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lundi 6 janvier 2014
Park And Suites propriétaires - Mais elles avaient fini par s’en convaincre elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l’étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu’elles fussent malheureuses.
Mais elles avaient fini par s’en convaincre
elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir,
de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne
connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux
êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain
simulé, par une allégresse factice, qui avait
l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir
sous l’étiquette de contentement et se mentir
perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour
qu’elles fussent malheureuses. Mais tout le monde dans cet
hôtel agissait sans doute de la même manière
qu’elles, bien que sous d’autres formes, et sacrifiait
sinon à l’amour-propre, du moins à certains
principes d’éducations ou à des habitudes
intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à
une vie inconnue. Sans doute le microcosme dans lequel s’isolait
la vieille dame n’était pas empoisonné de
virulentes aigreurs comme le groupe où ricanaient de rage la
femme du notaire et du premier président. Il était au
contraire embaumé d’un parfum fin et vieillot mais qui
n’était pas moins factice. : Park and Suites proprietaires
Sans doute en ces années-là encore si peu
éloignées, ce n’était pas comme la veille
dans leur première apparition devant moi, la vision du groupe,
mais le groupe lui-même qui manquait de netteté. Alors,
ces enfants trop jeunes étaient encore à ce degré
élémentaire de formation où la personnalité
n’a pas mis son sceau sur chaque visage. Comme ces organismes
primitifs où l’individu n’existe guère par
lui-même, est plutôt constitué par le polypier que
par chacun des polypes qui le composent, elles restaient
pressées les unes contre les autres. Parfois l’une faisait
tomber sa voisine, et alors un fou rire, qui semblait la seule
manifestation de leur vie personnelle, les agitait toutes à la
fois, effaçant, confondant ces visages indécis et
grimaçants dans la gelée d’une seule grappe
scintillatrice et tremblante. Dans une photographie ancienne
qu’elles devaient me donner un jour, et que j’ai
gardée, leur troupe enfantine offre déjà le
même nombre de figurantes que plus tard leur cortège
féminin ; on y sent qu’elles devaient déjà
faire sur la plage une tache singulière qui forçait
à les regarder, mais on ne peut les y reconnaître
individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre
à toutes les transformations possibles pendant la jeunesse
jusqu’à la limite où ces formes
reconstituées empiéteraient sur une autre
individualité qu’il faut identifier aussi et dont le beau
visage, à cause de la concomitance d’une grande taille et
de cheveux frisés, a chance d’avoir été
jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté par
la carte-album ; et la distance parcourue en peu de temps par les
caractères physiques de chacune de ces jeunes filles faisant
d’eux un critérium fort vague, et d’autre part ce
qu’elles avaient de commun et comme de collectif étant
dès lors marqué, il arrivait parfois à leurs
meilleures amies de les prendre l’une pour l’autre sur
cette photographie, si bien que le doute ne pouvait finalement
être tranché que par tel accessoire de toilette que
l’une était certaine d’avoir porté, à
l’exclusion des autres. Depuis ces jours si différents de
celui où je venais de les voir sur la digue, si
différents et pourtant si proches, elles se laissaient encore
aller au rire comme je m’en étais rendu compte la veille,
mais à un rire qui n’était pas celui intermittent
et presque automatique de l’enfance, détente spasmodique
qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à
ces têtes comme les blocs de vairons dans la Vivonne se
dispersaient et disparaissaient pour se reformer un instant
après ; leurs physionomies maintenant étaient devenues
maîtresses d’elles-mêmes, leurs yeux étaient
fixés sur le but qu’ils poursuivaient ; et il avait fallu
hier l’indécision et le tremblé de ma perception
première pour confondre indistinctement, comme l’avaient
fait l’hilarité ancienne et la vieille photographie, les
sporades aujourd’hui individualisées et désunies du
pâle madrépore. : Park and Suites propriétaires
Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je
