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lundi 6 janvier 2014
Car dans le sien je n’aurais trouvé que de l’intelligence, de l’intelligence supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de La Ferté-Bernard, et qui m’eût fourni sur la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable, je l’imaginais à l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d’un fiévreux, ce que je demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre,
Sur
l’extrême différence qu’il y a entre
l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et
l’impression factice que nous nous en donnons quand
volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne
m’arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle
indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours
où il était aimé, parce que sous cette phrase il
voyait autre chose qu’eux, et de la douleur subite que lui avait
causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours
eux-mêmes, tels qu’il les avait jadis sentis, je comprenais
trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de
la serviette, le goût de la madeleine avaient
réveillé en moi n’avait aucun rapport avec ce que
je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de
Versailles, à l’aide d’une mémoire uniforme ;
et je comprenais que la vie pût être jugée
médiocre bien qu’à certains moments elle
parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur
tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne
gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la
déprécie. : Park and Suites proprietaires
Et il y a dans ces situations prises à faux, dans
l’affectation de la froideur, un sortilège qui vous y fait
persévérer. À force d’écrire :
« Depuis que nos cœurs sont désunis » pour que
Mauricette me répondît : « Mais ils ne le sont pas,
expliquons-nous », j’avais fini par me persuader
qu’ils l’étaient. En répétant toujours
: « La vie a pu changer pour nous, elle n’effacera pas le
sentiment que nous eûmes », par désir de
m’entendre dire enfin : « Mais il n’y a rien de
changé, ce sentiment est plus fort que jamais », je vivais
avec l’idée que la vie avait changé en effet, que
nous garderions le souvenir du sentiment qui n’était plus,
comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent
par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que j’avais
à écrire à Mauricette, je me reportais à ce
changement imaginé et dont l’existence, désormais
tacitement reconnue par le silence qu’elle gardait à ce
sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous. Puis
Mauricette cessa de s’en tenir à la
prétérition. Elle-même adopta mon point de vue ; et
comme dans les toasts officiels, où le chef d’État
qui est reçu reprend peu à peu les mêmes
expressions dont vient d’user le chef d’État qui le
reçoit, chaque fois que j’écrivais à
Mauricette : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du
temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua
pas de répondre : « La vie a pu nous séparer, elle
ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront toujours
chères » (nous aurions été bien
embarrassés de dire pourquoi « la vie » nous avait
séparés, quel changement s’était produit).
Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais
dans une lettre que j’avais appris la mort de notre vieille
marchande de sucre d’orge des Champs-Élysées, comme
je venais d’écrire ces mots : « J’ai
pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a
remué bien des souvenirs », je ne pus
m’empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au
passé, et comme s’il s’agissait d’un mort
déjà presque oublié, de cet amour auquel
malgré moi je n’avais jamais cessé de penser comme
étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus
tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se
voir. Les lettres de Mauricette avaient la délicatesse de celles
que j’écrivais aux indifférents, et me donnaient
les mêmes marques apparentes d’affection si douces pour moi
à recevoir d’elle. : Park and Suites propriétaires
Et il ne savait pas si un petit « lever de soleil sur la mer
», qu’Elstir lui avait donné, ne valait pas une
fortune.Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa
poche, continuer à dîner, commencer à demander ses
affaires, se lever pour partir, et nous étions tellement
sûrs de l’avoir choqué par notre démarche que
nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous
l’avions redouté) de partir sans avoir été
remarqués par lui. Nous ne pensions pas un seul instant à
une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la plus importante,
c’est que notre enthousiasme pour Elstir, de la
sincérité duquel nous n’aurions pas permis
qu’on doutât et dont nous aurions pu, en effet, donner
comme témoignage notre respiration entrecoupée par
l’attente, notre désir de faire n’importe quoi de
difficile ou d’héroïque pour le grand homme,
n’était pas, comme nous nous le figurions, de
l’admiration, puisque nous n’avions jamais rien vu
d’Elstir ; notre sentiment pouvait avoir pour objet
l’idée creuse de « un grand artiste », non pas
une œuvre qui nous était inconnue. C’était
tout au plus de l’admiration à vide, le cadre nerveux,
l’armature sentimentale d’une admiration sans contenu,
c’est-à-dire quelque chose d’aussi indissolublement
attaché à l’enfance que certains organes qui
n’existent plus chez l’homme adulte ; nous étions
encore des enfants. Elstir cependant allait arriver à la porte,
quand tout à coup il fit un crochet et vint à nous.
