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lundi 6 janvier 2014
la princesse de La Ferté-Bernard, ce qui lui était d’autant plus aisé que, n’étant pas en relations véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l’air de quêter un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu’elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu’elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d’une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances médicales, elle croyait connaître le caractère inexorable,
Dans la chambre elle-même, le malade vient de créer, non
pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu. Et en
augmentant, en relâchant les tampons d’ouate, c’est
comme si on faisait jouer alternativement l’une et l’autre
des deux pédales qu’on a ajoutées à la
sonorité du monde extérieur. : Park and Suites propriétaires
Pour la première fois je sentais qu’il était
possible que ma mère vécût sans moi, autrement que
pour moi, d’une autre vie. Elle allait habiter de son
côté avec mon père à qui peut-être
elle trouvait que ma mauvaise santé, ma nervosité,
rendaient l’existence un peu compliquée et triste. Cette
séparation me désolait davantage parce que je me disais
qu’elle était probablement pour ma mère le terme
des déceptions successives que je lui avais causées,
qu’elle m’avait tues et après lesquelles elle avait
compris la difficulté de vacances communes ; et peut-être
aussi le premier essai d’une existence à laquelle elle
commençait à se résigner pour l’avenir, au
fur et à mesure que les années viendraient pour mon
père et pour elle, d’une existence où je la verrais
moins, où, ce qui même dans mes cauchemars ne
m’était jamais apparu, elle serait déjà pour
moi un peu étrangère, une dame qu’on verrait
rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant au
concierge s’il n’y avait pas de lettres de moi.Je pus
à peine répondre à l’employé qui
voulut me prendre ma valise. Ma mère essayait, pour me consoler,
des moyens qui lui paraissaient les plus efficaces. Elle croyait
inutile d’avoir l’air de ne pas voir mon chagrin, elle le
plaisantait doucement :— Eh bien, qu’est-ce que dirait
l’église de Balbec si elle savait que c’est avec cet
air malheureux qu’on s’apprête à aller la voir
? Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin ? D’ailleurs, je
saurai si tu as été à la hauteur des
circonstances, même loin je serai encore avec mon petit loup. Tu
auras demain une lettre de ta maman.— Ma fille, dit ma
grand’mère, je te vois comme Madame de
Sévigné, une carte devant les yeux et ne nous quittant
pas un instant. : Park and Suites proprietaires
Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait le
voyage, le médecin m’avait conseillé de prendre au
moment du départ un peu trop de bière ou de cognac, afin
d’être dans un état qu’il appelait «
euphorie », où le système nerveux est
momentanément moins vulnérable. J’étais
encore incertain si je le ferais, mais je voulais au moins que ma
grand’mère reconnût qu’au cas où je
m’y déciderais, j’aurais pour moi le droit et la
sagesse. Aussi j’en parlais comme si mon hésitation ne
portait que sur l’endroit où je boirais de l’alcool,
buffet ou wagon-bar. Mais aussitôt à l’air de
blâme que prit le visage de ma grand’mère et de pas
même vouloir s’arrêter à cette idée :
« Comment, m’écriai-je, me résolvant soudain
à cette action d’aller boire, dont
l’exécution devenait nécessaire à prouver ma
liberté puisque son annonce verbale n’avait pu passer sans
protestation, comment, tu sais combien je suis malade, tu sais ce que
le médecin m’a dit, et voilà le conseil que tu me
donnes ! » : Park and Suites propriétaires
Peut-être la place de cette dernière
n’était-elle pas dans une salle où
c’était seulement avec les femmes les plus brillantes de
l’année que les loges (et même celles des plus hauts
étages qui d’en bas semblaient de grosses bourriches
piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de la
salle par les brides rouges de leurs séparations de velours)
composaient un panorama éphémère que les morts,
les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientôt,
mais qui en ce moment était immobilisé par
l’attention, la chaleur, le vertige, la poussière,
l’élégance et l’ennui, dans cette
espèce d’instant éternel et tragique
d’inconsciente attente et de calme engourdissement qui,
rétrospectivement, semble avoir précédé
l’explosion d’une bombe ou la première flamme
d’un incendie.La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait
là était que la princesse de Parme, dénuée
de snobisme comme la plupart des véritables altesses et, en
revanche, dévorée par l’orgueil, le désir de
la charité qui égalait chez elle le goût de ce
qu’elle croyait les Arts, avait cédé
çà et là quelques loges à des femmes comme
Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute
société aristocratique, mais avec lesquelles elle
était en relations pour ses œuvres de bienfaisance. Mme de
Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de La
Ferté-Bernard, ce qui lui était d’autant plus
aisé que, n’étant pas en relations
véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l’air de
quêter un salut. Être reçue chez ces deux grandes
dames était pourtant le but qu’elle poursuivait depuis dix
ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé
qu’elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte
d’une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de
connaissances médicales, elle croyait connaître le
caractère inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre
jusque-là. Elle était du moins heureuse ce soir-là
de penser que toutes ces femmes qu’elle ne connaissait
guère verraient auprès d’elle un homme de leurs
amis, le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme
d’Argencourt, lequel fréquentait également les deux
sociétés, et de la présence de qui les femmes de
la seconde aimaient beaucoup à se parer sous les yeux de celles
de la première. : Park and Suites loyers impayés
Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie si
desséchée, qui s’ouvre, les hommes pourraient-ils
m’inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les
années où j’aurais peut-être
été capable de la chanter ne reviendront jamais. »
Mais en me donnant cette consolation d’une observation humaine
possible venant prendre la place d’une inspiration impossible, je
savais que je cherchais seulement à me donner une consolation et
que je savais moi-même sans valeur. Si j’avais vraiment une
âme d’artiste quel plaisir n’éprouverais-je
pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil
couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque
jusqu’au marchepied du wagon, dont je pourrais compter les
pétales et dont je me garderais bien de décrire la
couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on
espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a
pas ressenti ? Un peu plus tard j’avais vu avec la même
indifférence les lentilles d’or et d’orange dont le
même soleil couchant criblait les fenêtres d’une
maison ; et enfin, comme l’heure avait avancé,
j’avais vu une autre maison qui semblait construite en une
substance d’un rose assez étrange. Mais j’avais fait
ces diverses constatations avec la même absolue
indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame,
j’avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet
d’une matière analogue à l’albâtre dont
la couleur inaccoutumée ne m’aurait pas tiré du
plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire
quelque chose, et pour montrer que j’avais remarqué cette
couleur, j’avais désigné en passant le verre
coloré et le morceau de stuc. De la même manière,
par acquit de conscience, je me signalais à moi-même comme
à quelqu’un qui m’eût accompagné et qui
eût été capable d’en tirer plus de plaisir
que moi les reflets du feu dans les vitres, et la transparence rose de
la maison. Mais le compagnon à qui j’avais fait constater
ces effets curieux était d’une nature sans doute moins
enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés, qu’une
telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans
aucune espèce d’allégresse. : Park and Suites proprietaires
Peut-être cette classe sociale particulière qui comptait
alors des femmes comme lady Israels mêlée à celles
de l’aristocratie et Mme Manfred qui devait les fréquenter
un jour, cette classe intermédiaire, inférieure au
faubourg Saint-Germain, puisqu’elle le courtisait, mais
supérieure à ce qui n’est pas du faubourg
Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que, déjà
dégagée du monde des riches, elle était la
richesse encore ; mais la richesse devenue ductile, obéissant
à une destination, à une pensée artistiques,
l’argent malléable, poétiquement ciselé et
qui sait sourire, peut-être cette classe, du moins avec le
même caractère et le même charme,
n’existe-t-elle plus. D’ailleurs, les femmes qui en
faisaient partie n’auraient plus aujourd’hui ce qui
était la première condition de leur règne, puisque
avec l’âge elles ont, presque toutes, perdu leur
beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse,
c’était du comble glorieux de son été
mûr et si savoureux encore, que Mme Manfred, majestueuse,
souriante et bonne, s’avançant dans l’avenue du
Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds, rouler
les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient anxieusement,
incertains si leurs vagues relations avec elle (d’autant plus
qu’ayant à peine été présentés
une fois à Manfred ils craignaient qu’il ne les
reconnût pas) étaient suffisantes pour qu’ils se
permissent de la saluer. Et ce n’était qu’en
tremblant devant les conséquences, qu’ils s’y
