Nombre total de pages vues

lundi 6 janvier 2014

Park And Suites proprietaires - Une confiance de ce genre, et aussi peu fondée, soutient l’amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que je n’eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j’eusse cessé de la souhaiter. Si indifférent qu’on sache que l’on est à celle qu’on aime encore, on lui prête une série

Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l’adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n’être qu’une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit. (C’est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D’autre part, pour comprendre la signification d’une manœuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il n’est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu’en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l’adversaire, à masquer un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à supposer que la manœuvre qu’a voulu tenter une armée est celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances analogues. : Park and Suites propriétaires Ce qui m’aida à patienter tout l’espace d’une journée fut un projet que je fis. Du moment que tout était oublié, que j’étais réconcilié avec Mauricette, je ne voulais plus la voir qu’en amoureux. Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si Mme Manfred, bien qu’elle n’eût pas le droit d’être une mère trop sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents ne me donnaient pas assez d’argent pour acheter des choses chères. Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir en lui disant : « A s’est décollée » et qu’il n’en resterait rien. Dans ces conditions n’était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Mauricette ? Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper, l’habitude m’avait empêché de jamais la voir ; m’en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je l’emportai avec moi avant d’aller chez les Manfred, et en donnant leur adresse au cocher, je lui dis de prendre par les Champs-Élysées, au coin desquels était le magasin d’un grand marchand de chinoiseries que connaissait mon père. À ma grande surprise, il m’offrit séance tenante de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces billets avec ravissement ; pendant toute une année, je pourrais combler chaque jour Mauricette de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement, comme les Manfred demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin habituel, descendre l’avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Manfred mais allant dans la direction inverse et s’en éloignant, Mauricette qui marchait lentement, quoique d’un pas délibéré, à côté d’un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans la voiture, voulant faire arrêter, puis j’hésitai. Les deux promeneurs étaient déjà un peu loin et les deux lignes douces et parallèles que traçait leur lente promenade allaient s’estompant dans l’ombre élyséenne. Bientôt j’arrivai devant la maison de Mauricette. Je fus reçu par Mme Manfred : « Oh ! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas comment elle n’est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours, elle m’a dit qu’elle voulait aller prendre un peu l’air avec une de ses amies. — Je crois que je l’ai aperçue avenue des Champs-Élysées. — Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites pas à son père, il n’aime pas qu’elle sorte à ces heures-là. Good evening. » Je partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été ? Que se disaient-ils dans le soir, de cet air confidentiel ? : Park and Suites avis Ce qui augmentait cette impression que Mme Manfred se promenait dans l’avenue du Bois comme dans l’allée d’un jardin à elle, c’était — pour ces gens qui ignoraient ses habitudes de « footing » — qu’elle fût venue à pied, sans voiture qui suivît, elle que, dès le mois de mai, on avait l’habitude de voir passer avec l’attelage le plus soigné, la livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise comme une déesse, dans le tiède plein air d’une immense victoria à huit ressorts. À pieds, Mme Manfred avait l’air, surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur, d’avoir cédé à une curiosité, de commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l’admiration un peu scandalisée d’une suite qui n’ose formuler une critique, sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme Manfred et la foule, celle-ci sentait ces barrières d’une certaine sorte de richesse, lesquelles lui semblent plus infranchissables de toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins parlantes aux yeux et à l’imagination des « pannés ». Ceux-ci, auprès d’une grande dame plus simple, plus facile à confondre avec une petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n’éprouveront pas ce sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu’ils ont devant une Mme Manfred. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont entourées, elles n’y font plus attention, mais c’est à force d’y être habituées, c’est-à-dire d’avoir fini par le trouver d’autant plus naturel, d’autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon qu’ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe : de sorte que (la grandeur qu’elles laissent éclater en elles, qu’elles découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes mettent un passant au rang le plus bas, c’est de la même manière qu’elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à première vue, sans appel. : Park and Suites propriétaires Ce qu’elle faisait durant la vie mystérieuse de la « La Ferté-Bernard » qu’elle était, cela, qui était l’objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en œuvre quelqu’un à qui ne fussent pas interdits l’hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ? : Park and Suites propriétaires Ce plaisir me semblait aujourd’hui un plaisir purement frivole, celui d’aller à une matinée chez Mme de Saint-Aignan. Mais puisque je savais maintenant que je ne pouvais rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser ? Je me redisais que je n’avais éprouvé en essayant cette description rien de cet enthousiasme qui n’est pas le seul mais qui est un premier critérium du talent. J’essayais maintenant de tirer de ma mé moire d’autres « instantanés », notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j’avais vu autrefois qu’hier ce que j’observais d’un œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant tant d’amis que je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’aurais aucune raison de le leur refuser, puisque j’avais maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était, en effet, moins chargée de réalité que je n’avais cru. : Park and Suites propriétaires Ce n’était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir ces amies les avait toutes choisies si belles ; peut-être ces filles (dont l’attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur, incapables de subir un attrait d’ordre intellectuel ou moral, s’étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité, de la gêne, de la gaucherie, par ce qu’elles devaient appeler « un genre antipathique », et les avaient-elles tenues à l’écart ; tandis qu’elles s’étaient liées au contraire avec d’autres vers qui les attiraient un certain mélange de grâce, de souplesse et d’élégance physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la franchise d’un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n’aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l’enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d’une culture physique à laquelle ne s’est pas encore ajoutée celle de l’intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui, ne recherchant pas encore l’expression tourmentée, produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d’agilité et de ruse. Et n’étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce ? : Park and Suites propriétaires Ce n’était pas seulement l’ameublement du salon d’Sylvette, c’était Sylvette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté Mme de Bercy auraient eu peine s’ils ne l’avaient pas vue depuis longtemps à reconnaître. Elle semblait avoir tant d’années de moins qu’autrefois. Sans doute, cela tenait en partie à ce qu’elle avait engraissé, et, devenue mieux portante, avait l’air plus calme, frais, reposé, et d’autre part à ce que les coiffures nouvelles, aux cheveux lissés, donnaient plus d’extension à son visage qu’une poudre rose animait, et où ses yeux et son profil, jadis trop saillants, semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Sylvette s’était enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre de beauté », et sur ses traits décousus — qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant des années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant — avait appliqué ce type fixe, comme une jeunesse immortelle. : Park and Suites propriétaires Ce n’est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des réconciliations ; jeté au milieu des champs semés de boutons d’or où s’entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une des fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu’on vient de très loin contempler à époques fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des parcs du xviie et du xviiie siècle, qui furent les « folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l’un d’eux situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou peut-être conservé simplement le dessin d’un immense verger de ce temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins avancés que ceux que j’avais vus, formaient de grands quadrilatères — séparés par des murs bas — de fleurs blanches sur chaque côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l’air d’être celles du Palais du Soleil, tel qu’on aurait pu le retrouver dans quelque Crète ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d’un réservoir ou de telles parties de la mer que l’homme pour quelque pêche ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l’exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d’azur des branches, l’écume blanchissante d’une fleur ensoleillée et mousseuse. : Park and Suites propriétaires Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n’eut pas lieu. Quand j’arrivai au bureau de poste, ma grand’mère m’avait déjà demandé ; j’entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu’un causait qui ne savait pas sans doute qu’il n’y avait personne pour lui répondre car, quand j’amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu’au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu’à la dernière seconde et j’allai chercher l’employé qui me dit d’attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand’mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changée dans ses proportions dès l’instant qu’elle était un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d’ailleurs ne l’avait-elle jamais été à ce point, car ma grand’mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s’abandonner à l’effusion d’une tendresse que, par « principes » d’éducatrice, elle contenait et cachait d’habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d’abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l’être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie. : Park