J’étais transporté d’une délicieuse
épouvante comme je n’aurais pu en éprouver quelques
années plus tard, parce que, en même temps que
l’âge diminue la capacité, l’habitude du monde
ôte toute idée de provoquer d’aussi étranges
occasions de ressentir ce genre d’émotions. : Park and Suites proprietaires
Et Françoise après un signe modeste, évasif et
ravi dont la signification était à peu près :
« Chacun son genre ; ici c’est à la
simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman
n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir
plus de chevaux que les La Ferté-Bernard, c’était
nous, mais Jupien avait raison de dire « vous », car, sauf
pour certains plaisirs d’amour-propre purement personnels —
comme celui, quand elle toussait sans arrêter et que toute la
maison avait peur de prendre son rhume, de prétendre, avec un
ricanement irritant, qu’elle n’était pas
enrhumée — pareille à ces plantes qu’un
animal auquel elles sont entièrement unies nourrit
d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles
et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable
résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ;
c’est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de
vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les
petites satisfactions d’amour-propre dont était
formée — en y ajoutant le droit reconnu d’exercer
librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne
comportant la petite gorgée d’air à la
fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans
la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour
aller voir sa nièce — la part de contentement
indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Françoise
avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une
maison où tous les titres honorifiques de mon père
n’étaient pas encore connus, à un mal qu’elle
appelait elle-même l’ennui, l’ennui dans ce sens
énergique qu’il a chez Corneille ou sous la plume des
soldats qui finissent par se suicider parce qu’ils
s’« ennuient » trop après leur fiancée,
leur village. L’ennui de Françoise avait été
vite guéri par Jupien précisément, car il lui
procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que
celui qu’elle aurait eu si nous nous étions
décidés à avoir une voiture. — « Du
bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur
la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à
tous que si nous n’avions pas d’équipage,
c’est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise
vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d’employé dans
un ministère. Giletier d’abord avec la « gamine
» que ma grand’mère avait prise pour sa fille, il
avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la
petite qui presque encore enfant savait déjà très
bien recoudre une jupe, quand ma grand’mère était
allée autrefois faire une visite à Mme de Villeparisis,
s’était tournée vers la couture pour dames et
était devenue jupière. : Park and Suites proprietaires
Et en même temps la duchesse pensait justifier par là
toute la conduite qu’elle tenait à l’égard de
Valèrie, ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la
famille, au point de vue même des intérêts et de la
succession de Marcel. Mais parfois les jugements qu’on porte
reçoivent des faits qu’on ignore et qu’on
n’eût pu supposer une justification apparente.
