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lundi 6 janvier 2014
Park And Suites proprietaires - Elle n’avait démérité en rien. Moins comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant et qu’il citait avec un peu d’ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien c’était gentil d’elle, mais en omettant qu’il l’entretenait fastueusement, même qu’il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c’était la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de cent mille francs.
Ces paroles de Jupien tirèrent
aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve
de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur
laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et
où, sans la plus légère indécision,
Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me
célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde
physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le
voyons ; que toute réalité est peut-être aussi
dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les
arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons,
s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux
autrement constitués que les nôtres, ou bien
possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et
qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents
mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque
échappée que m’ouvrit une fois Jupiter sur le monde
réel m’épouvanta. Encore ne s’agissait-il que
de Françoise dont je ne me souciais guère. En
était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et
jusqu’à quel désespoir cela pourrait-il me mener un
jour, s’il en était de même dans l’amour ?
C’était le secret de l’avenir. Alors, il ne
s’agissait encore que de Françoise. Pensait-elle
sincèrement ce qu’elle avait dit à Jupiter ?
L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupiter avec moi,
peut-être pour qu’on ne prît pas la fille de Jupien
pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris
l’impossibilité de savoir d’une manière
directe et certaine si Françoise m’aimait ou me
détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna
l’idée qu’une personne n’est pas, comme
j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses
qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions
à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec
toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une
ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour
laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de
quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide
de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les
autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et
d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour
à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la
haine et l’amour. : Park and Suites proprietaires
J’aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre
ensemble, j’aurais même été plus content de
déjeuner seul avec toi, et que nous restions seuls
jusqu’au moment d’aller chez ma tante. Mais ma pauvre
gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour
moi, tu sais, je n’ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira,
c’est une littéraire, une vibrante, et puis c’est
une chose si gentille de déjeuner avec elle au restaurant, elle
est si agréable, si simple, toujours contente de tout.Je crois
pourtant que, précisément ce matin-là, et
probablement pour la seule fois, Robert s’évada un instant
hors de la femme que, tendresse après tendresse, il avait
lentement composée, et aperçut tout d’un coup
à quelque distance de lui une autre Rachel, un double
d’elle, mais absolument différent et qui figurait une
simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le
train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel,
marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et
interpellée par de vulgaires « poules » comme elle
était et qui d’abord, la croyant seule, lui
crièrent : « Tiens, Rachel, tu montes avec nous ? Lucienne
et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place ;
viens, on ira ensemble au skating », et s’apprêtaient
à lui présenter deux « calicots », leurs
amants, qui les accompagnaient, quand, devant l’air
légèrement gêné de Rachel, elles
levèrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous
aperçurent et s’excusant lui dirent adieu en recevant
d’elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical.
C’étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en
fausse loutre, ayant à peu près l’aspect
qu’avait Rachel quand Saint-Loup l’avait rencontrée
la première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et
voyant qu’elles avaient l’air très liées avec
son amie, eut l’idée que celle-ci avait peut-être eu
sa place, l’avait peut-être encore, dans une vie
insoupçonnée de lui, fort différente de celle
qu’il menait avec elle, une vie où on avait les femmes
pour un louis tandis qu’il donnait plus de cent mille francs par
an à Rachel. Il ne fit pas qu’entrevoir cette vie, mais
aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu’il
connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une
Rachel à vingt francs. En somme Rachel s’était un
instant dédoublée pour lui, il avait aperçu
à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la
Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût
plus réelle que l’autre. Robert eut peut-être
l’idée alors que cet enfer où il vivait, avec la
perspective et la nécessité d’un mariage riche,
d’une vente de son nom, pour pouvoir continuer à donner
cent mille francs par an à Rachel, il aurait peut-être pu
s’en arracher aisément, et avoir les faveurs de sa
maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de
chose. Mais comment faire ? Elle n’avait
démérité en rien. Moins comblée, elle
serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait plus
de ces choses qui le touchaient tant et qu’il citait avec un peu
d’ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire
remarquer combien c’était gentil d’elle, mais en
omettant qu’il l’entretenait fastueusement, même
qu’il lui donnât quoi que ce fût, que ces
dédicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer
une dépêche, c’était la transmutation sous sa
forme la plus réduite et la plus précieuse de cent mille
francs. S’il se gardait de dire que ces rares gentillesses de
Rachel étaient payées par lui, il serait faux — et
pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les
amants qui casquent, pour tant de maris — de dire que
c’était par amour-propre, par vanité. : Park and Suites proprietaires
J’appris qu’une querelle avait éclaté entre
lui et sa maîtresse, soit par correspondance, soit qu’elle
fût venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles,
même moins graves, qu’ils avaient eues jusqu’ici,
semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était
de mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi
incompréhensibles que celles des enfants qui s’enferment
dans un cabinet noir, ne viennent pas dîner, refusant toute
explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, à bout
de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement
de cette brouille, mais c’est une manière de dire qui est
trop simple, et fausse par là l’idée qu’on
doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul,
n’ayant plus qu’à songer à sa maîtresse
partie avec le respect pour lui qu’elle avait
éprouvé en le voyant si énergique, les
anxiétés qu’il avait eues les premières
heures prirent fin devant l’irréparable, et la cessation
d’une anxiété est une chose si douce, que la
brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du même genre
de charme qu’aurait eu une réconciliation. Ce dont il
commença à souffrir un peu plus tard furent une douleur,
un accident secondaires, dont le flux venait incessamment de
lui-même, à l’idée que peut-être elle
aurait bien voulu se rapprocher ; qu’il n’était pas
impossible qu’elle attendît un mot de lui ; qu’en
attendant, pour se venger elle ferait peut-être, tel soir,
à tel endroit, telle chose, et qu’il n’y aurait
qu’à lui télégraphier qu’il arrivait
pour qu’elle n’eût pas lieu ; que d’autres
peut-être profitaient du temps qu’il laissait perdre, et
qu’il serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver car
elle serait prise. De toutes ces possibilités il ne savait rien,
sa maîtresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur
jusqu’à lui faire se demander si elle n’était
pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes. :
Park and Suites propriétaires
J’allai voir Boulard à la suite de ce dîner, il me
rendit ma visite, mais j’étais sorti et il fut
aperçu, me demandant, par Françoise, laquelle par hasard
bien qu’il fût venu à Combray ne l’avait
jamais vu jusque-là. De sorte qu’elle savait seulement
qu’un « des Monsieurs » que je connaissais
était passé pour me voir, elle ignorait « à
quel effet », vêtu d’une manière quelconque et
qui ne lui avait pas fait grande impression. Or j’avais beau
savoir que certaines idées sociales de Françoise me
resteraient toujours impénétrables, qui reposaient
peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms
qu’elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les
autres, je ne pus m’empêcher, moi qui avais depuis
longtemps renoncé à me poser des questions dans ces
cas-là, de chercher, vainement d’ailleurs, ce que le nom
de Boulard pouvait représenter d’immense pour
Françoise. Car à peine lui eus-je dit que ce jeune homme
qu’elle avait aperçu était M. Boulard, elle recula
de quelques pas, tant furent grandes sa stupeur et sa déception.