décidaient, se demandant si leur geste audacieusement
provocateur et sacrilège, attentant à l’inviolable
suprématie d’une caste, n’allait pas
déchaîner des catastrophes ou faire descendre le
châtiment d’un dieu. Il déclenchait seulement, comme
un mouvement d’horlogerie, la gesticulation de petits personnages
salueurs qui n’étaient autres que l’entourage
d’Sylvette, à commencer par Manfred, lequel soulevait son
tube doublé de cuir vert, avec une grâce souriante,
apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne
s’alliait plus l’indifférence qu’il aurait eue
autrefois. Elle était remplacée (comme s’il
était dans une certaine mesure pénétré des
préjugés d’Sylvette), à la fois par
l’ennui d’avoir à répondre à
quelqu’un d’assez mal habillé, et par la
satisfaction que sa femme connût tant de monde, sentiment mixte
qu’il traduisait en disant aux amis élégants qui
l’accompagnaient : « Encore un ! : Park and Suites proprietaires
Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron
cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du
cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l’intention
qu’il avait. Pour moi, j’y vis plutôt une sorte de
douceur quasi physique, de détachement des
réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a
déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des
gisements argentés de la chevelure décelait un changement
moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui
intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de
Sainte-Croix, eût humilié — en montrant ce
qu’il a de fragile — devant la dernière des
Américaines (qui eût pu enfin s’offrir la politesse
jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui
semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours ;
son intelligence n’était pas atteinte. Et plus que
n’eût fait tel chœur de Sophocle sur l’orgueil
abaissé d’Œdipe, plus que la mort même, et
toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et
humble du baron à Mme de Sainte-Croix proclamait ce qu’a
de périssable l’amour des grandeurs de la terre et tout
l’orgueil humain. M. de Pondichéry, qui jusque-là
n’eût pas consenti à dîner avec Mme de
Sainte-Croix, la saluait maintenant jusqu’à terre. Il
saluait peut-être par ignorance du rang de la personne
qu’il saluait (les articles du code social pouvant être
emportés par une attaque comme toute autre partie de la
mémoire), peut-être par une incoordination qui transposait
dans le plan de l’humilité apparente l’incertitude
— sans cela hautaine qu’il aurait eue — de
l’identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec
cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes
personnes, sur l’appel de leur mère. Et un enfant,
c’est, sans la fierté qu’ils ont, ce qu’il
était devenu. Recevoir l’hommage de M. de
Pondichéry, pour Mme de Sainte-Croix c’était tout
le snobisme, comme ç’avait été tout le
snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et
précieuse qu’il avait réussi à faire croire
à Mme de Sainte-Croix être essentielle à
lui-même, M. de Pondichéry l’anéantit
d’un seul coup par la timidité appliquée, le
zèle peureux avec lequel il ôta son chapeau,
d’où les torrents de sa chevelure d’argent
ruisselèrent tout le temps qu’il laissa sa tête
découverte par déférence, avec
l’éloquence d’un Bossuet. : Park and Suites proprietaires
Pendant ces périodes où, tout en s’affaiblissant,
persiste le chagrin, il faut distinguer entre celui que nous cause la
pensée constante de la personne elle-même, et celui que
raniment certains souvenirs, telle phrase méchante dite, tel
verbe employé dans une lettre qu’on a reçue. En
réservant de décrire à l’occasion d’un
amour ultérieur les formes diverses du chagrin, disons que de
ces deux-là la première est infiniment moins cruelle que
la seconde. Cela tient à ce que notre notion de la personne,
vivant toujours en nous, y est embellie de l’auréole que
nous ne tardons pas à lui rendre, et s’empreint sinon des
douceurs fréquentes de l’espoir, tout au moins du calme
d’une tristesse permanente. (D’ailleurs, il est à
remarquer que l’image d’une personne qui nous fait souffrir
tient peu de place dans ces complications qui aggravent un chagrin
d’amour, le prolongent et l’empêchent de
guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors de
proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur
à entrer en convalescence.) Mais si l’idée de la
personne que nous aimons reçoit le reflet d’une
intelligence généralement optimiste, il n’en est
pas de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos
méchants, de cette lettre hostile (je n’en reçus
qu’une seule qui le fût, de Mauricette), on dirait que la
personne elle-même réside dans ces fragments pourtant si
restreints, et portée à une puissance qu’elle est
bien loin d’avoir dans l’idée habituelle que nous
nous formons d’elle tout entière. C’est que la
