bernard, quand ma nourrice — qui sans doute
ignorait, autant que moi-même aujourd’hui, en
l’honneur de qui elle avait été composée
— me berçait de cette vieille chanson : Gloire à la
Marquise de La Ferté-Bernard ou quand, quelques années
plus tard, le vieux maréchal de La Ferté-Bernard
remplissant ma bonne d’orgueil, s’arrêtait aux
Champs-Élysées en disant : « Le bel enfant !
» et sortait d’une bonbonnière de poche une pastille
de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces années de ma
première enfance ne sont plus en moi, elles me sont
extérieures, je n’en peux rien apprendre que, comme pour
ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les récits des
autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durée en
moi de ce même nom sept ou huit figures différentes ; les
premières étaient les plus belles : peu à peu mon
rêve, forcé par la réalité
d’abandonner une position intenable, se retranchait à
nouveau un peu en deçà jusqu’à ce
qu’il fût obligé de reculer encore. : Park and Suites propriétaires
M. Boulard n’était pas le seul qui eût des
succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore
auprès de ses sœurs qu’il ne cessait
d’interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa
tête dans son assiette ; il les faisait ainsi rire aux larmes.
Elles avaient d’ailleurs adopté la langue de leur
frère qu’elles parlaient couramment, comme si elle
eût été obligatoire et la seule dont pussent user
des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes,
l’aînée dit à une de ses cadettes : «
Va prévenir notre père prudent et notre mère
vénérable. — Chiennes, leur dit Boulard, je vous
présente le cavalier Sainte-Beuve, aux javelots rapides, qui est
venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre
polie, féconde en chevaux. » Comme il était aussi
vulgaire que lettré, le discours se terminait d’habitude
par quelque plaisanterie moins homérique : « Voyons,
fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, qu’est-ce que
c’est que ce chichi-là ? Après tout c’est pas
mon père ! » Et les demoiselles Boulard
s’écroulaient dans une tempête de rires. Je dis
à leur frère combien de joies il m’avait
données en me recommandant la lecture de Bergotte dont
j’avais adoré les livres.M. Boulard père qui ne
connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les
racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de
prendre connaissance de ses œuvres, à l’aide de
jugements d’apparence littéraire. Il vivait dans le monde
des à peu près, où l’on salue dans le vide,
où l’on juge dans le faux. L’inexactitude,
l’incompétence, n’y diminuent pas l’assurance,
au contraire. C’est le miracle bienfaisant de
l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations
brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font
défaut se croient encore les mieux partagés parce que
l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le
meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins
favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands
qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et
dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où
la multiplication des faibles avantages personnels par
l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun
la dose de bonheur, supérieure à celle accordée
aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là
pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie
s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire :
« Je ne veux pas le connaître » par « je ne
peux pas le connaître ». C’est le sens intellectuel.
Mais le sens passionné est bien : « Je ne veux pas le
connaître. » On sait que cela n’est pas vrai mais on
ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce
qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la
distance, c’est-à-dire pour le bonheur. : Park and Suites proprietaires
Le village de La Ferté-Bernard avait reçu son nom du
château, après lequel il avait été
construit, et pour qu’il n’en détruisît pas
les perspectives, une servitude restée en vigueur réglait
le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux
tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au xixe
siècle par un La Ferté-Bernard amateur, et étaient
placées, à côté de tableaux de chasse
médiocres qu’il avait peints lui-même, dans un fort
vilain salon drapé d’andrinople et de peluche. Par ces
révélations, Saint-Loup avait introduit dans le
château des éléments étrangers au nom de La
Ferté-Bernard qui ne me permirent plus de continuer à
extraire uniquement de la sonorité des syllabes la
maçonnerie des constructions. Alors au fond de ce nom
s’était effacé le château
reflété dans son lac, et ce qui m’était
apparu autour de Mme de La Ferté-Bernard comme sa demeure,
ç’avait été son hôtel de Paris,
l’hôtel de La Ferté-Bernard, limpide comme son nom,
car aucun élément matériel et opaque n’en
venait interrompre et aveugler la transparence. Comme
l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi
l’assemblée des fidèles, cet hôtel de La
Ferté-Bernard comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la
duchesse, mais ces intimes que je n’avais jamais vus
n’étaient pour moi que des noms célèbres et
poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui
n’étaient elles aussi que des noms, ne faisaient
qu’agrandir et protéger le mystère de la duchesse
en étendant autour d’elle un vaste halo qui allait tout au
plus en se dégradant. : Park and Suites avis
Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe
devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de
Méséglise, la force de mon désir
m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait
surgir pour le satisfaire ; si dans l’obscurité je sentais
tout d’un coup passer une robe, la violence même du plaisir