and Suites propriétaires Ce jour-là, comme les précédents, Sainte-Beuve avait été obligé d’aller à Doncières où, en attendant qu’il y rentrât d’une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu’à la fin de l’après-midi. Je regrettais qu’il ne fût pas à Balbec. J’avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m’avaient paru ravissantes. J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout — comme un amoureux la femme dont il est épris — on désire, on cherche, on voit la beauté. Qu’un seul trait réel — le peu qu’on distingue d’une femme vue de loin, ou de dos — nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l’avoir reconnue, notre cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c’était elle, pourvu que la femme ait disparu : ce n’est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur. : Park and Suites propriétaires Car tout le personnel des La Ferté-Bernard, dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu’il n’entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu’offrait Mme de La Ferté-Bernard, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu’à travers elles, à travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c’était toujours Mme de La Ferté-Bernard. Ce que j’aimais, c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance.Je n’aurais pas senti moi-même que Mme de La Ferté-Bernard était excédée de me rencontrer tous les jours que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s’élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je n’essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n’y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir dont la nature m’est toujours restée obscure. Peut-être n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui étaient spéciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l’aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de La Ferté-Bernard avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter à mon service quelqu’un d’autre que Françoise, je n’y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres. : Park and Suites propriétaires Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l’absorption complète de qui vous dédaigne, tant qu’on n’a pas vaincu ce dédain. Or, chaque fois que l’image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l’oubli ou la concurrence d’autres images ne l’élimine, nous n’avons de repos que nous n’ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit pareil à nous, notre âme étant à cet égard douée du même genre de réaction et d’activité que notre organisme physique, lequel ne peut tolérer l’immixtion dans son sein d’un corps étranger sans qu’il s’exerce aussitôt à digérer et assimiler l’intrus ; la petite Simonet devait être la plus jolie de toutes — celle, d’ailleurs, qui, me semblait-il, aurait pu devenir ma maîtresse, car elle était la seule qui à deux ou trois reprises, détournant à demi la tête, avait paru prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift s’il ne connaissait pas à Balbec des Simonet. N’aimant pas à dire qu’il ignorait quelque chose il répondit qu’il lui semblait avoir entendu causer de ce nom-là. Arrivé au dernier étage, je le priai de me faire apporter les dernières listes d’étrangers.Je sortis de l’ascenseur, mais au lieu d’aller vers ma chambre je m’engageai plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet de chambre de l’étage, quoiqu’il craignît les courants d’air, avait ouvert la fenêtre du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le côté de la colline et de la vallée, mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, d’un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je m’arrêtai devant elle en une courte station et le temps de faire mes dévotions à la « vue » que pour une fois elle découvrait au delà de la colline à laquelle était adossé l’hôtel et qui ne contenait qu’une maison posée à quelque distance, mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son volume donnaient une ciselure précieuse et un écrin de velours, comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d’orfèvrerie et d’émaux qui servent de reliquaires et qu’on n’expose qu’à de rares jours à la vénération des fidèles. Mais cet instant d’adoration avait déjà trop duré, car le valet de chambre qui tenait d’une main un trousseau de clefs et de l’autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain, mais sans la soulever à cause de l’air pur et frais du soir, venait refermer comme ceux d’une châsse les deux battants de la croisée et dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d’or. J’entrai dans ma chambre. : Park and Suites proprietaires Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de La Ferté-Bernard. : Park and Suites propriétaires Car j’avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté, ce qu’il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m’évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique et d’autant plus clairement que je savais son nom — comme ces thèmes expressifs inventés par des musiciens de génie et qui peignent splendidement le scintillement de la flamme, le bruissement du fleuve et la paix de la campagne, pour les auditeurs qui, en parcourant préalablement le livret, ont aiguillé leur imagination dans la bonne voie. La « race », en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l’idée de leur cause, les rendait plus intelligibles, plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables, annonçant qu’ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d’un objet