Valèrie, qui tenait sans doute un peu de l’ascendance de
sa mère (et c’est bien cette facilité que
j’avais, sans m’en rendre compte, escomptée, en lui
demandant de me faire connaître de très jeunes filles),
tira, après réflexion, de la demande que j’avais
faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la
famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j’avais
pu supposer et, revenant vers moi, me dit : « Si vous le
permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la
présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit
Mortemart et d’autres bambins sans intérêt. Je suis
sûre qu’elle sera une gentille amie pour vous. » Je
lui demandai si Marcel avait été content d’avoir
une fille : « Oh ! il était tout fier d’elle. Mais,
naturellement, je crois tout de même qu’étant
donné ses goûts, dit naïvement Valèrie, il
aurait préféré un garçon. » Cette
fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer
à sa mère qu’elle épouserait un prince royal
et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa
femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car
elle n’avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille
plus bas que le niveau d’où elle était partie. Il
fut alors extrêmement difficile de faire croire aux
générations nouvelles que les parents de cet obscur
ménage avaient eu une grande situation. : Park and Suites propriétaires
Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son
valet de pied, le maître d’hôtel entendaient les
coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir,
mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui
s’accordent quand un concert va bientôt recommencer et
qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes
d’entr’acte. Aussi quand, les coups commençant
à se répéter et à devenir plus insistants,
nos domestiques se mettaient à y prendre garde et estimant
qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux et que
la reprise du travail était proche, à un tintement de la
sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir
et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette
devant la porte ; Françoise, après quelques
réflexions sur nous, telles que « ils ont sûrement
la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son
sixième, et le maître d’hôtel ayant
été chercher du papier à lettres dans ma chambre
expédiait rapidement sa correspondance
privée.Malgré l’air de morgue de leur maître
d’hôtel, Françoise avait pu, dès les premiers
jours, m’apprendre que les La Ferté-Bernard
n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit
immémorial, mais d’une location assez récente, et
que le jardin sur lequel il donnait du côté que je ne
connaissais pas était assez petit et semblable à tous les
jardins contigus ; et je sus enfin qu’on n’y voyait ni
gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier
à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni
châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que
péages, ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. : Park and Suites propriétaires
Et à propos des relations bourgeoises que le prince avait
à Doncières, il convient de dire ceci. Le
lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du
médecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au
Conservatoire. Ce dernier couple, de même que le
lieutenant-colonel et sa femme, dînaient chaque semaine chez M.
de Borodino. Ils étaient certes flattés, sachant que,
quand le Prince allait à Paris en permission, il dînait
chez Mme de Pourtalès, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient
: « C’est un simple capitaine, il est trop heureux que nous
venions chez lui. C’est du reste un vrai ami pour nous. »
Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des
démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à
Beauvais, il fit son déménagement, oublia aussi
complètement les deux couples musiciens que le
théâtre de Doncières et le petit restaurant
d’où il faisait souvent venir son déjeuner, et
à leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le
médecin-chef, qui avaient si souvent dîné chez lui,
ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles.Un matin,
Saint-Loup m’avoua, qu’il avait écrit à ma
grand’mère pour lui donner de mes nouvelles et lui
suggérer l’idée, puisque un service
téléphonique fonctionnait entre Doncières et
Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me
faire appeler à l’appareil et il me conseilla
d’être vers quatre heures moins un quart à la poste.
Le téléphone n’était pas encore à
cette époque d’un usage aussi courant
qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de
temps à dépouiller de leur mystère les forces
sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que,
n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule
pensée que j’eus ce fut que c’était bien
long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une
plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide
à mon gré, dans ses brusques changements,
l’admirable féerie à laquelle quelques instants
suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais
présent, l’être à qui nous voulions parler,
et qui restant à sa table, dans la ville qu’il habite
(pour ma grand’mère c’était Paris), sous un
ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas
forcément le même, au milieu de circonstances et de
préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous
dire, se trouve tout à coup transporté à des
centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste
plongé) près de notre oreille, au moment où notre
caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du
conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en
exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa
grand’mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un
livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près
du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit
même où elle se trouve réellement. : Park and Suites avis
Enfin, elle lui demanda s’il consentirait à pardonner.
Aussitôt qu’il eut compris que la rupture était
évitée, il vit tous les inconvénients d’un
rapprochement. D’ailleurs il souffrait déjà moins
et avait presque accepté une douleur dont il faudrait, dans
quelques mois peut-être, retrouver à nouveau la morsure si
sa liaison recommençait. Il n’hésita pas longtemps.
Et peut-être n’hésita-t-il que parce qu’il
était enfin certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de
le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour
qu’elle retrouvât son calme, de ne pas revenir à
Paris au 1er janvier. Or, il n’avait pas le courage d’aller
à Paris sans la voir. D’autre part elle avait consenti
à voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un
véritable congé que le capitaine de Borodino ne voulait
pas lui accorder.Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal
sa maîtresse, après ce qu’il m’avait
raconté. « Elle est violente seulement parce qu’elle
est trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais
c’est un être sublime. Tu ne peux pas t’imaginer les
délicatesses de poésie qu’il y a chez elle. Elle va
passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C’est
« bien », n’est-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu
verras, elle a une grandeur… » Et comme il était
imbu d’un certain langage qu’on parlait autour de cette
femme dans des milieux littéraires : « Elle a quelque
chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que
je veux dire, le poète qui était presque un prêtre.
» Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui
permît à Saint-Loup de demander à sa tante de me
recevoir sans attendre qu’il vînt à Paris. Or, ce
prétexte me fut fourni par le désir que j’avais de
revoir des tableaux d’Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et
moi nous avions connu à Balbec. Prétexte où il y
avait, d’ailleurs, quelque vérité car si, dans mes
visites à Elstir, j’avais demandé à sa
peinture de me conduire à la compréhension et à
l’amour de choses meilleures qu’elle-même, un
dégel véritable, une authentique place de province, de
vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je
commandé le portrait des réalités que je
n’avais pas su approfondir, comme un chemin
d’aubépine, non pour qu’il me conservât leur
beauté mais me la découvrît), maintenant au
contraire, c’était l’originalité, la
séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et
ce que je voulais surtout voir, c’était d’autres
tableaux d’Elstir. : Park and Suites propriétaires
Enfin je voyais clairement : « deux heures de
l’après-midi ! », je sonnais, mais aussitôt je
rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être infiniment
plus long si j’en jugeais par le repos et la vision d’une
immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil.
Pourtant comme celui-ci était causé par
l’entrée de Françoise, entrée qu’avait
elle-même motivée mon coup de sonnette, ce nouveau
sommeil, qui me paraissait avoir dû être plus long que
l’autre et avait amené en moi tant de bien-être et
d’oubli, n’avait duré qu’une demi-minute.Ma
grand’mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais
quelques questions sur la famille Legrandin.Ce n’est pas assez
dire que j’avais rejoint le calme et la santé, car
c’était plus qu’une simple distance qui les avait la
veille séparés de moi, j’avais eu toute la nuit
à lutter contre un flot contraire, et puis je ne me retrouvais
pas seulement auprès d’eux, ils étaient
rentrés en moi. À des points précis et encore un
peu douloureux de ma tête vide et qui serait un jour
brisée, laissant mes idées s’échapper
à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris leur place,
et retrouvé cette existence dont hélas ! jusqu’ici
elles n’avaient pas su profiter.Une fois de plus j’avais
échappé à l’impossibilité de dormir,
au déluge, au naufrage des crises nerveuses. Je ne craignais
plus du tout ce qui me menaçait la veille au soir quand
j’étais démuni de repos. Une nouvelle vie
s’ouvrait devant moi ; sans faire un seul mouvement, car
j’étais encore brisé quoique déjà
dispos, je goûtais ma fatigue avec allégresse ; elle avait
isolé et rompu les os de mes jambes, de mes bras, que je sentais
assemblés devant moi, prêts à se rejoindre, et que
j’allais relever rien qu’en chantant comme
l’architecte de la fable. : Park and Suites proprietaires
Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle
était un aiguillon, elle me disait qu’il était
temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais
quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du
côté de Saint-Aignan, dans mes promenades en voiture avec
Mme de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la vie
comme digne d’être vécue. Combien me le
semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir
être éclaircie, elle qu’on vit dans les
ténèbres ; ramenée au vrai de ce qu’elle
était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme
réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait
écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur
devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les
plus élevés et les plus différents qu’il
faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui,
d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en
faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire
sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer
son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de
forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue,
l’accepter comme une règle, le construire comme une
église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un
obstacle, le conqué rir comme une amitié, le suralimenter
comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de
côté ces mystères qui n’ont probablement leur
explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est
ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et
dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu
le temps que d’être esquissées, et qui ne seront
sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même
du plan de l’architecte. : Park and Suites avis
En tout cas, si j’avais encore la force d’accomplir mon
œuvre, je sentais que la nature des circonstances qui
m’avaient aujourd’hui même au cours de cette
matinée chez la princesse de Saint-Aignan donné à
la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne
pouvoir la réaliser marquerait certainement avant tout dans
celle-ci la forme que j’avais pressentie autrefois dans
l’église de Versailles, au cours de certains jours qui
avaient tant influé sur moi et qui nous reste habituellement
invisible, la forme du Temps. Cette dimension du Temps que
j’avais jadis pressentie dans l’église de
Versailles, je tâcherais de la rendre continuellement sensible
dans une transcription du monde qui serait forcément bien
différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers.