que j’éprouvais m’empêchait de croire que ce
frôlement fût fortuit et j’essayais d’enfermer
dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique avait
pour moi quelque chose de si réel, que si j’avais pu y
lever et y posséder une femme, il m’eût
été impossible de ne pas croire que c’était
l’antique volupté qui allait nous unir, cette femme
eût-elle été une simple raccrocheuse postée
là tous les soirs, mais à laquelle auraient
prêté leur mystère l’hiver, le
dépaysement, l’obscurité et le moyen âge. Je
songeais à l’avenir : essayer d’oublier Mme de La
Ferté-Bernard me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la
première fois, possible, facile peut-être. Dans le calme
absolu de ce quartier, j’entendais devant moi des paroles et des
rires qui devaient venir de promeneurs à demi avinés qui
rentraient. Je m’arrêtais pour les voir, je regardais du
côté où j’avais entendu le bruit. Mais
j’étais obligé d’attendre longtemps, car le
silence environnant était si profond qu’il avait
laissé passer avec une netteté et une force
extrêmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs
arrivaient non pas devant moi comme j’avais cru, mais fort loin
derrière. Soit que le croisement des rues, l’interposition
des maisons eussent causé par réfraction cette erreur
d’acoustique, soit qu’il soit très difficile de
situer un son dont la place ne nous est pas connue, je
m’étais trompé, tout autant sur la distance, que
sur la direction. : Park and Suites mauvais payeurs
Il y eut une scène à la maison parce que je
n’accompagnai pas mon père à un dîner
officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur
nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant. Les
différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi
l’une l’autre. On refuse dédaigneusement, à
cause de ce qu’on aime et qui vous sera un jour si égal,
de voir ce qui vous est égal aujourd’hui, qu’on
aimera demain, qu’on aurait peut-être pu, si on avait
consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi
abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer, il
est vrai, par d’autres. Les miennes allaient se modifiant.
J’avais l’étonnement d’apercevoir au fond de
moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre,
généralement inspirés par telle espérance
ou telle crainte relatives à Mauricette, à la Mauricette
que je portais en moi. J’aurais dû me dire que
l’autre, la réelle, était peut-être
entièrement différente de celle-là, ignorait tous
les regrets que je lui prêtais, pensait probablement beaucoup
moins à moi non seulement que moi à elle, mais que je ne
la faisais elle-même penser à moi quand
j’étais seul en tête à tête avec ma
Mauricette fictive, cherchais quelles pouvaient être ses vraies
intentions à mon égard et l’imaginais ainsi, son
attention toujours tournée vers moi. : Park and Suites propriétaires
Il s’était assis derrière Mme de Cambremer sur une
chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres
loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la
ravissante élégance de sa jolie tournure cambrée,
de sa fine tête aux cheveux blonds, il soulevait à demi
son corps redressé, un sourire à ses yeux bleus, avec un
mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec
précision dans le rectangle du plan oblique où il
était placé comme une de ces vieilles estampes qui
figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent
de la sorte d’aller au théâtre avec Mme de Cambremer
; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il restait
bravement auprès d’elle au milieu de la foule des amies
plus brillantes qu’il avait là et à qui il
évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme
s’il avait été en mauvaise compagnie. Si alors
passait la princesse de La Ferté-Bernard, belle et
légère comme Diane, laissant traîner
derrière elle un manteau incomparable, faisant se
détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux
(par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de
Beausergent s’absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne
répondait au sourire amical et éblouissant de la
princesse que contraint et forcé et avec la réserve bien
élevée et la charitable froideur de quelqu’un dont
l’amabilité peut être devenue momentanément
gênante.Mme de Cambremer n’eût-elle pas su que la
baignoire appartenait à la princesse qu’elle eût
cependant reconnu que Mme de La Ferté-Bernard était
l’invitée, à l’air
d’intérêt plus grand qu’elle portait au
spectacle de la scène et de la salle afin d’être
aimable envers son hôtesse. Mais en même temps que cette
force centrifuge, une force inverse développée par le
même désir d’amabilité ramenait
l’attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son
aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse
elle-même, dont la cousine semblait se proclamer la sujette,
l’esclave, venue ici seulement pour la voir, prête à
la suivre ailleurs s’il avait pris fantaisie à la
titulaire de la loge de s’en aller, et ne regardant que comme
composée d’étrangers curieux à
considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant
nombre d’amis dans la loge desquels elle se trouvait
d’autres semaines et à l’égard de qui elle ne
manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme exclusif,
relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était
étonnée de voir la duchesse ce soir. : Park and Suites mauvais payeurs
Il me semblait alors que dans quelques années, après que
nous nous serions oubliés l’un l’autre, quand je
pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu’en
ce moment j’étais en train de lui écrire
n’avait été nullement sincère, elle me
répondrait : « Comment, vous, vous m’aimiez ? Si
vous saviez comme je l’attendais, cette lettre, comme
j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer !
» La pensée, pendant que je lui écrivais,
aussitôt rentré de chez sa mère, que
j’étais peut-être en train de consommer
précisément ce malentendu-là, cette pensée
par sa tristesse même, par le plaisir d’imaginer que
j’étais aimé de Mauricette, me poussait à
continuer ma lettre.Si, au moment de quitter Mme Manfred quand son
« thé » finissait, je pensais à ce que
j’allais écrire à sa fille, Mme Cottard, elle, en
s’en allant, avait eu des pensées d’un
caractère tout différent. Faisant sa « petite
inspection », elle n’avait pas manqué de
féliciter Mme Manfred sur les meubles nouveaux, les
récentes « acquisitions » remarquées dans le
salon. Elle pouvait d’ailleurs y retrouver, quoique en bien petit
nombre, quelques-uns des objets qu’Sylvette avait autrefois dans
l’hôtel de la rue Lapérouse, notamment ses animaux
en matières précieuses, ses fétiches.Mais Mme
Manfred ayant appris d’un ami qu’elle
vénérait le mot « tocard » — lequel
avait ouvert de nouveaux horizons parce qu’il désignait
précisément les choses que quelques années
auparavant elle avait trouvées « chic » —
toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans leur
retraite le treillage doré qui servait d’appui aux
chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le
papier à lettres à couronne (pour ne pas parler des louis
en carton semés sur les cheminées et que, bien avant
qu’elle connût Manfred, un homme de goût lui avait
conseillé de sacrifier). D’ailleurs dans le
désordre artiste, dans le pêle-mêle d’atelier,
des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui les
faisaient aussi différentes que possible des salons blancs que
Mme Manfred eut un peu plus tard, l’Extrême-Orient reculait
de plus en plus devant l’invasion du xviiie siècle ; et
les coussins que, afin que je fusse plus « confortable »,
Mme Manfred entassait et pétrissait derrière mon dos
étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus comme
autrefois de dragons chinois. Dans la chambre où on la trouvait
le plus souvent et dont elle disait : « Oui, je l’aime
assez, je m’y tiens beaucoup ; je ne pourrais pas vivre au milieu
de choses hostiles et pompier ; c’est ici que je travaille
» (sans d’ailleurs préciser si c’était
à un tableau, peut-être à un livre, le goût
d’en écrire commençait à venir aux femmes
qui aiment à faire quelque chose et à ne pas être
inutiles), elle était entourée de Saxe (aimant cette
dernière sorte de porcelaine, dont elle prononçait le nom
avec un accent anglais, jusqu’à dire à propos de
tout : : Park and Suites propriétaires
Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle
à manger — tandis que nous déjeunions et que, de la
gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques
gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent
dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme
une plume et sonore comme une cithare — il parut cruel à
ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle
vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui,
comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la
laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si
complètement que son azur avait l’air d’être
la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du
verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le
môle » ou au fond du « boudoir » dont parle
Beaudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer
» ce n’était pas — bien différent du
rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et
tremblant — celui qui en ce moment brûlait la mer comme une
topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la
bière, écumante comme du lait, tandis que par moments
s’y promenaient çà et là de grandes ombres
bleues, que quelque dieu semblait s’amuser à
déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. Malheureusement ce
n’était pas seulement par son aspect que différait
de la « salle » de Combray donnant sur les maisons
d’en face, cette salle à manger de Balbec, nue, emplie de
soleil vert comme l’eau d’une piscine, et à quelques
mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour
élevaient, comme devant la cité céleste, un
rempart indestructible et mobile d’émeraude et d’or.