« Comment, c’est cela, M. Boulard ! »
s’écria-t-elle d’un air atterré comme si un
personnage aussi prestigieux eût dû posséder une
apparence qui « fît connaître »
immédiatement qu’on se trouvait en présence
d’un grand de la terre, et à la façon de
quelqu’un qui trouve qu’un personnage historique
n’est pas à la hauteur de sa réputation, elle
répétait d’un ton impressionné, et où
on sentait pour l’avenir les germes d’un scepticisme
universel : « Comment, c’est ça M. Boulard ! Ah !
vraiment on ne dirait pas à le voir. » Elle avait
l’air de m’en garder rancune comme si je lui eusse jamais
« surfait » Boulard. Et pourtant elle eut la bonté
d’ajouter : « Hé bien, tout M. Boulard qu’il
est, Monsieur peut dire qu’il est aussi bien que lui. » : Park and Suites proprietaires
J’aimais vraiment Mme de La Ferté-Bernard. Le plus grand
bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût
été de faire fondre sur elle toutes les calamités,
et que ruinée, déconsidérée,
dépouillée de tous les privilèges qui me
séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où
habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle
vînt me demander asile. Je l’imaginais le faisant. Et
même les soirs où quelque changement dans
l’atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans
ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient
inscrites des impressions d’autrefois, au lieu de profiter des
forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu
de les employer à déchiffrer en moi-même des
pensées qui d’habitude m’échappaient, au lieu
de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout
haut, penser d’une manière mouvementée,
extérieure, qui n’était qu’un discours et une
gesticulation inutiles, tout un roman purement d’aventures,
stérile et sans vérité, où la duchesse,
tombée dans la misère, venait m’implorer, moi qui
étais devenu par suite de circonstances inverses riche et
puissant. Et quand j’avais passé des heures ainsi à
imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je
dirais à la duchesse en l’accueillant sous mon toit, la
situation restait la même ; j’avais, hélas, dans la
réalité, choisi précisément pour
l’aimer la femme qui réunissait peut-être le plus
d’avantages différents et aux yeux de qui, à cause
de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle
était aussi riche que le plus riche qui n’eût pas
été noble ; sans compter ce charme personnel qui la
mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine. :
Park and Suites proprietaires
Individualisées maintenant pourtant, la réplique que se
donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance
et d’esprit de camaraderie, et dans lesquels se rallumaient
d’instant en instant tantôt l’intérêt,
tantôt l’insolente indifférence dont brillait
chacune, selon qu’il s’agissait de l’une de ses amies
ou des passants, cette conscience aussi de se connaître entre
elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant
« bande à part », mettaient entre leurs corps
indépendants et séparés, tandis qu’ils
s’avançaient lentement, une liaison invisible, mais
harmonieuse comme une même ombre chaude, une même
atmosphère, faisant d’eux un tout aussi homogène en
ses parties qu’il était différent de la foule au
milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.Un
instant, tandis que je passais à côté de la brune
aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards
obliques et rieurs, dirigés du fond de ce monde inhumain qui
enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu où
l’idée de ce que j’étais ne pouvait
certainement ni parvenir ni trouver place. Tout occupée à
ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée
d’un polo qui descendait très bas sur son front
m’avait-elle vu au moment où le rayon noir
émané de ses yeux m’avait rencontré ? Si
elle m’avait vu, qu’avais-je pu lui représenter ? Du
sein de quel univers me distinguait-elle ? Il m’eût
été aussi difficile de le dire que, lorsque certaines
particularités nous apparaissant grâce au
télescope, dans un astre voisin, il est malaisé de
conclure d’elles que des humains y habitent, qu’ils nous
voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller en eux.
: Park and Suites propriétaires
Il y avait donc, enclavé en mon camarade Boulard, un père
Boulard, qui retardait de quarante ans sur son fils, débitait
des anecdotes saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami que ne
faisait le père Boulard extérieur et véritable,
puisque au rire que ce dernier lâchait non sans
répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que son
public goûtât bien l’histoire, s’ajoutait le
rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas à table de
saluer les histoires de son père. C’est ainsi
qu’après avoir dit les choses les plus intelligentes,
Boulard jeune, manifestant l’apport qu’il avait reçu
de sa famille, nous racontait pour la trentième fois
quelques-uns des mots que le père Boulard sortait seulement (en
même temps que sa redingote) les jours solennels où
Boulard jeune amenait quelqu’un qu’il valait la peine
d’éblouir : un de ses professeurs, un « copain
» qui avait tous les prix, ou, ce soir-là, Sainte-Beuve et
moi. Par exemple : « Un critique militaire très fort, qui
avait savamment déduit avec preuves à l’appui pour
quelles raisons infaillibles dans la guerre russo-japonaise, les
Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs », ou bien :
« C’est un homme éminent qui passe pour un grand
financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans
les milieux financiers. » Ces histoires étaient
interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus
Israël, personnages mis en scène d’une manière
équivoque qui pouvait donner à entendre que M. Boulard
les avait personnellement connus.J’y fus moi-même pris et
à la manière dont M. Boulard père parla de
Bergotte, je crus aussi que c’était un de ses vieux amis.
Or, tous les gens célèbres, M. Boulard ne les connaissait
que « sans les connaître », pour les avoir vus de
loin au théâtre, sur les boulevards. Il s’imaginait
du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur
étaient pas inconnus et qu’en les apercevant, ils
étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de
le saluer. Les gens du monde, parce qu’ils connaissent les gens
de talent original, qu’ils les reçoivent à
dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un
peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait
trop souhaiter de vivre, trop supposer d’intelligence, dans les
milieux obscurs où l’on ne connaît que « sans
connaître ». J’allais m’en rendre compte en
parlant de Bergotte. : Park and Suites proprietaires
Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que
c’était là cette vengeance, et demanda à
faire des révélations. « Sans doute,
déclara-t-il, j’ai déserté. Mais si
j’ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout
à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Pondichéry
et sur M. d’Argenteuil, avec lequel il s’était
brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai
dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants
et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter
à la fois M. de Pondichéry et M. d’Argenteuil.
Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous
deux que d’apprendre à chacun, qui l’ignorait, que
l’autre était son rival, et l’instruction
révéla qu’ils en avaient énormément
d’obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent
bientôt relâchés, d’ailleurs. Lyon le fut
aussi parce que la lettre écrite à Saint-Exupéry
par le général lui fut renvoyée avec cette mention
: « Décédé, mort au champ d’honneur.
» Le général voulut faire pour le défunt que
Lyon fût simplement envoyé sur le front ; il s’y
conduisit bravement, échappa à tous les dangers et
revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Pondichéry
avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut
indirectement la mort de Saint-Exupéry. J’ai souvent
pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre
égarée chez Jupien, que si Saint-Exupéry avait
survécu il eût pu facilement se faire élire
député dans les élections qui suivirent la guerre,
grâce à l’écume de niaiserie et au
rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et
où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de
préjugés, permettait d’entrer par un brillant
mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre,
eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait
lieu de profession de foi pour entrer, dans une élection
triomphale, à la Chambre des Députés, presque
à l’Académie française.
L’élection de Saint-Exupéry, à cause de sa
« sainte » famille, eût fait verser à M.
Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être
aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à
conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait
sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses
idées démocratiques. Saint-Exupéry les eût
exposées sans doute avec succès devant une chambre
d’aviateurs. : Park and Suites propriétaires
Il se forçait cependant à ne pas lui écrire,
pensant peut-être que le tourment était moins cruel de
vivre sans sa maîtresse qu’avec elle dans certaines
conditions, ou qu’après la façon dont ils
s’étaient quittés, attendre ses excuses
était nécessaire pour qu’elle conservât ce
qu’il croyait qu’elle avait pour lui sinon d’amour,
du moins d’estime et de respect. Il se contentait d’aller
au téléphone, qu’on venait d’installer
à Doncières, et de demander des nouvelles, ou de donner
des instructions à une femme de chambre qu’il avait
placée auprès de son amie. Ces communications
étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de
temps parce que, suivant les opinions de ses amis littéraires
relativement à la laideur de la capitale, mais surtout en
considération de ses bêtes, de ses chiens, de son singe,
de ses serins et de son perroquet, dont son propriétaire de
Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la
maîtresse de Robert venait de louer une petite
propriété aux environs de Versailles. Cependant lui,
à Doncières, ne dormait plus un instant la nuit. Une
fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s’assoupit un peu. Mais
tout d’un coup, il commença à parler, il voulait
courir, empêcher quelque chose, il disait : « Je
l’entends, vous ne… vous ne… » Il
s’éveilla. Il me dit qu’il venait de rêver
qu’il était à la campagne chez le maréchal
des logis chef. Celui-ci avait tâché de
l’écarter d’une certaine partie de la maison.
Saint-Loup avait deviné que le maréchal des logis avait
chez lui un lieutenant très riche et très vicieux
qu’il savait désirer beaucoup son amie. Et tout à
coup dans son rêve il avait distinctement entendu les cris
intermittents et réguliers qu’avait l’habitude de
pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait
voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la
chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher
d’y aller, tout en ayant un certain air froissé de tant
d’indiscrétion, que Robert disait qu’il ne pourrait
jamais oublier. Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout
essoufflé.Mais je vis bien que, pendant l’heure qui
suivit, il fut plusieurs fois sur le point de téléphoner
à sa maîtresse pour lui demander de se réconcilier.
Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne
sais si cela eût beaucoup servi à Saint-Loup.
D’ailleurs il ne me semblait pas très convenable de donner
à mes parents, même seulement à un appareil
posé chez eux, ce rôle d’intermédiaire entre
Saint-Loup et sa maîtresse, si distinguée et noble de
sentiments que pût être celle-ci. Le cauchemar
qu’avait eu Saint-Loup s’effaça un peu de son
esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces
jours atroces qui dessinèrent pour moi, en se suivant l’un
l’autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement
forgée d’où Robert restait à se demander
quelle résolution son amie allait prendre. : Park and Suites proprietaires
Il ne faut pas se laisser tromper par des particularités
purement formelles qui tiennent à l’époque,
à la vie de salon et qui font que certaines personnes croient
qu’elles ont fait leur Sévigné quand elles ont dit
: « Mandez-moi, ma bonne » ou « Ce comte me parut
avoir bien de l’esprit », ou « faner est la plus
jolie chose du monde ». Déjà Mme de Simiane
s’imagine ressembler à sa grand’mère parce
qu’elle écrit : « M. de la Boulie se porte à
merveille, monsieur, et il est fort en état d’entendre des
nouvelles de sa mort », ou « Oh ! mon cher marquis, que
votre lettre me plaît ! Le moyen de ne pas y répondre
», ou encore : « Il me semble, monsieur, que vous me devez
une réponse et moi des tabatières de bergamote. Je
m’en acquitte pour huit, il en viendra d’autres… ;
jamais la terre n’en avait tant porté. C’est
apparemment pour vous plaire. » Et elle écrit dans ce
même genre la lettre sur la saignée, sur les citrons,
etc., qu’elle se figure être des lettres de Madame de
Sévigné. Mais ma grand’mère qui était
venue à celle-ci par le dedans, par l’amour pour les
siens, pour la nature, m’avait appris à en aimer les
vraies beautés, qui sont tout autres. Elles devaient
bientôt me frapper d’autant plus que Madame de
Sévigné est une grande artiste de la même famille
qu’un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et
qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir. Je
me rendis compte à Balbec que c’est de la même
façon que lui qu’elle nous présente les choses,
dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer
d’abord par leur cause. Mais déjà cet
après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre
où apparaît le clair de lune : « Je ne pus
résister à la tentation, je mets toutes mes coiffes et
casques qui n’étaient pas nécessaires, je vais dans
ce mail dont l’air est bon comme celui de ma chambre, je trouve
mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses
grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des
hommes ensevelis tout droits contre des arbres, etc. », je fus
ravi par ce que j’eusse appelé un peu plus tard (ne
peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les
caractères ?) le côté Dostoïewski des Lettres
de Madame de Sévigné. : Park and Suites proprietaires
Il n’est peut-être rien qui donne plus l’impression
de la réalité de ce qui nous est extérieur, que le
changement de la position, par rapport à nous, d’une
personne même insignifiante, avant que nous l’ayons connue,
et après. J’étais le même homme qui avait
pris à la fin de l’après-midi le petit chemin de
fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais dans
cette âme, à l’endroit où, à six
heures, il y avait avec l’impossibilité d’imaginer
le directeur, le Palace, son personnel, une attente vague et craintive
du moment où j’arriverais, se trouvaient maintenant les
boutons extirpés dans la figure du directeur cosmopolite (en
réalité naturalisé Monégasque, bien
qu’il fût — comme il disait parce qu’il
employait toujours des expressions qu’il croyait
distinguées, sans s’apercevoir qu’elles
étaient vicieuses — « d’originalité
roumaine ») — son geste pour sonner le lift, le lift
lui-même, toute une frise de personnages de guignol sortis de
cette boîte de Pandore qu’était le
Grand-Hôtel, indéniables, inamovibles, et, comme tout ce
qui est réalisé, stérilisants. Mais du moins ce
changement dans lequel je n’étais pas intervenu me
prouvait qu’il s’était passé quelque chose
d’extérieur à moi — si dénuée
d’intérêt que cette chose fût en soi —
et j’étais comme le voyageur qui, ayant eu le soleil
devant lui en commençant une course, constate que les heures
sont passées quand il le voit derrière lui.