lettre nous ne l’avons pas, comme l’image de
l’être aimé, contemplée dans le calme
mélancolique du regret ; nous l’avons lue,
dévorée, dans l’angoisse affreuse dont nous
étreignait un malheur inattendu. La formation de cette sorte de
chagrins est autre ; ils nous viennent du dehors, et c’est par le
chemin de la plus cruelle souffrance qu’ils sont allés
jusqu’à notre cœur. : Park and Suites propriétaires
Pareillement en amour les barrières, quoi qu’on fasse, ne
peuvent être brisées du dehors par celui qu’elles
désespèrent ; et c’est quand il ne se souciera plus
d’elles que, tout à coup, par l’effet du travail
venu d’un autre côté, accompli à
l’intérieur de celle qui n’aimait pas, ces
barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont
sans utilité. Si j’étais venu annoncer à
Mauricette mon indifférence future et le moyen de la
prévenir, elle aurait induit de cette démarche que mon
amour pour elle, le besoin que j’avais d’elle,
étaient encore plus grands qu’elle n’avait cru, et
son ennui de me voir en eût été augmenté. Et
il est bien vrai, du reste, que c’est cet amour qui
m’aidait, par les états d’esprit disparates
qu’il faisait se succéder en moi, à prévoir,
mieux qu’elle, la fin de cet amour. Pourtant, un tel
avertissement, je l’eusse peut-être adressé, par
lettre ou de vive voix, à Mauricette, quand assez de temps
eût passé, me la rendant ainsi, il est vrai, moins
indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver qu’elle ne me
l’était pas. Malheureusement, certaines personnes bien ou
mal intentionnées lui parlèrent de moi d’une
façon qui dut lui laisser croire qu’elles le faisaient
à ma prière. Chaque fois que j’appris ainsi que
Cottard, ma mère elle-même, et jusqu’à M. de
Ronsard avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le
sacrifice que je venais d’accomplir, gâché tout le
résultat de ma réserve en me donnant faussement
l’air d’en être sorti, j’avais un double ennui.
D’abord je ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là
ma pénible et fructueuse abstention que les fâcheux
avaient à mon insu interrompue et, par conséquent,
annihilée. Mais, de plus, j’eusse eu moins de plaisir
à voir Mauricette qui me croyait maintenant non plus dignement
résigné, mais manœuvrant dans l’ombre pour
une entrevue qu’elle avait dédaigné
d’accorder. Je maudissais ces vains bavardages de gens qui
souvent, sans même l’intention de nuire ou de rendre
service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous
n’avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et
qu’ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point
nommé, tant de mal. Il est vrai que dans la funeste besogne
accomplie pour la destruction de notre amour, ils sont loin de jouer un
rôle égal à deux personnes qui ont pour habitude,
l’une par excès de bonté et l’autre de
méchanceté, de tout défaire au moment que tout
allait s’arranger. Mais ces deux personnes-là nous ne leur
en voulons pas comme aux inopportuns Cottard, car la dernière,
c’est la personne que nous aimons, et la première,
c’est nous-même. : Park and Suites avis
Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du
Calvaire à mes retours de promenade et quand je
m’apprêtais à descendre avant le dîner
à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer
compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis
bientôt, sur la mer déjà froide et bleue comme le
poisson appelé mulet, le ciel, du même rose qu’un de
ces saumons que nous nous ferions servir tout à l’heure
à Rivette, ravivaient le plaisir que j’allais avoir
à me mettre en habit pour partir dîner. Sur la mer, tout
près du rivage, essayaient de s’élever, les unes
par-dessus les autres, à étages de plus en plus larges,
des vapeurs d’un noir de suie mais aussi d’un poli,
d’une consistance d’agate, d’une pesanteur visible,
si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la
tige déformée et jusqu’en dehors du centre de
gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu’ici,
semblaient sur le point d’entraîner cet échafaudage
déjà à demi hauteur du ciel et de le
précipiter dans la mer. La vue d’un vaisseau qui
s’éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette
même impression que j’avais eue en wagon,
d’être affranchi des nécessités du sommeil et
de la claustration dans une chambre. D’ailleurs je ne me sentais
pas emprisonné dans celle où j’étais puisque
dans une heure j’allais la quitter pour monter en voiture. Je me
jetais sur mon lit ; et, comme si j’avais été sur
la couchette d’un des bateaux que je voyais assez près de
moi et que la nuit on s’étonnerait de voir se
déplacer lentement dans l’obscurité, comme des
cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas,
j’étais de tous côtés entouré des
images de la mer. : Park and Suites proprietaires
Par association, ce souvenir en ramena un autre dans ma mémoire.