m’étais fait la promesse de les revoir. D’habitude,
elles ne reparaissent pas ; d’ailleurs la mémoire, qui
oublie vite leur existence, retrouverait difficilement leurs traits ;
nos yeux ne les reconnaîtraient peut-être pas, et
déjà nous avons vu passer de nouvelles jeunes filles que
nous ne reverrons pas non plus. Mais d’autres fois, et
c’est ainsi que cela devait arriver pour la petite bande
insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il
nous paraît alors beau, car nous discernons en lui comme un
commencement d’organisation, d’effort, pour composer notre
vie ; il nous rend facile, inévitable et quelquefois —
après des interruptions qui ont pu faire espérer de
cesser de nous souvenir — cruelle la fidélité des
images à la possession desquelles nous nous croirons plus tard
avoir été prédestinés, et que sans lui nous
aurions pu, tout au début, oublier, comme tant d’autres,
si aisément.Bientôt le séjour de Sainte-Beuve
toucha à sa fin. Je n’avais pas revu ces jeunes filles sur
la plage. Il restait trop peu de l’après-midi à
Balbec pour pouvoir s’occuper d’elles et tâcher de
faire, à mon intention, leur connaissance. Le soir il
était plus libre et continuait à m’emmener souvent
à Rivette. Il y a dans ces restaurants, comme dans les jardins
publics et les trains, des gens enfermés dans une apparence
ordinaire et dont le nom nous étonne, si l’ayant par
hasard demandé, nous découvrons qu’ils sont non
l’inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins
que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler.
Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivette,
nous avions, Sainte-Beuve et moi, vu venir s’asseoir à une
table, quand tout le monde commençait à partir, un homme
de grande taille, très musclé, aux traits
réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard
songeur restait fixé avec application dans le vide. Un soir que
nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur,
isolé et retardataire : « Comment, vous ne connaissiez pas
le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il. Manfred
avait une fois prononcé son nom devant moi, j’avais
entièrement oublié à quel propos ; mais
l’omission d’un souvenir, comme celui d’un membre de
phrase dans une lecture, favorise parfois non l’incertitude, mais
l’éclosion d’une certitude prématurée.
: Park and Suites loyers impayés
Sainte-Beuve faisait pour elle de tels sacrifices que, à moins
qu’elle fût ravissante (mais il n’avait jamais voulu
me montrer sa photographie, me disant : « D’abord ce
n’est pas une beauté et puis elle vient mal en
photographie, ce sont des instantanés que j’ai faits
moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse
idée d’elle »), il semblait difficile qu’elle
trouvât un second homme qui en consentît de semblables. Je
ne songeais pas qu’une certaine toquade de se faire un nom,
même quand on n’a pas de talent, que l’estime, rien
que l’estime privée, de personnes qui vous imposent,
peuvent (ce n’était peut-être du reste pas le cas
pour la maîtresse de Sainte-Beuve) être même pour une
petite cocotte des motifs plus déterminants que le plaisir de
gagner de l’argent. Sainte-Beuve qui sans bien comprendre ce qui
se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne la croyait
complètement sincère ni dans les reproches injustes ni
dans les promesses d’amour éternel, avait pourtant
à certains moments le sentiment qu’elle romprait quand
elle le pourrait, et à cause de cela, mû sans doute par
l’instinct de conservation de son amour, plus clairvoyant
peut-être que Sainte-Beuve n’était lui-même,
usant d’ailleurs d’une habileté pratique qui se
conciliait chez lui avec les plus grands et les plus aveugles
élans du cœur, il s’était refusé
à lui constituer un capital, avait emprunté un argent
énorme pour qu’elle ne manquât de rien, mais ne le
lui remettait qu’au jour le jour. Et sans doute, au cas où
elle eût vraiment songé à le quitter,
attendait-elle froidement d’avoir « fait sa pelote »,
ce qui avec les sommes données par Sainte-Beuve demanderait sans
doute un temps fort court, mais tout de même
concédé en supplément pour prolonger le bonheur de
mon nouvel ami — ou son malheur.Cette période dramatique
de leur liaison — et qui était arrivée maintenant
à son point le plus aigu, le plus cruel pour Sainte-Beuve, car
elle lui avait défendu de rester à Paris où sa
présence l’exaspérait et l’avait forcé
de prendre son congé à Balbec, à côté