J’étais brisé par la fatigue, j’avais la
fièvre ; je me serais bien couché, mais je n’avais
rien de ce qu’il eût fallu pour cela. J’aurais voulu
au moins m’étendre un instant sur le lit, mais à
quoi bon puisque je n’aurais pu y faire trouver de repos à
cet ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps
conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets
inconnus qui l’encerclaient, en le forçant à mettre
ses perceptions sur le pied permanent d’une défensive
vigilante, auraient maintenu mes regards, mon ouïe, tous mes sens,
dans une position aussi réduite et incommode (même si
j’avais allongé mes jambes) que celle du cardinal La Balue
dans la cage où il ne pouvait ni se tenir debout ni
s’asseoir. C’est notre attention qui met des objets dans
une chambre, et l’habitude qui les en retire, et nous y fait de
la place. : Park and Suites proprietaires
Il me semblait que c’était déjà une ombre
chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et
seul devant l’appareil, je continuais à
répéter en vain : « Grand’mère,
grand’mère », comme Orphée, resté
seul, répète le nom de la morte. Je me décidais
à quitter la poste, à aller retrouver Robert à son
restaurant pour lui dire que, allant peut-être recevoir une
dépêche qui m’obligerait à revenir, je
voudrais savoir à tout hasard l’horaire des trains. Et
pourtant, avant de prendre cette résolution, j’aurais
voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les
Messagères de la parole, les Divinités sans visage ; mais
les capricieuses Gardiennes n’avaient plus voulu ouvrir les
portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles
eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le
vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune
prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel
était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram
laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis,
sentant que l’Invisible sollicité resterait sourd.En
arrivant auprès de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas
que mon cœur n’était plus avec eux, que mon
départ était déjà irrévocablement
décidé. Saint-Loup parut me croire, mais j’ai su
depuis qu’il avait, dès la première minute, compris
que mon incertitude était simulée, et que le lendemain il
ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir
auprès d’eux, ses amis cherchaient avec lui dans
l’indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer
à Paris, et qu’on entendait dans la nuit
étoilée et froide les sifflements des locomotives, je
n’éprouvais certes plus la même paix que
m’avaient donnée ici tant de soirs l’amitié
des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas
pourtant, ce soir, sous une autre forme à ce même office.
Mon départ m’accabla moins quand je ne fus plus
obligé d’y penser seul, quand je sentis employer à
ce qui s’effectuait l’activité plus normale et plus
saine de mes énergiques amis, les camarades de Robert, et de ces
autres êtres forts, les trains dont l’allée et
venue, matin et soir, de Doncières à Paris,
émiettait rétrospectivement ce qu’avait de trop
compact et insoutenable mon long isolement d’avec ma
grand’mère, en des possibilités quotidiennes de
retour. : Park and Suites propriétaires
Il me semblait d’ailleurs que ses moindres tableaux, à
lui, étaient quelque chose d’autre que les
chefs-d’œuvre de peintres même plus grands. Son
œuvre était comme un royaume clos, aux frontières
infranchissables, à la matière sans seconde.
Collectionnant avidement les rares revues où on avait
publié des études sur lui, j’y avais appris que ce
n’était que récemment qu’il avait
commencé à peindre des paysages et des natures mortes,
mais qu’il avait commencé par des tableaux mythologiques
(j’avais vu les photographies de deux d’entre eux dans son
atelier), puis avait été longtemps impressionné
par l’art japonais.Certaines des œuvres les plus
caractéristiques de ses diverses manières se trouvaient
en province. Telle maison des Andelys où était un de ses
plus beaux paysages m’apparaissait aussi précieuse, me
donnait un aussi vif désir du voyage, qu’un village
chartrain dans la pierre meulière duquel est
enchâssé un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce
chef-d’œuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison
grossière, sur la grand’rue, enfermé comme un
astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu’est un
tableau d’Elstir et qui l’avait peut-être
acheté plusieurs milliers de francs, je me sentais porté
par cette sympathie qui unit jusqu’aux cœurs,
jusqu’aux caractères de ceux qui pensent de la même
façon que nous sur un sujet capital. Or, trois œuvres
importantes de mon peintre préféré étaient
désignées, dans l’une de ces revues, comme
appartenant à Mme de La Ferté-Bernard. Ce fut donc en
somme sincèrement que, le soir où Saint-Loup
m’avait annoncé le voyage de son amie à Bruges, je
pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter comme à
l’improviste :En effet, au moment où on croyait que
l’amie de Robert irait seule à Bruges, on venait
d’apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là
d’un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier
Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui
s’était passé. Le Prince, très fier de son
opulente chevelure, était un client assidu du plus grand
coiffeur de la ville, autrefois garçon de l’ancien
coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était
au mieux avec le coiffeur car il était, malgré ses
façons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le
coiffeur, chez qui le Prince avait une note arriérée
d’au moins cinq ans et que les flacons de « Portugal
», d’« Eau des Souverains », les fers, les
rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampoings, les coupes
de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis
sur l’ongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle.