qui nous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d’un fruit exotique ou d’un cru célèbre. : Park and Suites proprietaires Car c’était la sonate à Kreutzer qu’on jouait, mais, s’étant trompé sur le programme, il croyait que c’était un morceau de Ravel qu’on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta, à cause de la demi-obscurité, un bonheur du jour, ce qui n’alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d’écouter « religieusement » la sonate à Kreutzer. Et Mme de Saint-Aignan et moi, causes de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. « Oui, comment ces riens-là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite ? C’est comme tout à l’heure, quand je vous voyais causer avec Valèrie de Saint-Exupéry. Ce n’est pas digne de vous. Pour moi c’est exactement rien, cette femme-là, ce n’est même pas une femme, c’est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde (car, même à sa défense de l’actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d’aristocrate). D’ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici ? Aujourd’hui, encore, je comprends parce qu’il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. : Park and Suites propriétaires Car au fond la vieille dame eût probablement trouvé à séduire, à s’attacher, en se renouvelant pour cela elle-même, la sympathie mystérieuse d’êtres nouveaux, un charme dont est dénué le plaisir qu’il y a à ne fréquenter que des gens de son monde et à se rappeler que, ce monde étant le meilleur qui soit, le dédain mal informé d’autrui est négligeable. Peut-être sentait-elle que, si elle était arrivée inconnue au Grand-Hôtel de Balbec elle eût avec sa robe de laine noire et son bonnet démodé fait sourire quelque noceur qui de son « rocking » eût murmuré « quelle purée ! » ou surtout quelque homme de valeur ayant gardé comme le premier président, entre ses favoris poivre et sel, un visage frais et des yeux spirituels comme elle les aimait, et qui eût aussitôt désigné à la lentille rapprochante du face-à-main conjugal l’apparition de ce phénomène insolite ; et peut-être était-ce par inconsciente appréhension de cette première minute qu’on sait courte mais qui n’est pas moins redoutée — comme la première tête qu’on pique dans l’eau — que cette dame envoyait d’avance un domestique mettre l’hôtel au courant de sa personnalité et de ses habitudes, et coupant court aux salutations du directeur gagnait avec une brièveté où il y avait plus de timidité que d’orgueil sa chambre où des rideaux personnels remplaçant ceux qui pendaient aux fenêtres, des paravents, des photographies, mettaient si bien entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu s’adapter la cloison de ses habitudes, que c’était son chez elle, au sein duquel elle était restée, qui voyageait plutôt qu’elle-même… : Park and Suites avis Car — comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement les jours où on apercevait Rivette, ce qui était signe d’orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu’il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur — ceux de ces habitués du Grand-Hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps faisaient, quand arrivaient les pluies et les brumes, à l’approche de l’automne, charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre l’été à Rivette ou à Costedor. Ce petit groupe de l’hôtel de Balbec regardait d’un air méfiant chaque nouveau venu, et, ayant l’air de ne pas s’intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d’hôtel. Car c’était le même — Aimé — qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec leur face à main, ma grand’mère et moi, parce que nous mangions des œufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société d’Alençon. Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l’égard d’un Français qu’on appelait Majesté et qui s’était, en effet, proclamé lui-même roi d’un petit îlot de l’Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l’hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui, quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la reine ! » parce qu’elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l’air de la voir, et si quelqu’un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir que c’était une petite ouvrière. : Park and Suites propriétaires C’était, ce La Ferté-Bernard, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine à me représenter et d’autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s’imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d’une gare ; je me rappelais les noms des localités voisines comme si elles avaient été situées au pied du Parnasse ou de l’Hélicon, et elles me semblaient précieuses comme les conditions matérielles — en science topographique — de la production d’un phénomène mystérieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Villers et dont les quartiers s’étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l’Allemagne, de l’Italie et de la France : terres immenses du Nord, cités puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en La Ferté-Bernard et, perdant leur matérialité, inscrire allégoriquement leur donjon de sinople ou leur château d’argent dans son champ d’azur. J’avais entendu parler des célèbres tapisseries de La Ferté-Bernard et je les voyais, médiévales et bleues, un peu grosses, se détacher comme un nuage sur le nom amarante et légendaire, au pied de l’antique forêt où chassa si souvent Childebert et ce fin fond mystérieux des terres, ce lointain des siècles, il me semblait qu’aussi bien que par un voyage je pénétrerais dans leurs secrets, rien qu’en approchant un instant à Paris Mme de La Ferté-Bernard, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent dû posséder le charme local des futaies et des rives et les mêmes particularités séculaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors j’avais connu Saint-Loup ; il m’avait appris que le château ne s’appelait La Ferté-Bernard que depuis le xviie siècle où sa famille l’avait acquis. Elle avait résidé jusque-là dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette région. : Park and Suites proprietaires C’était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant laquelle, en guise de mâts de cocagne et d’oriflammes, trois grands poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment pavoisés de satin blanc.Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cœur ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les La Ferté-Bernard et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait à lui-même qu’elle était d’une essence supérieure à tout, mais je sais qu’il n’avait de considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir, d’être heureux, peut-être de tuer. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. Si on s’était demandé à quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Sans doute, l’affection générale appelée amour devait le forcer — comme elle fait pour tous les hommes — à croire par moments qu’elle l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu’elle avait pour lui n’empêchait pas qu’elle ne restât avec lui qu’à cause de son argent, et que le jour où elle n’aurait plus rien à attendre de lui elle s’empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature et tout en l’aimant, pensait-il) de le quitter.— Je lui ferai aujourd’hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C’est un collier qu’elle a vu chez Boucheron. C’est un peu cher pour moi en ce moment : trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle n’a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être joliment contente. : Park and Suites proprietaires C’était qu’il était encore à l’âge des croyances, mais je l’avais dépassé, et j’avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu’ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu’ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins, le changement de résidence du prince de Saint-Aignan eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d’une extrême douceur ; on eût dit que tout d’un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes ; matériellement il n’en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s’il n’y avait plus eu pour moi d’effort d’adaptation ou d’attention, tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles ; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décolle » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. : Park and Suites proprietaires C’était précisément ce que me montrait le jeu de la Berma. C’était bien cela, la noblesse, l’intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mérites d’une interprétation large, poétique, puissante ; ou plutôt, c’était cela à quoi on a convenu de décerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne à des étoiles qui n’ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle. C’est bien un peu, cet intervalle, cette faille, que j’avais à franchir quand, le premier jour où j’étais allé voir jouer la Berma, l’ayant écoutée de toutes mes oreilles, j’avais eu quelque peine à rejoindre mes idées de « noblesse d’interprétation », d’« originalité » et n’avais éclaté en applaudissements qu’après un moment de vide, et comme s’ils naissaient non pas de mon impression même, mais comme si je les rattachais à mes idées préalables, au plaisir que j’avais à me dire : « J’entends enfin la Berma. » Et la différence qu’il y a entre une personne, une œuvre fortement individuelle et l’idée de beauté existe aussi grande entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d’amour, d’admiration. Aussi ne les reconnaît-on pas. Je n’avais pas eu de plaisir à entendre la Berma (pas plus que je n’en avais à voir Gilberte). Je m’étais dit : « Je ne l’admire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors qu’à approfondir le jeu de la Berma, je n’étais préoccupé que de cela, je tâchais d’ouvrir ma pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce qu’il contenait. Je comprenais maintenant que c’était justement cela : admirer.Ce génie dont l’interprétation de la Berma n’était seulement que la révélation, était-ce bien seulement le génie de Racine ? : Park and Suites propriétaires C’était moins aussi peut-être. Comme un jeune homme, un jour d’examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on l’a interrogé, la balle qu’il a tirée, bien peu de chose quand il pense aux réserves de science et de courage qu’il possède et dont il aurait voulu faire preuve, de même mon esprit qui avait dressé la Vierge du Porche hors des reproductions que j’en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale, ayant une valeur universelle, s’étonnait de voir la statue qu’il avait mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand’rue, ne pouvant fuir les regards du café et du bureau d’omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant — et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère — dont le bureau du Comptoir d’Escompte recevait l’autre moitié, gagnée, en même temps que cette succursale d’un établissement de crédit, par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point que, si j’avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c’est elle, la Vierge illustre que jusque-là j’avais douée d’une existence