de sa garnison — avait commencé un soir chez une tante de
Sainte-Beuve, lequel avait obtenu d’elle que son amie viendrait
pour de nombreux invités dire des fragments d’une
pièce symboliste qu’elle avait jouée une fois sur
une scène d’avant-garde et pour laquelle elle lui avait
fait partager l’admiration qu’elle éprouvait
elle-même. : Park and Suites propriétaires
Saint-Loup m’avait parlé d’un autre de ses camarades
qui était là aussi, avec qui il s’entendait
particulièrement bien, car ils étaient dans ce milieu les
deux seuls partisans de la révision du procès
Dreyfus.— Oh ! lui, ce n’est pas comme Saint-Loup,
c’est un énergumène, me dit mon nouvel ami ; il
n’est même pas de bonne foi. Au début, il disait :
« Il n’y a qu’à attendre, il y a là un
homme que je connais bien, plein de finesse, de bonté, le
général de Boisdeffre ; on pourra, sans hésiter,
accepter son avis. » Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait
la culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le
cléricalisme, les préjugés de
l’état-major l’empêchaient de juger
sincèrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fût
aussi clérical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous
a dit qu’en tout cas on saurait la vérité, car
l’affaire allait être entre les mains de Saussier, et que
celui-là, soldat républicain (notre ami est d’une
famille ultra-monarchiste), était un homme de bronze, une
conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamé
l’innocence d’Esterhazy, il a trouvé à ce
verdict des explications nouvelles, défavorables non à
Dreyfus, mais au général Saussier. C’était
l’esprit militariste qui aveuglait Saussier (et remarquez que lui
est aussi militariste que clérical, ou du moins qu’il
l’était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa
famille est désolée de le voir dans ces
idées-là. : Park and Suites propriétaires
Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que
tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés
aisément et gratuitement dans le monde, grâce à son
grand nom, à son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au
contraire, était ce qui l’avait mis un peu hors du monde,
faisait qu’il y était moins coté. Non, cet
amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les
marques apparentes de prédilection de celle qu’on aime,
c’est simplement un dérivé de l’amour, le
besoin de se représenter à soi-même et aux autres
comme aimé par ce qu’on aime tant. Rachel se rapprocha de
nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment ; mais,
non moins que la fausse loutre de celles-ci et l’air
guindé des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine
maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une
vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes
sordides, des après-midi de plaisirs naïfs, promenade ou
partie de plaisir, dans ce Paris où l’ensoleillement des
rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que
la clarté solaire où il se promenait avec sa
maîtresse, mais devoir être autre, car l’amour, et la
souffrance qui fait un avec lui, ont, comme l’ivresse, le pouvoir
de différencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un
Paris inconnu au milieu de Paris même qu’il
soupçonna, sa liaison lui apparut comme l’exploration
d’une vie étrange, car si avec lui Rachel était un
peu semblable à lui-même, pourtant c’était
bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui,
même la partie la plus précieuse à cause des sommes
folles qu’il lui donnait, la partie qui la faisait tellement
envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer à la
campagne ou de se lancer dans les grands théâtres,
après avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander
à son amie qui étaient Lucienne et Germaine, les choses
qu’elles lui eussent dites si elle était montée
dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble, elle et
ses camarades, passé une journée qui eût
peut-être fini comme divertissement suprême, après
les plaisirs du skating, à la taverne de l’Olympia, si
lui, Robert, et moi n’avions pas été
présents. Un instant les abords de l’Olympia, qui
jusque-là lui avaient paru assommants, excitèrent sa
curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier
donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle
n’avait pas connu Robert, Rachel fût allée
tantôt et eût gagné un louis, lui donnèrent
une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des