Mis au courant de l’ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec
sa maîtresse, il en parla chaudement au Prince ligoté
d’un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la
tête renversée et menaçait sa gorge. Le
récit de ces aventures galantes d’un jeune homme arracha
au capitaine-prince un sourire d’indulgence bonapartiste. Il est
peu probable qu’il pensa à sa note impayée, mais la
recommandation du coiffeur l’inclinait autant à la bonne
humeur qu’à la mauvaise celle d’un duc. Il avait
encore du savon plein le menton que la permission était promise
et elle fut signée le soir même. Quant au coiffeur, qui
avait l’habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir,
s’attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire,
des prestiges entièrement inventés, pour une fois
qu’il rendit un service signalé à Saint-Loup, non
seulement il n’en fit pas sonner le mérite, mais, comme si
la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n’y a pas
lieu de le faire, cède la place à la modestie, n’en
reparla jamais à Robert. : Park and Suites propriétaires
Il m’arriva un de ces soirs-là de vouloir raconter une
histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je m’arrêtai
immédiatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait
déjà et qu’ayant voulu la lui dire le lendemain de
mon arrivée, il m’avait interrompu en me disant : «
Vous me l’avez déjà racontée à
Balbec. » Je fus donc surpris de le voir m’exhorter
à continuer en m’assurant qu’il ne connaissait pas
cette histoire et qu’elle l’amuserait beaucoup. Je lui dis
: « Vous avez un moment d’oubli, mais vous allez
bientôt la reconnaître. — Mais non, je te jure que tu
confonds. Jamais tu ne me l’as dite. Va. » Et pendant toute
l’histoire il attachait fiévreusement ses regards ravis
tantôt sur moi, tantôt sur ses camarades. Je compris
seulement quand j’eus fini au milieu des rires de tous
qu’il avait songé qu’elle donnerait une haute
idée de mon esprit à ses camarades et que
c’était pour cela qu’il avait feint de ne pas la
connaître. Telle est l’amitié.Le troisième
soir, un de ses amis auquel je n’avais pas eu l’occasion de
parler les deux premières fois, causa très longuement
avec moi ; et je l’entendais qui disait à mi-voix à
Saint-Loup le plaisir qu’il y trouvait. Et de fait nous
causâmes presque toute la soirée ensemble devant nos
verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés,
protégés des autres par les voiles magnifiques
d’une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu’elles
n’ont pas d’attrait physique à leur base, sont les
seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de
nature énigmatique, m’était apparu à Balbec
ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait
pas avec l’intérêt de nos conversations,
détaché de tout lien matériel, invisible,
intangible et dont pourtant il éprouvait la présence en
lui-même comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en
parler en souriant. Et peut-être y avait-il quelque chose de plus
surprenant encore dans cette sympathie née ici en une seule
soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques
minutes dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me
tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec,
s’il était vraiment décidé qu’il
épousât Mlle d’Ambresac. Il me déclara que
non seulement ce n’était pas décidé, mais
qu’il n’en avait jamais été question,
qu’il ne l’avait jamais vue, qu’il ne savait pas qui
c’était. Si j’avais vu à ce moment-là
quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncé ce
mariage, elles m’eussent fait part de celui de Mlle
d’Ambresac avec quelqu’un qui n’était pas
Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu’un qui
n’était pas Mlle d’Ambresac. Je les eusse beaucoup
étonnées en leur rappelant leurs prédictions
contraires et encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse
continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant
successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature
a donné à ce genre de joueurs une mémoire
d’autant plus courte que leur crédulité est plus
grande. : Park and Suites proprietaires
Il était peut-être le prince de Saxe ;
c’était peut-être la duchesse de La
Ferté-Bernard (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train
de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa
cousine) que ses yeux voyaient en pensée quand il disait :
« sa cousine qui m’a dit que je n’avais
qu’à demander sa loge », si bien que ce regard
souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le
cœur (bien plus que n’eût fait une rêverie
abstraite), avec les antennes alternatives d’un bonheur possible
et d’un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au
contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma
vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le
couloir qu’on lui désigna après avoir
prononcé le mot de baignoire, et dans lequel il s’engagea,
était humide et lézardé et semblait conduire
à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des
eaux. Je n’avais devant moi qu’un monsieur en habit qui
s’éloignait ; mais je faisais jouer auprès de lui,
comme avec un réflecteur maladroit, et sans réussir
à l’appliquer exactement sur lui, l’idée
qu’il était le prince de Saxe et allait voir la duchesse
de La Ferté-Bernard. Et, bien qu’il fût seul, cette
idée extérieure à lui, impalpable, immense et
saccadée comme une projection, semblait le
précéder et le conduire comme cette Divinité,
invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du
guerrier grec. : Park and Suites proprietaires
Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ;
lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis,
même marchant dans un salon, contenir l’élan
d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté
indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin
il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la
tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce
Saint-Aignan était mort plus lui-même, ou plutôt
plus de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un
Saint-Aignan, comme ce fut symboliquement visible à son
enterrement dans l’église Saint-Hilaire de Versailles,
toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge,
sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni
titres, le G du Saint-Aignan que par la mort il était redevenu.
Avant d’aller à cet enterrement, qui n’eut pas lieu
tout de suite, j’écrivis à Valèrie.
J’aurais peut-être dû écrire à la
duchesse de Saint-Aignan, je me disais qu’elle accueillerait la
mort de Marcel avec la même indifférence que je lui avais
vu manifester pour celle de tant d’autres qui avaient
semblé tenir si étroitement à sa vie, et que
peut-être même, avec son tour d’esprit Saint-Aignan,
elle chercherait à montrer qu’elle n’avait pas la
superstition des liens du sang. J’étais trop souffrant
pour écrire à tout le monde. J’avais cru autrefois
qu’elle et Marcel s’aimaient bien dans le sens où
l’on dit cela dans le monde, c’est-à-dire que
l’un auprès de l’autre ils se disaient des choses
tendres qu’ils ressentaient à ce moment-là. Mais
loin d’elle il n’hésitait pas à la
déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le
voir un plaisir égoïste, je l’avais vue incapable de
se donner la plus petite peine, d’user si
légèrement que ce fût de son crédit pour lui
rendre un service, même pour lui éviter un malheur. : Park and Suites propriétaires
Hélas ! si pour moi rencontrer toute autre personne
qu’elle eût été indifférent, je
sentais que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté
moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses
promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et
qu’elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour
une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les
arrêtait quelquefois car il y a des moments où on a besoin
de sortir de soi, d’accepter l’hospitalité de
l’âme des autres, à condition que cette âme,
si modeste et laide soit-elle, soit une âme
étrangère, tandis que dans mon cœur elle sentait
avec exaspération que ce qu’elle eût
retrouvé, c’était elle. Aussi, même quand
j’avais pour prendre le même chemin une autre raison que de
la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle
passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient
avoir d’excessif, je répondais à peine à son
salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni réussir
qu’à l’irriter davantage et à faire
qu’elle commença en plus à me trouver insolent et
mal élevé.Elle avait maintenant des robes plus
légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue
où déjà, comme si c’était le
printemps, devant les étroites boutiques intercalées
entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques,
à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de
légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je
me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son
ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des
connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art
d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de
délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de
cette réputation éparse ; son corps étroit,
réfractaire et qui n’en avait rien absorbé
était obliquement cambré sous une écharpe de surah
violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant
elle et m’avaient peut-être aperçu ; elle mordait le
coin de sa lèvre ; je la voyais redresser son manchon, faire
l’aumône à un pauvre, acheter un bouquet de
violettes à une marchande, avec la même curiosité
que j’aurais eue à regarder un grand peintre donner des
coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me
faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire,
c’était comme si elle eût exécuté pour
moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un
chef-d’œuvre. Chacune de ses robes m’apparaissait
comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection
d’un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de
carême où elle allait déjeuner en ville, je la
rencontrai dans une robe d’un velours rouge clair, laquelle
était légèrement échancrée au cou.