générale et d’une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l’unique (ce qui, hélas ! voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s’en défaire, montré à tous les admirateurs venus là pour la contempler la trace de mon morceau de craie et les lettres de mon nom, et c’était elle enfin, l’œuvre d’art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais, métamorphosée ainsi que l’église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides. : Park and Suites propriétaires C’était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d’eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de chemin de fer au milieu de voyageurs qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. À peine commencions-nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever sur l’ordre de M. de Stermaria, lequel venait d’arriver et, sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table.Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus connue d’ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles joués à l’Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle s’était cultivée, et deux hommes très en vue de l’aristocratie, à faire dans la vie bande à part, à ne voyager qu’ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner, très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n’entrait aucune malveillance, mais seulement les exigences du goût qu’ils avaient pour certaines formes spirituelles de conversation, pour certains raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre leurs repas qu’ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en commun avec des gens qui n’y avaient pas été initiés. : Park and Suites proprietaires C’était du reste vrai qu’elle était une « littéraire ». Elle ne s’interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoïsme, que pour faire des reproches à Saint-Loup qu’il bût trop de vin.En réalité, ces déjeuners « choses si gentilles » se passaient toujours fort mal. Car dès que Saint-Loup se trouvait avec sa maîtresse dans un endroit public, il s’imaginait qu’elle regardait tous les hommes présents, il devenait sombre, elle s’apercevait de sa mauvaise humeur qu’elle s’amusait peut-être à attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bête, elle ne voulait pas, blessée par son ton, avoir l’air de chercher à désarmer ; elle faisait semblant de ne pas détacher ses yeux de tel ou tel homme, et d’ailleurs ce n’était pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au théâtre ou au café se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu’ils avaient pris, eût quelque chose d’agréable, Robert, aussitôt averti par sa jalousie, l’avait remarqué avant sa maîtresse ; il voyait immédiatement en lui un de ces êtres immondes dont il m’avait parlé à Balbec, qui pervertissent et déshonorent les femmes pour s’amuser, il suppliait sa maîtresse de détourner de lui ses regards et par là-même le lui désignait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goût dans ses soupçons, qu’elle finissait même par cesser de le taquiner pour qu’il se tranquillisât et consentît à aller faire une course pour qu’il lui laissât le temps d’entrer en conversation avec l’inconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois même d’expédier une passade. Je vis bien dès notre entrée au restaurant que Robert avait l’air soucieux. C’est que Robert avait immédiatement remarqué, ce qui nous avait échappé à Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, Aimé, avec un éclat modeste, dégageait, bien involontairement, le romanesque qui émane pendant un certain nombre d’années de cheveux légers et d’un nez grec, grâce à quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez âgés, offraient des types extraordinairement laids et accusés de curés hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent d’anciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guère le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposés dans le foyer humblement historique de petits théâtres désuets où ils sont représentés jouant des rôles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grâce à un recrutement sélectionné et peut-être à un mode de nomination héréditaire, conserver le type solennel en une sorte de collège augural. Malheureusement, Aimé nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que s’écoulait vers d’autres tables le cortège des grands prêtres d’opérette. Aimé s’informa de la santé de ma grand’mère, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec émotion, car il était homme de famille. Il avait un air intelligent, énergique, mais respectueux. La maîtresse de Robert se mit à le regarder avec une étrange attention. Mais les yeux enfoncés d’Aimé, auxquels une légère myopie donnait une sorte de profondeur dissimulée, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans l’hôtel de province où il avait servi bien des années avant de venir à Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigué maintenant, qu’était sa figure, et que pendant tant d’années, comme telle gravure représentant le prince Eugène, on avait vu toujours à la même place, au fond de la salle à manger presque toujours vide, n’avait pas dû attirer de regards bien curieux. Il était donc resté longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et d’ailleurs peu disposé à la faire remarquer, car il était d’un tempérament froid. : Park and Suites avis C’était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Mauricette que je m’acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour l’avenir ; je savais non pas seulement que dans un certain temps je n’aimerais plus