À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je
ne me souciais de personne. : Park and Suites proprietaires
Et pourtant, de même que la pitié pour le malheur
n’est peut-être pas très exacte, car par
l’imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle
le malheureux obligé de lutter contre elle ne songe pas à
s’attendrir, de même la méchanceté n’a
probablement pas dans l’âme du méchant cette pure et
voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La
haine l’inspire, la colère lui donne une ardeur, une
activité qui n’ont rien de très joyeux ; il
faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant
croit que c’est un méchant qu’il fait souffrir.
Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle
faisait souffrir était loin d’être
intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer,
elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque
et donnait une leçon à une mauvaise camarade.
Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet
incident puisque je n’avais eu ni le courage ni la puissance de
l’empêcher ; il m’eût été trop
pénible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler
aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui animaient les
bourreaux de cette débutante.Mais le commencement de cette
représentation m’intéressa encore d’une autre
manière. Il me fit comprendre en partie la nature de
l’illusion dont Saint-Loup était victime à
l’égard de Rachel et qui avait mis un abîme entre
les images que nous avions de sa maîtresse, lui et moi, quand
nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel
jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite
pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme.
Rachel avait un de ces visages que l’éloignement —
et pas nécessairement celui de la salle à la
scène, le monde n’étant pour cela qu’un plus
grand théâtre — dessine et qui, vus de près,
retombent en poussière. Placé à côté
d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie
lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien
d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait
d’être visible et, des joues effacées,
résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez
si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être
l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant
qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si
jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce
n’était pas mon cas, mais c’était celui de
Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois.
Alors, il s’était demandé comment
l’approcher, comment la connaître, en lui
s’était ouvert tout un domaine merveilleux — celui
où elle vivait — d’où émanaient des
radiations délicieuses, mais où il ne pourrait
pénétrer. Il sortit du théâtre se disant
qu’il serait fou de lui écrire, qu’elle ne lui
répondrait pas, tout prêt à donner sa fortune et
son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde
tellement supérieur à ces réalités trop
connues, un monde embelli par le désir et le rêve, quand
du théâtre, vieille petite construction qui avait
elle-même l’air d’un décor, il vit, à
la sortie des artistes, par une porte déboucher la troupe gaie
et gentiment chapeautée des artistes qui avaient joué.
Des jeunes gens qui les connaissaient étaient là à
les attendre. Le nombre des pions humains étant moins nombreux
que celui des combinaisons qu’ils peuvent former, dans une salle
où font défaut toutes les personnes qu’on pouvait
connaître, il s’en trouve une qu’on ne croyait jamais
avoir l’occasion de revoir et qui vient si à point que le
hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se
fût sans doute substitué si nous avions été
non dans ce lieu mais dans un différent où seraient
nés d’autres désirs et où se serait
rencontrée quelque autre vieille connaissance pour les seconder.
Les portes d’or du monde des rêves s’étaient
refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l’eût vue
sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu
d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant
que, n’étant plus seul, il n’avait plus le
même pouvoir de rêver qu’au théâtre
devant elle. Mais, bien qu’il ne pût plus
l’apercevoir, elle continuait à régir ses actes
comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même
pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos
yeux. Aussi, le désir de la comédienne aux fins traits
qui n’étaient même pas présents au souvenir
de Robert, fit que, sautant sur l’ancien camarade qui par hasard
était là, il se fit présenter à la personne
sans traits et aux taches de rousseur, puisque c’était la
même, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir
laquelle des deux cette même personne était en
réalité. Elle était pressée, elle
n’adressa même pas cette fois-là la parole à
Saint-Loup, et ce ne fut qu’après plusieurs jours
qu’il put enfin, obtenant qu’elle quittât ses
camarades, revenir avec elle. Il l’aimait déjà. Le
besoin de rêve, le désir d’être heureux par
celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps
n’est pas nécessaire pour qu’on confie toutes ses
chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant
n’était qu’une apparition fortuite, inconnue,
indifférente, sur les planchers de la scène. : Park and Suites propriétaires
Et parfois, dans le velours bleu du corsage un soupçon de
crevé Henri II, dans la robe de satin noir un léger
renflement qui, soit aux manches, près des épaules,
faisaient penser aux « gigots » 1830, soit, au contraire,
sous la jupe « aux paniers » Louis XV, donnaient à
la robe un air imperceptible d’être un costume, et en
insinuant sous la vie présente comme une réminiscence
indiscernable du passé, mêlaient à la personne de
Mme Manfred le charme de certaines héroïnes historiques ou
romanesques. Et si je lui faisais remarquer : « Je ne joue pas au
golf comme plusieurs de mes amies, disait-elle. Je n’aurais
aucune excuse à être comme elles, vêtues de
sweaters. »Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une
visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir
à une autre, Mme Manfred en passant près de moi, me
prenait une seconde à part : « Je suis spécialement
chargée par Mauricette de vous inviter à déjeuner
pour après-demain. Comme je n’étais pas certaine de
vous voir, j’allais vous écrire si vous
n’étiez pas venu. » Je continuais à
résister. Et cette résistance me coûtait de moins
en moins, parce qu’on a beau aimer le poison qui vous fait du
mal, quand on en est privé par quelque nécessité,
depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas
attacher quelque prix au repos qu’on ne connaissait plus,
à l’absence d’émotions et de souffrances. Si
l’on n’est pas tout à fait sincère en se
disant qu’on ne voudra jamais revoir celle qu’on aime, on
ne le serait pas non plus en disant qu’on veut la revoir. Car,
sans doute, on ne peut supporter son absence qu’en se la
promettant courte, en pensant au jour où on se retrouvera, mais
d’autre part on sent à quel point ces rêves
quotidiens d’une réunion prochaine et sans cesse
ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui
pourrait être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle
qu’on va revoir celle qu’on aime donnerait une commotion
peu agréable. Ce qu’on recule maintenant de jour en jour,
ce n’est plus la fin de l’intolérable
anxiété causée par la séparation,
c’est le recommencement redouté d’émotions
sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère
le souvenir docile qu’on complète à son gré
de rêveries où celle qui, dans la réalité,
ne vous aime pas vous fait au contraire des déclarations, quand
vous êtes tout seul ; ce souvenir qu’on peut arriver, en y
mêlant peu à peu beaucoup de ce qu’on désire,
à rendre aussi doux qu’on veut, comme on le
préfère à l’entretien ajourné
où on aurait affaire à un être à qui on ne
dicterait plus à son gré les paroles qu’on
désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les
violences inattendues. Nous savons tous, quand nous n’aimons
plus, que l’oubli, même le souvenir vague ne causent pas
tant de souffrances que l’amour malheureux. C’est
d’un tel oubli anticipé que je préférais,
sans me l’avouer, la reposante douceur. : Park and Suites proprietaires
Et l’église — entrant dans mon attention avec le
Café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon
chemin, avec la gare où j’allais retourner — faisait
un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin
d’après-midi, dans laquelle la coupe moelleuse et
gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la
même lumière qui baignait les cheminées des maisons
mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne
voulus plus penser qu’à la signification éternelle
des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j’avais
vu les statues moulées au musée du Trocadéro et
qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde
du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure
bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils
semblaient s’avancer d’un air de bienvenue en chantant
l’Alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que
leur expression était immuable comme celle d’un mort et ne
se modifiait que si on tournait autour d’eux. Je me disais :
c’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette
place qui a l’air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde
qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai
vu jusqu’ici c’était des photographies de cette
église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si
célèbres, les moulages seulement. Maintenant c’est
l’église elle-même, c’est la statue
elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c’est bien
plus. : Park and Suites propriétaires
Et l’église — entrant dans mon attention avec le
Café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon
chemin, avec la gare où j’allais retourner — faisait
un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin
d’après-midi, dans laquelle la coupe moelleuse et
gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la
même lumière qui baignait les cheminées des maisons
mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne
voulus plus penser qu’à la signification éternelle
des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j’avais
vu les statues moulées au musée du Trocadéro et
qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde
du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure
bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils
semblaient s’avancer d’un air de bienvenue en chantant
l’Alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que
leur expression était immuable comme celle d’un mort et ne
se modifiait que si on tournait autour d’eux. Je me disais :
c’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette
place qui a l’air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde
qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai
vu jusqu’ici c’était des photographies de cette
église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si
célèbres, les moulages seulement. Maintenant c’est
l’église elle-même, c’est la statue
elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c’est bien
plus. : Park and Suites mauvais payeurs
Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans
quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la
Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur
les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et
qu’une artiste médiocre eût détachés
l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une
inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas
qu’on perçut le vers. N’est-ce pas
déjà un premier élément de
complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant
une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la
fois pareil et autre que la rime précédente, qui est
motivé par elle, mais y introduit la variation d’une
idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent,
l’un de pensée, l’autre de métrique ? Mais la
Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même