Le visage de Mme de La Ferté-Bernard paraissait rêveur
sous ses cheveux blonds. J’étais moins triste que
d’habitude parce que la mélancolie de son expression,
l’espèce de claustration que la violence de la couleur
mettait autour d’elle et le reste du monde, lui donnaient quelque
chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me
semblait la matérialisation autour d’elle des rayons
écarlates d’un cœur que je ne lui connaissais pas et
que j’aurais peut-être pu consoler ; réfugiée
dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots
adoucis elle me faisait penser à quelque sainte des premiers
âges chrétiens. Alors j’avais honte d’affliger
par ma vue cette martyre. « Mais après tout la rue est
à tout le monde. » : Park and Suites propriétaires
Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince
d’Agrigente, qui s’était lié avec elle en
venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu’il avait,
en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de
Saint-Loup avec Mlle d’Ambresac et que c’était
presque décidé.Cette villa, cette baignoire, où
Mme de La Ferté-Bernard transvasait sa vie, ne me semblaient pas
des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de
Guise, de Parme, de La Ferté-Bernard-Bavière,
différenciaient de toutes les autres les villégiatures
où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que le
sillage de sa voiture reliaient à son hôtel. S’ils
me disaient qu’en ces villégiatures, en ces fêtes
consistait successivement la vie de Mme de La Ferté-Bernard, ils
ne m’apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles
donnaient chacune à la vie de la duchesse une
détermination différente, mais ne faisaient que la
changer de mystère sans qu’elle laissât rien
évaporer du sien, qui se déplaçait seulement,
protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au
milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner
devant la Méditerranée à l’époque de
Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la
société parisienne n’était plus, dans sa
robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses,
qu’une invitée pareille aux autres, et par là plus
émouvante encore pour moi, plus elle-même
d’être renouvelée comme une étoile de la
danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient prendre
successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs, elle
pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée
de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou
l’opéra, mais dans la baignoire de la princesse de La
Ferté-Bernard. : Park and Suites proprietaires
Eux, profitant de ce que Robert n’était que sous-officier
et qu’ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse
qu’il fût invité chez des chefs qu’elle
eût dédaignés sans cela, ne perdaient pas une
occasion de le recevoir à leur table quand s’y trouvait
quelque gros bonnet capable d’être utile à un jeune
maréchal des logis. Seul, le capitaine de Borodino n’avait
que des rapports de service, d’ailleurs excellents, avec Robert.
C’est que le prince, dont le grand-père avait
été fait maréchal et prince-duc par
l’Empereur, à la famille de qui il s’était
ensuite allié par son mariage, puis dont le père avait
épousé une cousine de Napoléon III et avait
été deux fois ministre après le coup
d’État, sentait que malgré cela il
n’était pas grand’chose pour Saint-Loup et la
société des La Ferté-Bernard, lesquels à
leur tour, comme il ne se plaçait pas au même point de vue
qu’eux, ne comptaient guère pour lui. Il se doutait que,
pour Saint-Loup, il était — lui apparenté aux
Hohenzollern — non pas un vrai noble mais le petit-fils
d’un fermier, mais, en revanche, considérait Saint-Loup
comme le fils d’un homme dont le comté avait
été confirmé par l’Empereur — on
appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits —
et avait sollicité de lui une préfecture, puis tel autre
poste placé bien bas sous les ordres de S. A. le prince de
Borodino, ministre d’État, à qui l’on
écrivait « Monseigneur » et qui était neveu
du souverain.Plus que neveu peut-être. La première
princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour
Napoléon Ier qu’elle suivit à l’île
d’Elbe, et la seconde pour Napoléon III. Et si, dans la
face placide du capitaine, on retrouvait de Napoléon Ier, sinon
les traits naturels du visage, du moins la majesté
étudiée du masque, l’officier avait surtout dans le
regard mélancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque
chose qui faisait penser à Napoléon III ; et cela
d’une façon si frappante qu’ayant demandé
après Sedan à pouvoir rejoindre l’Empereur, et
ayant été éconduit par Bismarck auprès de
qui on l’avait mené, ce dernier levant par hasard les yeux
sur le jeune homme qui se disposait à s’éloigner,
fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et
lui accorda l’autorisation que, comme à tout le monde, il
venait de lui refuser. : Park and Suites propriétaires
Était-ce d’ailleurs uniquement la voix qui, parce
qu’elle était seule, me donnait cette impression nouvelle
qui me déchirait ? Non pas ; mais plutôt que cet isolement
de la voix était comme un symbole, une évocation, un
effet direct d’un autre isolement, celui de ma
grand’mère, pour la première fois
séparée de moi. Les commandements ou défenses
qu’elle m’adressait à tout moment dans
l’ordinaire de la vie, l’ennui de l’obéissance
ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient la
tendresse que j’avais pour elle, étaient supprimés
en ce moment et même pouvaient l’être pour
l’avenir (puisque ma grand’mère n’exigeait
plus de m’avoir près d’elle sous sa loi,
était en train de me dire son espoir que je resterais tout
à fait à Doncières, ou en tout cas que j’y
prolongerais mon séjour le plus longtemps possible, ma
santé et mon travail pouvant s’en bien trouver) ; aussi,
ce que j’avais sous cette petite cloche approchée de mon
oreille, c’était, débarrassée des pressions
opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et
dès lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre
mutuelle tendresse. Ma grand’mère, en me disant de rester,
me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté
qu’elle me laissait désormais, et à laquelle je
n’avais jamais entrevu qu’elle pût consentir, me
parut tout d’un coup aussi triste que pourrait être ma
liberté après sa mort (quand je l’aimerais encore
et qu’elle aurait à jamais renoncé à moi).