Mauricette, mais encore qu’elle même le regretterait, et que les tentatives qu’elle ferait alors pour me voir seraient aussi vaines que celles d’aujourd’hui, non plus parce que je l’aimerais trop mais parce que j’aimerais certainement une autre femme que je resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n’oserais pas distraire une parcelle pour Mauricette qui ne me serait plus rien. Et sans doute en ce moment même, où (puisque j’étais résolu à ne plus la voir, à moins d’une demande formelle d’explications, d’une complète déclaration d’amour de sa part, lesquelles n’avaient plus aucune chance de venir) j’avais déjà perdu Mauricette, et l’aimais davantage, je sentais tout ce qu’elle était pour moi, mieux que l’année précédente, quand passant tous mes après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié, sans doute en ce moment l’idée que j’éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une autre m’était odieuse, car cette idée m’enlevait, outre Mauricette, mon amour et ma souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant j’essayais de saisir justement ce qu’était Mauricette, et desquels il me fallait reconnaître qu’ils ne lui appartenaient pas spécialement et seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte — c’était du moins alors ma manière de penser — qu’on est toujours détaché des êtres ; quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l’avenir renaître, aurait pu, même dans le passé, naître pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où l’on n’aime pas, si l’on prend philosophiquement son parti de ce qu’il y a de contradictoire dans l’amour, c’est que cet amour dont on parle à son aise, on ne l’éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à la présence effective du sentiment. : Park and Suites mauvais payeurs C’étaient, dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou s’accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d’un vert cru et d’une forme désobligeante, comme celle du canapé d’une chambre d’hôtel où l’on vient d’arriver, composées de quelques villas que prolongeait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois leurs hôtes habituels, mais me les montraient par leur dehors — des joueurs de tennis en casquettes blanches, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame, coiffée d’un « canotier », qui, décrivant le tracé quotidien d’une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s’attardait, et rentrait dans son chalet où la lampe était déjà allumée — et qui blessaient cruellement de ces images étrangement usuelles et dédaigneusement familières mes regards inconnus et mon cœur dépaysé. Mais combien ma souffrance s’aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec, en face de l’escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand’mère, sans souci d’accroître l’hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les « conditions » avec le directeur, sorte de poussah à la figure et à la voix pleines de cicatrices (qu’avait laissées l’extirpation sur l’une, de nombreux boutons, sur l’autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite), au smoking de mondain, au regard de psychologue, prenant généralement, à l’arrivée de l’« omnibus », les grands seigneurs pour des râleux et les rats d’hôtel pour des grands seigneurs. : Park and Suites proprietaires C’est une petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange, après quoi elle n’a pas eu d’autre idée que d’y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Marcel, parce qu’il avait beau ne pas être un aigle, il s’en apercevait très bien, et d’un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu’elle est malgré tout ma nièce, je n’ai pas la preuve positive qu’elle le trompait, mais il y a eu un tas d’histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise, Marcel a voulu se battre. C’est pour tout ça que Marcel s’est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille ; si vous voulez ma pensée, il n’a pas été tué, il s’est fait tuer. Elle n’a eu aucune espèce de chagrin, elle m’a même étonnée par un rare cynisme dans l’affectation de son indifférence, ce qui m’a fait beaucoup de chagrin parce que j’aimais bien le pauvre Marcel. Ça vous étonnera peut-être parce qu’on me connaît mal, mais il m’arrive encore de penser à lui. Je n’oublie personne. Il ne m’a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais, voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l’amant éperdu pendant tant d’années, on peut dire toujours, car j’ai la certitude que ça n’a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge », s’écria la duchesse, oubliant qu’elle-même, en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu’elle jugeait inévitable si Valèrie eût aimé Marcel, agissait cruellement. « Non, voyez-vous, conclut-elle, c’est une cochonne. » Une telle expression était rendue possible à Mme de Saint-Aignan par la pente agréable qu’elle descendait, du milieu des Saint-Aignan à la société des comédiennes, et aussi parce qu’elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu’elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu’elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la haine qu’elle éprouvait pour Valèrie, par un besoin de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. : Park and Suites proprietaires C’est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme était Balbec, si le visage d’une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu’on passe sur la plage. Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des roses, des ammonites, on se délectera à voir, sur un visage féminin, les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d’abord, on peut leur parler, ce qui évite d’avoir à construire avec l’imagination les autres côtés que ceux que nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à s’exagérer son charme, comme devant un portrait ; surtout, justement parce qu’on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut les retrouver. Or il n’en était nullement ainsi pour moi en ce qui concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes m’étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas, ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou quand il faisait tel temps, ou s’il y avait des jours où on ne les voyait jamais. Je me figurais d’avance ami avec elles et leur disant : « Mais vous n’étiez pas là tel jour ? — Ah ! oui, c’est parce que c’était un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que… » Encore si c’était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile de s’acharner, qu’on pourrait parcourir la plage en tous sens, s’asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l’heure du bain, le concert, l’arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit, sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères. : Park and Suites avis C’est que jamais je n’avais repensé à une conversation que Mauricette avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du « directeur du ministère des Postes ». Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne le retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque Nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable. : Park and Suites propriétaires C’est le Temps qu’elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de Sainte-Croix et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style Empire, Mme de Saint-Aignan déclarait l’avoir toujours détesté ; cela voulait dire qu’elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu’avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu’elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis, brusquement, le plus savoureux des maîtres de l’Art nouveau, jusqu’à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique d’art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style Empire, elle s’excusa de m’avoir parlé de gens aussi insignifiants que les Sainte-Croix et de niaiseries comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m’intéressait que Mme de Sainte-Croix de La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m’avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d’attributs de bercer le temps. « Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser ? » s’écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n’avait pu entendre ce qu’elle disait. Mais un jeune homme (qui devait m’intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de Sainte-Croix) se leva d’un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. : Park and Suites proprietaires C’est là l’amulette qui préserve les individus — et parfois les peuples — non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de le braver sans qu’il soit besoin d’être brave. Une confiance de ce genre, et aussi peu fondée, soutient l’amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que je n’eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j’eusse cessé de la souhaiter. Si indifférent qu’on sache que l’on est à celle qu’on aime encore, on lui prête une série de pensées — fussent-elles d’indifférence — une intention de les manifester, une complication de vie intérieure, où l’on est l’objet peut-être d’une antipathie, mais aussi d’une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui se passait en Mauricette, il eût fallu que je pusse tout simplement anticiper dès ce ier janvier-là ce que j’eusse ressenti celui d’une des années suivantes, et où l’attention, ou le silence, ou la tendresse, ou la froideur de Mauricette eussent passé à peu près inaperçus à mes yeux et où je n’eusse pas songé, pas même pu songer à chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour moi. Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme plus qu’à l’aller, parce que nous ne connaissons pas qu’elle vient de nous. : Park and Suites propriétaires C’est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe), elle redoutait pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les transes qu’ils lui avaient données par des emportements auxquels Manfred, maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. La vue lucide de certaines infériorités n’ôte d’ailleurs rien à la tendresse ; celle-ci les fait au contraire trouver charmantes. Maintenant c’était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu’Sylvette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l’écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s’ébattait, avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu’elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d’un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le « tub » et le « footing », pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène. Elle avait l’habitude de dire qu’elle se passerait plus aisément de pain que d’art et de propreté, et qu’elle eût été plus triste de voir brûler la Joconde que des « foultitudes » de personnes qu’elle connaissait. Théories qui semblaient paradoxales à ses amies, mais la faisaient passer pour une femme supérieure auprès d’elles et lui valaient une fois par semaine la visite du ministre de Belgique, de sorte que dans le petit monde dont elle était le soleil, chacun eût été bien étonné si l’on avait appris qu’ailleurs, chez les Verdurin par exemple, elle passât pour bête.