les « tirades », dans des ensembles plus vastes
qu’eux-mêmes, à la frontière desquels
c’était un charme de les voir obligés de
s’arrêter, s’interrompre ; ainsi un poète
prend plaisir à faire hésiter un instant, à la
rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à
confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les
contrarie et les entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge
moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces
vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient
ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la
reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints
d’après des modèles différents, on
reconnaît un peintre. : Park and Suites propriétaires
Elle revint sur ses pas, je ne pouvais détacher mes yeux de son
visage de plus en plus large, pareil à un soleil qu’on
pourrait fixer et qui s’approcherait jusqu’à venir
tout près de vous, se laissant regarder de près, vous
éblouissant d’or et de rouge. Elle posa sur moi son regard
perçant, mais comme les employés fermaient les
portières, le train se mit en marche ; je la vis quitter la gare
et reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant : je
m’éloignais de l’aurore. Que mon exaltation
eût été produite par cette fille, ou au contraire
eût causé la plus grande partie du plaisir que
j’avais eu à me trouver près d’elle, en tous
cas elle était si mêlée à lui que mon
désir de la revoir était avant tout le désir moral
de ne pas laisser cet état d’excitation périr
entièrement, de ne pas être séparé à
jamais de l’être qui y avait, même à son insu,
participé. Ce n’est pas seulement que cet état
fût agréable. C’est surtout que (comme la tension
plus grande d’une corde ou la vibration plus rapide d’un
nerf produit une sonorité ou une couleur différente) il
donnait une autre tonalité à ce que je voyais, il
m’introduisait comme acteur dans un univers inconnu et infiniment
plus intéressant ; cette belle fille que j’apercevais
encore, tandis que le train accélérait sa marche,
c’était comme une partie d’une vie autre que celle
que je connaissais, séparée d’elle par un
liséré, et où les sensations
qu’éveillaient les objets n’étaient plus les
mêmes ; et d’où sortir maintenant eût
été comme mourir à moi-même. Pour avoir la
douceur de me sentir du moins attaché à cette vie, il
eût suffi que j’habitasse assez près de la petite
station pour pouvoir venir tous les matins demander du café au
lait à cette paysanne. Mais, hélas ! elle serait toujours
absente de l’autre vie vers laquelle je m’en allais de plus
en plus vite et que je ne me résignais à accepter
qu’en combinant des plans qui me permettraient un jour de
reprendre ce même train et de m’arrêter à
cette même gare, projet qui avait aussi l’avantage de
fournir un aliment à la disposition intéressée,
active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de
notre esprit car il se détourne volontiers de l’effort
qu’il faut pour approfondir en soi-même, d’une
façon générale et
désintéressée, une impression agréable que
nous avons eue. Et comme d’autre part nous voulons continuer
à penser à elle, il préfère
l’imaginer dans l’avenir, préparer habilement les
circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous
apprend rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la
recréer en nous-même et nous permet d’espérer
la recevoir de nouveau du dehors. : Park and Suites avis
Elle n’était pas située tellement loin de Paris que
je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère
et ma grand’mère et coucher dans mon lit. Aussitôt
que je l’eus compris, troublé d’un douloureux
désir, j’eus trop peu de volonté pour
décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la
ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de
porter ma valise jusqu’à un fiacre et pour ne pas prendre,
en marchant derrière lui, l’âme dépourvue
d’un voyageur qui surveille ses affaires et qu’aucune
grand’mère n’attend, pour ne pas monter dans la
voiture avec la désinvolture de quelqu’un qui, ayant
cessé de penser à ce qu’il veut, a l’air de
savoir ce qu’il veut, et ne pas donner au cocher l’adresse
du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher
cette nuit-là à l’hôtel où je
descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec
cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je
l’attendis à la porte du quartier, devant ce grand
vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d’où,
à chaque instant, car c’était six heures du soir,
des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme
s’ils descendaient à terre dans quelque port exotique
où ils eussent momentanément stationné. Il faut
que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup ; soyez assez
gentil pour aller m’attendre dans ma chambre, c’est la
seconde à droite, au troisième étage, je vous
rejoins dans un moment.Et, partant au pas de charge,
précédé de son monocle qui volait en tous sens, il
marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à
ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y
monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes
étudiée comme dans quelque tableau historique et
s’il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors
qu’il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu’il
avait louée pour le temps qu’il resterait à
Doncières et qui était sise sur une place, nommée,
comme par une ironie anticipée à l’égard de
ce napoléonide, Place de la République ! Je
m’engageai dans l’escalier, manquant à chaque pas de
glisser sur ces marches cloutées, apercevant des
chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et
des paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai
un instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer
; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais
que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait
quelqu’un. Mais ce n’était que le feu allumé
qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il
déplaçait les bûches et fort maladroitement.