Je criais : « Grand’mère, grand’mère
», et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je
n’avais près de moi que cette voix, fantôme aussi
impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand
ma grand’mère serait morte. « Parle-moi » ;
mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout
d’un coup de percevoir cette voix. Ma grand’mère ne
m’entendait plus, elle n’était plus en communication
avec moi, nous avions cessé d’être en face
l’un de l’autre, d’être l’un pour
l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en
tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi
devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse
que, bien loin dans le passé, j’avais
éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une
foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver
que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se
disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable à celle
que j’éprouverais le jour où on parle à ceux
qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant
faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et
l’assurance qu’on ne souffre pas. : Park and Suites propriétaires
Et, en même temps que Mme de La Ferté-Bernard, changeait
sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fécondait
d’année en année telle ou telle parole entendue qui
modifiait mes rêveries, cette demeure les reflétait dans
ses pierres mêmes devenues réfléchissantes comme la
surface d’un nuage ou d’un lac. Un donjon sans
épaisseur qui n’était qu’une bande de
lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame
décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait
place — tout au bout de ce « côté de La
Ferté-Bernard » où, par tant de beaux
après-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne
— à cette terre torrentueuse où la duchesse
m’apprenait à pêcher la truite et à
connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et
rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos
environnants ; puis ç’avait été la terre
héréditaire, le poétique domaine où cette
race altière de La Ferté-Bernard, comme une tour
jaunissante et fleuronnée qui traverse les âges,
s’élevait déjà sur la France, alors que le
ciel était encore vide là où devaient plus tard
surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres ; alors
qu’au sommet de la colline de Laon la nef de la cathédrale
ne s’était pas posée comme l’Arche du
Déluge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de
Justes anxieusement penchés aux fenêtres pour voir si la
colère de Dieu s’est apaisée, emportant avec elle
les types des végétaux qui multiplieront sur la terre,
débordante d’animaux qui s’échappent jusque
par les tours où des bœufs, se promenant paisiblement sur
la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne ; alors que le
voyageur qui quittait Beauvais à la fin du jour ne voyait pas
encore le suivre en tournoyant, dépliées sur
l’écran d’or du couchant, les ailes noires et
ramifiées de la cathédrale. : Park and Suites avis
Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus
rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres
n’étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et
l’essaim des pauvres et des curieux attirés par le
flamboiement qu’ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires
grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de
la ruche de verre.On frappa ; c’était Aimé qui
avait tenu à m’apporter lui-même les
dernières listes des étrangers.Aimé, avant de se
retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois
coupable. « On saura tout, me dit-il, pas cette année,
mais l’année prochaine : c’est un monsieur
très lié dans l’état-major qui me l’a
dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout
découvrir tout de suite avant la fin de l’année. Il
a posé sa cigarette », continua Aimé en mimant la
scène et en secouant la tête et l’index comme avait
fait son client voulant dire : il ne faut pas être trop exigeant.
« Pas cette année, Aimé, qu’il m’a dit
en me touchant à l’épaule, ce n’est pas
possible. Mais à Pâques, oui ! » Et Aimé me
frappa légèrement sur l’épaule en me disant
: « Vous voyez, je vous montre exactement comment il a fait
», soit qu’il fût flatté de cette
familiarité d’un grand personnage, soit pour que je pusse
mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de
l’argument et nos raisons d’espérer.Ce ne fut pas
sans un léger choc au cœur qu’à la
première page de la liste des étrangers,
j’aperçus les mots : « Simonet et famille ».
J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon
enfance et où toute la tendresse qui était dans mon
cœur, mais qui éprouvée par lui ne s’en
distinguait pas, m’était apportée par un être
aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de
plus je le fabriquais en utilisant pour cela le nom de Simonet et le
souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps
que j’avais vus se déployer sur la plage, en une
procession sportive, digne de l’antique et de Giotto. Je ne
savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si
aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que
j’étais aimé de Mlle Simonet et que j’allais
grâce à Sainte-Beuve essayer de la connaître. : Park and Suites proprietaires
Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la
solitude même, avec plaisir que, par le moyen de ses
œuvres, il s’adressait à distance, il donnait une
plus haute idée de lui, à ceux qui l’avaient
méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il
seul, non par indifférence, mais par amour des autres, et, comme
j’avais renoncé à Mauricette pour lui
réapparaître un jour sous des couleurs plus aimables,
destinait-il son œuvre à certains, comme un retour vers
eux, où sans le revoir lui-même, on l’aimerait, on
l’admirerait, on s’entretiendrait de lui ; un renoncement
n’est pas toujours total dès le début, quand nous
le décidons avec notre âme ancienne et avant que par
réaction il n’ait agi sur nous, qu’il s’agisse
du renoncement d’un malade, d’un moine, d’un artiste,
d’un héros. Mais s’il avait voulu produire en vue de
quelques personnes, en produisant, lui avait vécu pour
lui-même, loin de la société à laquelle il
était indifférent ; la pratique de la solitude lui en
avait donné l’amour comme il arrive pour toute grande
chose que nous avons crainte d’abord, parce que nous la savions
incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle
nous prive moins qu’elle ne nous en détache. Avant de la
connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans
quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui
cessent d’en être dès que nous l’avons connue.