Certes, il est bien d’autres erreurs de nos sens, on a vu que
divers épisodes de ce récit me l’avaient
prouvé, qui faussent pour nous l’aspect réel de ce
monde. Mais enfin je pourrais, à la rigueur, dans la
transcription plus exacte que je m’efforcerais de donner, ne pas
changer la place des sons, m’abstenir de les détacher de
leur cause à côté de laquelle l’intelligence
les situe après coup, bien que faire chanter la pluie au milieu
de la chambre et tomber en déluge dans la cour
l’ébullition de notre tisane, ne doit pas être en
somme plus déconcertant que ce qu’ont fait si souvent les
peintres quand ils peignent très près ou très loin
de nous, selon que les lois de la perspective, l’intensité
des couleurs et la première illusion du regard nous les font
apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement
déplacera ensuite de distances quelquefois énormes. : Park and Suites proprietaires
En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il
m’avait présenté je me redisais sans
m’arrêter une seconde et pourtant sans presque m’en
apercevoir : « Quelle femme délicieuse ! » comme on
chante un refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt
dictées par des dispositions nerveuses que par un jugement
durable. Il n’en est pas moins vrai que si j’eusse eu mille
francs sur moi et qu’il y eût encore des bijoutiers
d’ouverts à cette heure-là, j’eusse
acheté une bague à l’inconnue. Quand les heures de
notre vie se déroulent ainsi que des plans trop
différents, on se trouve donner trop de soi pour des personnes
diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt. Mais
on se sent responsable de ce qu’on leur a dit la veille et on
veut y faire honneur. : Park and Suites proprietaires
En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et
confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque
amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires
de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de
nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race,
par caractères innés et aussi par ces caractères
acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice
buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son
enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange
la salade comme une La Rochefoucauld.À cette heure-là on
apercevait les trois hommes en smoking attendant la femme en retard,
laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois nouvelle et des
écharpes choisies selon un goût particulier à son
amant, après avoir, de son étage, sonné le lift,
sortait de l’ascenseur comme d’une boîte de joujoux.
Et tous les quatre qui trouvaient que le phénomène
international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait
fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s’engouffraient dans
une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là
dans un petit restaurant réputé où ils avaient
avec le cuisinier d’interminables conférences sur la
composition du menu et la confection des plats. Pendant ce trajet la
route bordée de pommiers qui part de Balance n’était
pour eux que la distance qu’il fallait franchir — peu
distincte dans la nuit noire de celle qui séparait leurs
domiciles parisiens du Café Anglais ou de la Tour d’Argent
— avant d’arriver au petit restaurant élégant
où, tandis que les amis du jeune homme riche l’enviaient
d’avoir une maîtresse si bien habillée, les
écharpes de celle-ci tendaient devant la petite
société comme un voile parfumé et souple, mais qui
la séparait du monde. : Park and Suites proprietaires
En attendant ces réalisations après coup d’un
rêve auquel je ne tiendrais plus, à force
d’inventer, comme au temps où je connaissais à
peine Mauricette, des paroles, des lettres, où elle implorait
mon pardon, avouait n’avoir jamais aimé que moi et
demandait à m’épouser, une série de douces
images incessamment recréées finirent par prendre plus de