J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. : Park and Suites propriétaires
Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi
en une autre matière que les autres. Quand j’arrivai au
coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en
plein vent des photographies aimées de Françoise, il me
sembla que la voiture, entraînée par des centaines de
tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner
d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que
les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un
passé glissant, triste et doux. Il était,
d’ailleurs, fait de tant de passés différents
qu’il m’était difficile de reconnaître la
cause de ma mélancolie, si elle était due à ces
marches au-devant de Valèrie et dans la crainte qu’elle ne
vînt pas, à la proximité d’une certaine
maison où on m’avait dit qu’Françoise
était allée avec Andrée, à la signification
philosophique que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille
fois avec une passion qui ne dure plus et qui n’a pas
porté de fruit, comme celui où, après le
déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si
fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de
colle, l’affiche de Phèdre et celle du Domino noir.
Arrivé aux Champs-Élysées, comme je
n’étais pas très désireux d’entendre
tout le concert qui était donné chez les Saint-Aignan, je
fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter
à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus
frappé par le spectacle d’une voiture qui était en
train de s’arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la
taille voûtée, était plutôt posé
qu’assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts
qu’aurait faits un enfant à qui on aurait
recommandé d’être sage. Mais son chapeau de paille
laissait voir une forêt indomptée de cheveux
entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la
neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de
son menton. : Park and Suites avis
D’autres fois, c’était tout près de moi que
le soleil riait sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui
que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le
soleil s’étale çà et là comme un
géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les
pentes) moins l’humidité du sol que la liquide
mobilité de la lumière. Au reste, dans cette
brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du monde
pour du reste y faire passer, pour y accumuler la lumière,
c’est elle surtout, selon la direction d’où elle
vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace
et situe les vallonnements de la mer. La diversité de
l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation
d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts
qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait
un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand, le
matin, le soleil venait de derrière l’hôtel,
découvrant devant moi les grèves illuminées
jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en
montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la
route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié
à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des
heures. Et dès ce premier matin le soleil me désignait au
loin, d’un doigt souriant, ces cimes bleues de la mer qui
n’ont de nom sur aucune carte géographique,
jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade
à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et
de leurs avalanches, il vînt se mettre à l’abri du
vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et
égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la
malle ouverte, où par sa splendeur même et son luxe
déplacé, il ajoutait encore à l’impression
du désordre. : Park and Suites propriétaires
D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible
s’exerçait entre ces astres divers et à chaque
table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les
tables où ils n’étaient pas, exception faite pour
quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener
un écrivain célèbre, s’évertuait
à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante,
des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient.
L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas
l’incessante révolution des servants innombrables,
lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les
dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une
zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des
hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais
malgré ces raisons particulières, leur course
perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager
la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises
derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières,
occupées à des calculs sans fin, semblaient deux
magiciennes occupées à prévoir par des calculs
astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire
dans cette voûte céleste conçue selon la science du
moyen âge. Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce
que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient
pas des planètes et qu’ils n’avaient pas
pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous
débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet
d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils
dînaient avec telle ou telle personne, que le repas
coûterait à peu près tant et qu’ils
recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument
insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes
commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de
besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des
paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur
donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient
mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et
n’étaient consolés que si quelque client de
l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis
été employés, les reconnaissant, leur adressait la
parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui
n’était pas buvable, ce qui les remplissait
d’orgueil. : Park and Suites proprietaires
D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible
s’exerçait entre ces astres divers et à chaque
table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les
tables où ils n’étaient pas, exception faite pour
quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener
un écrivain célèbre, s’évertuait
à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante,
des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient.