questions, quand il savait d’avance que la réponse serait
ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de très
pénible pour lui sans pourtant lui décrire rien ? Les
employés fermaient les portières, nous montâmes
vite dans une voiture de première, les perles admirables de
Rachel rapprirent à Robert qu’elle était une femme
d’un grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre
cœur où il la contempla, intériorisée, comme
il avait toujours fait jusqu’ici — sauf pendant ce bref
instant où il l’avait vue sur une place Pigalle de peintre
impressionniste, — et le train partit. : Park and Suites proprietaires
Saint-Loup au contraire l’était, bien qu’il
n’eût rien reçu, et ses yeux étincelaient
encore de colère quand il me rejoignit. L’incident ne se
rapportait en rien, comme je l’avais cru, aux gifles du
théâtre. C’était un promeneur
passionné qui, voyant le beau militaire qu’était
Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n’en
revenait pas de l’audace de cette « clique » qui
n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se
hasarder, et il parlait des propositions qu’on lui avait faites
avec la même indignation que les journaux d’un vol à
main armée, osé en plein jour, dans un quartier central
de Paris. Pourtant le monsieur battu était excusable en ceci
qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de
la jouissance pour que la seule beauté apparaisse
déjà comme un consentement. Or, que Saint-Loup fût
beau n’était pas discutable. Des coups de poing comme ceux
qu’il venait de donner ont cette utilité, pour des hommes
du genre de celui qui l’avait accosté tout à
l’heure, de leur donner sérieusement à
réfléchir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour
qu’ils puissent se corriger et échapper ainsi à des
châtiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eût
donné sa raclée sans beaucoup réfléchir,
toutes celles de ce genre, même si elles viennent en aide aux
lois, n’arrivent pas à homogénéiser les
mœurs.Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le
plus, donnèrent sans doute à Robert le désir
d’être un peu seul. Au bout d’un moment il me demanda
de nous séparer et que j’allasse de mon côté
chez Mme de Villeparisis, il m’y retrouverait, mais aimait mieux
que nous n’entrions pas ensemble pour qu’il eût
l’air d’arriver seulement à Paris plutôt que
de donner à penser que nous avions déjà
passé l’un avec l’autre une partie de
l’après-midi. : Park and Suites avis
Robert, sans en connaître les causes, était touché
de mon attendrissement. Celui-ci d’ailleurs s’augmentait du
bien-être causé par la chaleur du feu et par le vin de
Champagne qui faisait perler en même temps des gouttes de sueur
à mon front et des larmes à mes yeux ; il arrosait des
perdreaux ; je les mangeais avec l’émerveillement
d’un profane, de quelque sorte qu’il soit, quand il trouve
dans une certaine vie qu’il ne connaissait pas ce qu’il
avait cru qu’elle excluait (par exemple d’un libre penseur
faisant un dîner exquis dans un presbytère). Et le
lendemain matin en m’éveillant, j’allai jeter par la
fenêtre de Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur
tout le pays, un regard de curiosité pour faire la connaissance
de ma voisine, la campagne, que je n’avais pas pu apercevoir la
veille, parce que j’étais arrivé trop tard,
à l’heure où elle dormait déjà dans
la nuit. Mais de si bonne heure qu’elle fût
éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la
croisée, comme on la voit d’une fenêtre de
château, du côté de l’étang,
qu’emmitouflée encore dans sa douce et blanche robe
matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais
je savais qu’avant que les soldats qui s’occupaient des
chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l’aurait
dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu’une
maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos
déjà dépouillé d’ombre, grêle
et rugueux. À travers les rideaux ajourés de givre, je ne
quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait
pour la première fois. Mais quand j’eus pris
l’habitude de venir au quartier, la conscience que la colline
était là, plus réelle par conséquent,
même quand je ne la voyais pas, que l’hôtel de
Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme à
des absents, comme à des morts, c’est-à-dire sans
plus guère croire à leur existence, fit que, même
sans que je m’en rendisse compte, sa forme
réverbérée se profila toujours sur les moindres