: Park and Suites proprietaires
Et pourtant j’étais touché de voir combien
Saint-Loup se montrait autre à mon égard depuis que je
n’étais plus seul avec lui et que ses amis étaient
en tiers. Son amabilité plus grande m’eût
laissé indifférent si j’avais cru qu’elle
était voulue ; mais je la sentais involontaire et faite
seulement de tout ce qu’il devait dire à mon sujet quand
j’étais absent et qu’il taisait quand
j’étais seul avec lui. Dans nos
tête-à-tête, certes, je soupçonnais le
plaisir qu’il avait à causer avec moi, mais ce plaisir
restait presque toujours inexprimé. Maintenant les mêmes
propos de moi, qu’il goûtait d’habitude sans le
marquer, il surveillait du coin de l’œil s’ils
produisaient chez ses amis l’effet sur lequel il avait
compté et qui devait répondre à ce qu’il
leur avait annoncé. La mère d’une débutante
ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille
et à l’attitude du public. Si j’avais dit un mot
dont, devant moi seul, il n’eût que souri, il craignait
qu’on ne l’eût pas bien compris, il me disait :
« Comment, comment ? » pour me faire répéter,
pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les
autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon
rire, l’entraîneur de leur rire, il me présentait
pour la première fois l’idée qu’il avait de
moi et qu’il avait dû souvent leur exprimer. De sorte que
je m’apercevais tout d’un coup moi-même du dehors,
comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit
dans une glace. : Park and Suites proprietaires
Et peut-être, si tout à l’heure je trouvais que
Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie
spirituelle, c’était parce que j’appelais vie
spirituelle à ce moment-là des raisonnements logiques qui
étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi
à ce moment — exactement comme j’avais pu trouver le
monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d’après
des souvenirs sans vérité, alors que j’avais un tel
appétit de vivre maintenant que venait de renaître en moi,
à trois reprises, un véritable moment du
passé.Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus,
peut-être ; quelque chose qui commun à la fois au
passé et au présent, est beaucoup plus essentiel
qu’eux deux.J’éprouvais un sentiment de fatigue
profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait
sans une interruption été vécu, pensé,
sécrété par moi, qu’il était ma vie,
qu’il était moi-même, mais encore que j’avais
à toute minute à le maintenir attaché à
moi, qu’il me supportait, que j’étais juché
à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le
déplacer avec moi.La date à laquelle j’entendais le
bruit de la sonnette du jardin de Versailles si distant et pourtant
intérieur, était un point de repère dans cette
dimension énorme que je ne savais pas avoir. J’avais le
vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant comme si
j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. : Park and Suites proprietaires
Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il
faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais
que, si j’eusse été de l’autre
côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un
qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la chambre.
Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du
xviiie siècle la préservaient de l’odeur
qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et
corruptible comme celle du pain bis. C’est là, dans cette
chambre charmante, que j’eusse dîné et dormi avec
bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent
grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table
à côté des photographies parmi lesquelles je
reconnus la mienne et celle de Mme de La Ferté-Bernard,
grâce au feu qui avait fini par s’habituer à la
cheminée et, comme une bête couchée en une attente
ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps
à autre tomber une braise qui s’émiettait, ou
léchait d’une flamme la paroi de la cheminée.
J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne
devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place
à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait
venir de derrière moi, de devant, d’à droite,
d’à gauche, parfois s’éteindre comme
s’il était très loin. Tout d’un coup je
découvris la montre sur la table. Alors j’entendis le tic
tac en un lieu fixe d’où il ne bougea plus. Je croyais
l’entendre à cet endroit-là ; je ne l’y
entendais pas, je l’y voyais, les sons n’ont pas de lieu.
Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là
ont-ils l’utilité de nous prévenir de ceux-ci, de
paraître les rendre nécessaires et naturels. Certes il
arrive quelquefois qu’un malade auquel on a hermétiquement
bouché les oreilles n’entende plus le bruit d’un feu
pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la
cheminée de Saint-Loup, tout en travaillant à faire des
tisons et des cendres qu’il laissait ensuite tomber dans sa
corbeille, n’entende pas non plus le passage des tramways dont la
musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la
grand’place de Doncières. Alors que le malade lise, et les
pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient
feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d’un bain
qu’on prépare s’atténue,
s’allège et s’éloigne comme un gazouillement
céleste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent
toute puissance agressive à notre égard ; affolés
tout à l’heure par des coups de marteau qui semblaient
ébranler le plafond sur notre tête, nous nous plaisons
maintenant à les recueillir, légers, caressants,
lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le
zéphir. On fait des réussites avec des cartes qu’on
n’entend pas, si bien qu’on croit ne pas les avoir
remuées, qu’elles bougent d’elles-mêmes et,
allant au-devant de notre désir de jouer avec elles, se sont
mises à jouer avec nous. Et à ce propos on peut se
demander si pour l’Amour (ajoutons même à
l’Amour l’amour de la vie, l’amour de la gloire,
puisqu’il y a, paraît-il, des gens qui connaissent ces deux
derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le
bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les
oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre
défensive, en nous-même, leur donner comme objet à
réduire, non pas l’être extérieur que nous
aimons, mais notre capacité de souffrir par lui. : Park and Suites propriétaires
Et la crainte d’un avenir où nous serons enlevés la
vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où
nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette
crainte, loin de se dissiper, s’accroît si à la
douleur d’une telle privation nous pensons que s’ajoutera
ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la
ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors
notre moi serait changé, ce ne serait plus seulement le charme
de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis, qui ne serait
plus autour de nous, mais notre affection pour eux ; elle aurait
été si parfaitement arrachée de notre cœur
dont elle est aujourd’hui une notable part, que nous pourrions
nous plaire à cette vie séparée d’eux dont
la pensée nous fait horreur aujourd’hui ; ce serait donc
une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de
résurrection, mais en un moi différent et
jusqu’à l’amour duquel ne peuvent
s’élever les parties de l’ancien moi
condamnées à mourir. Ce sont elles — même les
plus chétives, comme les obscurs attachements aux dimensions,
à l’atmosphère d’une chambre — qui
s’effarent et refusent, en des rébellions où il
faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai de la
résistance à la mort, de la longue résistance
désespérée et quotidienne à la mort
fragmentaire et successive telle qu’elle s’insère
dans toute la durée de notre vie, détachant de nous
à chaque moment des lambeaux de nous-même sur la
mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. Et pour
une nature nerveuse comme était la mienne,
c’est-à-dire chez qui les intermédiaires, les
nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans
sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir,
distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des
plus humbles éléments du moi qui vont disparaître,
l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond
inconnu et trop haut n’était que la protestation
d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier
et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre
ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient,
sous le nom d’Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais
jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle
souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en
présence d’un avenir déjà
réalisé où il n’y avait plus de place pour
elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses
lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se
détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au
plafond inaccessible. : Park and Suites proprietaires
Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de
ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute
aspiration vers elle, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse
m’avait peut-être empêché de jouir, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y
a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et
désincarné me gonflait d’allégresse. Le
morceau qu’on jouait pouvait finir d’un moment à
l’autre et je pouvais être obligé d’entrer au
salon. Aussi je m’efforçais de tâcher de voir clair
le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je
venais par trois fois en quelques minutes de ressentir, et ensuite de
dégager l’enseignement que je devais en tirer.