L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas
l’incessante révolution des servants innombrables,
lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les
dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une
zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des
hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais
malgré ces raisons particulières, leur course
perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager
la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises
derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières,
occupées à des calculs sans fin, semblaient deux
magiciennes occupées à prévoir par des calculs
astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire
dans cette voûte céleste conçue selon la science du
moyen âge. Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce
que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient
pas des planètes et qu’ils n’avaient pas
pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous
débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet
d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils
dînaient avec telle ou telle personne, que le repas
coûterait à peu près tant et qu’ils
recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument
insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes
commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de
besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des
paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur
donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient
mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et
n’étaient consolés que si quelque client de
l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis
été employés, les reconnaissant, leur adressait la
parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui
n’était pas buvable, ce qui les remplissait
d’orgueil. : Park and Suites proprietaires
C’était, à côté de Jupien qui se
multipliait pour lui, M. de Pondichéry convalescent d’une
attaque d’apoplexie que j’avais ignorée (on
m’avait seulement dit qu’il avait perdu la vue ; or il ne
s’était agi que de troubles passagers, car il voyait de
nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là
il se fût teint et qu’on lui eût interdit de
continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en
une sorte de précipité chimique, rendu visible et
brillant tout le métal dont étaient saturées et
que lançaient comme autant de geysers les mèches
maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant
qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la
majesté shakespearienne d’un roi Lear. Les yeux
n’étaient pas restés en dehors de cette convulsion
totale, de cette altération métallurgique de la
tête. Mais, par un phénomène inverse, ils avaient
perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est
qu’on sentait que cet éclat perdu était la
fierté morale, et que par là la vie physique et
même intellectuelle de M. de Pondichéry survivait à
l’orgueil aristocratique, qu’on avait pu croire un moment
faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute
aussi chez le prince de Saint-Aignan, passa en Victoria Mme de
Sainte-Croix, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui.
Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant, lui souffla
à l’oreille que c’était une personne de
connaissance, Mme de Sainte-Croix. Et aussitôt, avec une peine
infinie et toute l’application d’un malade qui veut se
montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles,
M. de Pondichéry se découvrit, s’inclina, et salua
Mme de Sainte-Croix avec le même respect que si elle avait
été la reine de France. Peut-être y avait-il dans
la difficulté même que M. de Pondichéry avait
à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant
qu’il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un
malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le
faisait et flatteur pour celle à qui il s’adressait, les
malades exagérant la politesse, comme les rois. : Park and Suites proprietaires
Alors, de l’hôtel, j’envoyais quelqu’un au
quartier, avec un mot pour Saint-Loup : je lui disais que si cela lui
était matériellement possible — je savais que
c’était très difficile — il fût assez
bon pour passer un instant. Au bout d’une heure il arrivait ; et
en entendant son coup de sonnette je me sentais délivré
de mes préoccupations. Je savais, que si elles étaient
plus fortes que moi, il était plus fort qu’elles, et mon
attention se détachait d’elles et se tournait vers lui qui
avait à décider. Il venait d’entrer, et
déjà il avait mis autour de moi le plein air où il
déployait tant d’activité depuis le matin, milieu
vital fort différent de ma chambre et auquel je m’adaptais
immédiatement par des réactions appropriées.
lé, vous vous êtes mis martel en tête pour une chose
qui, je vous assure, est sans aucune conséquence, mais
maintenant qu’elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre
oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la
déminéralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous
endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous
vos fenêtres ; mais aussitôt après, je pense que
vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir à
dîner.Mais un peu plus tard j’allai souvent voir le
régiment faire du service en campagne, quand je commençai
à m’intéresser aux théories militaires que
développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que
cela devint le désir de mes journées de voir de plus
près leurs différents chefs, comme quelqu’un qui
fait de la musique sa principale étude et vit dans les concerts
a du plaisir à fréquenter les cafés où
l’on est mêlé à la vie des musiciens de
l’orchestre. Pour arriver au terrain de manœuvres il me
fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner,
l’envie de dormir faisait par moments tomber ma tête comme
un vertige. Le lendemain, je m’apercevais que je n’avais
pas plus entendu la fanfare, qu’à Balbec, le lendemain des
soirs où Saint-Loup m’avait emmené dîner
à Rivebelle, je n’avais entendu le concert de la plage. Et
au moment où je voulais me lever, j’en éprouvais
délicieusement l’incapacité ; je me sentais
attaché à un sol invisible et profond par les
articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles
musculeuses et nourricières. : Park and Suites propriétaires