impressions que j’eus à Doncières et, pour
commencer par ce matin-là, sur la bonne impression de chaleur
que me donna le chocolat préparé par l’ordonnance
de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l’air
d’un centre optique pour regarder la colline (l’idée
de faire autre chose que la regarder et de s’y promener
étant rendue impossible par ce même brouillard qu’il
y avait). Imbibant la forme de la colline, associé au goût
du chocolat et à toute la trame de mes pensées
d’alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde
à lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce
temps-là, comme tel or inaltérable et massif était
resté allié à mes impressions de Balbec, ou comme
la présence voisine des escaliers extérieurs de
grès noirâtre donnait quelque grisaille à mes
impressions de Villers. Il ne persista d’ailleurs pas tard dans
la matinée, le soleil commença par user inutilement
contre lui quelques flèches qui le passementèrent de
brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise
aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville,
donnaient aux rouges des feuilles d’arbres, aux rouges et aux
bleus des affiches électorales posées sur les murs une
exaltation qui me soulevait moi-même et me faisait battre, en
chantant, les pavés sur lesquels je me retenais pour ne pas
bondir de joie. : Park and Suites proprietaires
Quoique absorbée par la pitié que lui inspirait un valet
de pied des La Ferté-Bernard — lequel ne pouvait aller
voir sa fiancée même quand la Duchesse était sortie
car cela eût été immédiatement
rapporté par la loge — Françoise fut navrée
de ne s’être pas trouvée là au moment de la
visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle maintenant en
faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours où
j’avais besoin d’elle. C’était toujours pour
aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre
fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la
nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait
à mon agacement d’être privé de ses services,
car je prévoyais qu’elle parlerait de chacune comme
d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois
enseignées à Saint-André-des-Champs. Aussi je
n’écoutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur
fort injuste et à laquelle venait mettre le comble la
manière dont Françoise disait non pas : «
j’ai été voir mon frère, j’ai
été voir ma nièce », mais : «
j’ai été voir le frère, je suis
entrée « en courant » donner le bonjour à la
nièce (ou à ma nièce la bouchère) ».
Quant à sa fille, Françoise eût voulu la voir
retourner à Villers. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme
une élégante, d’abréviatifs, mais vulgaires,
elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer à
Villers lui semblerait bien longue sans avoir seulement «
l’Intran ». Elle voulait encore moins aller chez la
sœur de Françoise dont la province était
montagneuse, car « les montagnes, disait la fille de
Françoise en donnant à « intéressant »
un sens affreux et nouveau, ce n’est guère
intéressant ». Elle ne pouvait se décider à
retourner à Méséglise où « le monde
est si bête », où, au marché, les
commères, les « pétrousses » se
découvriraient un cousinage avec elle et diraient : «
Tiens, mais c’est-il pas la fille au défunt Bazireau ?
» Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer
là-bas, « maintenant qu’elle avait
goûté à la vie de Paris », et
Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance
à l’esprit d’innovation qu’incarnait la
nouvelle « Parisienne » quand elle disait : « Eh
bien, mère, si tu n’as pas ton jour de sortie, tu
n’as qu’à m’envoyer un pneu. » : Park and Suites proprietaires
Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui, lui,
était naturellement servi dans la salle à manger, on
allumait les lumières, bien qu’il fît encore clair
dehors, de sorte qu’on voyait devant soi, dans le jardin,
à côté de pavillons éclairés par le
crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir,
des charmilles dont la glauque verdure était traversée
par les derniers rayons et qui, de la pièce
éclairée par les lampes où on dînait,
apparaissaient au delà du vitrage non plus, comme on aurait dit,
des dames qui goûtaient à la fin de
l’après-midi, le long du couloir bleuâtre et or,
dans un filet étincelant et humide, mais comme les
végétations d’un pâle et vert aquarium
géant à la lumière surnaturelle.