place dans mon esprit que la vision de Mauricette et du jeune homme,
laquelle n’était plus alimentée par rien. Je serais
peut-être dès lors retourné chez Mme Manfred sans
un rêve que je fis et où un de mes amis, lequel
n’était pourtant pas de ceux que je me connaissais,
agissait envers moi avec la plus grande fausseté et croyait
à la mienne. Brusquement réveillé par la
souffrance que venait de me causer ce rêve et voyant
qu’elle persistait, je repensai à lui, cherchai à
me rappeler quel était l’ami que j’avais vu en
dormant et dont le nom espagnol n’était déjà
plus distinct. À la fois Joseph et Pharaon, je me mis à
interpréter mon rêve. Je savais que dans beaucoup
d’entre eux il ne faut tenir compte ni de l’apparence des
personnes, lesquelles peuvent être déguisées et
avoir interchangé leurs visages, comme ces saints mutilés
des cathédrales que des archéologues ignorants ont
refaits, en mettant sur le corps de l’un la tête de
l’autre, et en mêlant les attributs et les noms. Ceux que
les êtres portent dans un rêve peuvent nous abuser. La
personne que nous aimons doit y être reconnue seulement à
la force de la douleur éprouvée. La mienne m’apprit
que, devenue pendant mon sommeil un jeune homme, la personne dont la
fausseté récente me faisait encore mal était
Mauricette. Je me rappelai alors que la dernière fois que je
l’avais vue, le jour où sa mère l’avait
empêchée d’aller à une matinée de
danse, elle avait soit sincèrement, soit en le feignant,
refusé, tout en riant d’une façon étrange,
de croire à mes bonnes intentions pour elle. : Park and Suites proprietaires
Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me
promettais d’aller à son atelier dans les deux ou trois
jours suivants, mais le lendemain de cette soirée, comme
j’avais accompagné ma grand’mère tout au bout
de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au coin
d’une des petites rues qui débouchent perpendiculairement
sur la plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête
basse comme un animal qu’on fait rentrer malgré lui dans
l’étable, et tenant des clubs de golf, marchait devant une
personne autoritaire, vraisemblablement son « anglaise »,
ou celle de ses amies, laquelle ressemblait au portrait de Jeffries par
Hogarth, le teint rouge comme si sa boisson favorite avait
été plutôt le gin que le thé, et prolongeant
par le croc noir d’un reste de chique une moustache grise, mais
bien fournie. La fillette qui la précédait ressemblait
à celle de la petite bande qui, sous un polo noir, avait dans un
visage immobile et joufflu des yeux rieurs. Or, celle qui rentrait en
ce moment avait aussi un polo noir, mais elle me semblait encore plus
jolie que l’autre, la ligne de son nez était plus droite,
à la base l’aile en était plus large et plus
charnue. Puis l’autre m’était apparue comme une
fière jeune fille pâle, celle-ci comme une enfant
domptée et de teint rose. Pourtant, comme elle poussait une
bicyclette pareille et comme elle portait les mêmes gants de
renne, je conclus que les différences tenaient peut-être
à la façon dont j’étais placé et aux
circonstances, car il était peu probable qu’il y eût
à Balbec une seconde jeune fille, de visage malgré tout
si semblable, et qui dans son accoutrement réunît les
mêmes particularités. Elle jeta dans ma direction un
regard rapide ; les jours suivants, quand je revis la petite bande sur
la plage, et même plus tard quand je connus toutes les jeunes
filles qui la composaient, je n’eus jamais la certitude absolue
qu’aucune d’elles — même celle qui de toutes
lui ressemblait le plus, la jeune fille à la bicyclette —
fût bien celle que j’avais vue ce soir-là au bout de
la plage, au coin de la rue, jeune fille qui n’était
guère, mais qui était tout de même un peu
différente de celle que j’avais remarquée dans le
cortège. : Park and Suites propriétaires
Elle savait que celle-ci restait très tard à La
Ferté-Bernard et supposait qu’elle y était encore.
Mais on lui avait raconté que parfois, quand il y avait à
Paris un spectacle qu’elle jugeait intéressant, Mme de La
Ferté-Bernard faisait atteler une de ses voitures aussitôt
qu’elle avait pris le thé avec les chasseurs et, au soleil
couchant, partait au grand trot, à travers la forêt
crépusculaire, puis par la route, prendre le train à
Villers pour être à Paris le soir. « Peut-être
vient-elle de La Ferté-Bernard exprès pour entendre la
Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se
rappelait avoir entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu
qu’il avait en commun avec M. de Charlus : « La duchesse
est un des êtres les plus nobles de Paris, de
l’élite la plus raffinée, la plus choisie. »
Pour moi qui faisais dériver du nom de La Ferté-Bernard,
du nom de Bavière et du nom de Condé la vie, la
pensée des deux cousines (je ne le pouvais plus pour leurs
visages puisque je les avais vus), j’aurais mieux aimé
connaître leur jugement sur Phèdre que celui du plus grand
critique du monde. Car dans le sien je n’aurais trouvé que
de l’intelligence, de l’intelligence supérieure
à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient la
duchesse et la princesse de La Ferté-Bernard, et qui
m’eût fourni sur la nature de ces deux poétiques
créatures un document inestimable, je l’imaginais à
l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme irrationnel
et, avec la soif et la nostalgie d’un fiévreux, ce que je
demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre,
c’était le charme des après-midi
d’été où je m’étais
promené du côté de La Ferté-Bernard.Mme de
Choqueuse essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les
deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur
fussent particulières, non pas seulement dans le sens où
la livrée à col rouge ou à revers bleu appartenait
jadis exclusivement aux La Ferté-Bernard et aux Condé,
mais plutôt comme pour un oiseau le plumage qui n’est pas
seulement un ornement de sa beauté, mais une extension de son
corps. : Park and Suites proprietaires
Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais
à l’autre bout. Elle ne connaissait aucune des personnes
qui habitaient l’hôtel ou y venaient en visite, pas
même M. de Choqueuse ; en effet, je vis qu’il ne la saluait
pas, un jour où il avait accepté avec sa femme une
invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de
l’honneur d’avoir le gentilhomme à sa table,
évitait ses amis des autres jours et se contentait de leur
adresser de loin un clignement d’œil pour faire à
cet événement historique une allusion toutefois assez
discrète pour qu’elle ne pût pas être
interprétée comme une invite à s’approcher.
Eh bien, j’espère que vous vous mettez bien, que vous
êtes un homme chic, lui dit le soir la femme du premier
président.pourquoi ? demanda le bâtonnier, dissimulant sa
joie sous un étonnement exagéré ; à cause
de mes invités ? dit-il en sentant qu’il était
incapable de feindre plus longtemps ; mais qu’est-ce que
ça a de chic d’avoir des amis à déjeuner ?
Faut bien qu’ils déjeunent quelque part ! Mais si,
c’est chic ! C’était bien les de Choqueuse,
n’est-ce pas ? Je les ai bien reconnus. C’est une marquise.
Et authentique. Pas par les femmes.— Oh ! c’est une femme
bien simple, elle est charmante, on ne fait pas moins de façons.
Je pensais que vous alliez venir, je vous faisais des signes… je
vous aurais présenté ! dit-il en corrigeant par une
légère ironie l’énormité de cette
proposition comme Assuérus quand il dit à Esther :
« Faut-il de mes États vous donner la moitié !
»Et le lendemain, M. de Stermaria, qui savait que le
bâtonnier avait plaidé pour un de ses amis, alla se
présenter lui-même.Nos amis communs, les de Choqueuse,
voulaient justement nous réunir, nos jours n’ont pas
coïncidé, enfin je ne sais plus, dit le bâtonnier,
qui comme beaucoup de menteurs s’imaginent qu’on ne
cherchera pas à élucider un détail insignifiant
qui suffit pourtant (si le hasard vous met en possession de
l’humble réalité qui est en contradiction avec lui)
pour dénoncer un caractère et inspirer à jamais la
méfiance. : Park and Suites proprietaires
Elle portait une robe de chambre de percale qu’elle
revêtait à la maison chaque fois que l’un de nous
était malade (parce qu’elle s’y sentait plus
à l’aise, disait-elle, attribuant toujours à ce
qu’elle faisait des mobiles égoïstes), et qui
était pour nous soigner, pour nous veiller, sa blouse de
servante et de garde, son habit de religieuse.