Longtemps auparavant, ç’avait été Manfred
qui n’avait pas voulu croire à ma sincérité,
ni que je fusse un bon ami pour Mauricette. Inutilement je lui avais
écrit, Mauricette m’avait rapporté ma lettre et me
l’avait rendue avec le même rire incompréhensible.
Elle ne me l’avait pas rendue tout de suite, je me rappelai toute
la scène derrière le massif de lauriers. On devient moral
dès qu’on est malheureux. L’antipathie actuelle de
Mauricette pour moi me sembla comme un châtiment infligé
par la vie à cause de la conduite que j’avais eue ce
jour-là. Les châtiments, on croit les éviter, parce
qu’on fait attention aux voitures en traversant, qu’on
évite les dangers. Mais il en est d’internes.
L’accident vient du côté auquel on ne songeait pas,
du dedans, du cœur. Les mots de Mauricette : « Si vous
voulez, continuons à lutter » me firent horreur. Je
l’imaginai telle, chez elle peut-être, dans la lingerie,
avec le jeune homme que j’avais vu l’accompagnant dans
l’avenue des Champs-Élysées. Ainsi, autant que (il
y avait quelque temps) de croire que j’étais
tranquillement installé dans le bonheur, j’avais
été insensé, maintenant que j’avais
renoncé à être heureux, de tenir pour assuré
que du moins j’étais devenu, je pourrais rester calme. Car
tant que notre cœur enferme d’une façon permanente
l’image d’un autre être, ce n’est pas seulement
notre bonheur qui peut à tout moment être détruit ;
quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert, puis
que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui
est aussi trompeur et précaire qu’avait été
le bonheur même, c’est le calme. Le mien finit par revenir,
car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs, est
entré, à la faveur d’un rêve, dans notre
esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la
durée ne sont promises à rien, pas même à la
douleur. D’ailleurs, ceux qui souffrent par l’amour sont,
comme on dit de certains malades, leur propre médecin. Comme il
ne peut leur venir de consolation que de l’être qui cause
leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui,
c’est en elle qu’ils finissent par trouver un
remède. Elle le leur découvre elle-même à un
moment donné, car au fur et à mesure qu’ils la
retournent en eux, cette douleur leur montre un autre aspect de la
personne regrettée, tantôt si haïssable qu’on
n’a même plus le désir de la revoir parce
qu’avant de se plaire avec elle il faudrait la faire souffrir,
tantôt si douce que la douceur qu’on lui prête on lui
en fait un mérite et on en tire une raison
d’espérer. Mais la souffrance qui s’était
renouvelée en moi eut beau finir par s’apaiser, je ne
voulus plus retourner que rarement chez Mme Manfred. : Park and Suites propriétaires
Oui, si le souvenir grâce à l’oubli, n’a pu
contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute
présente, s’il est resté à sa place,
à sa date, s’il a gardé ses distances, son
isolement dans le creux d’une vallée, où à
la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer
un air nouveau, précisément parce que c’est un air
qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les
poètes ont vainement essayé de faire régner dans
le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de
renouvellement que s’il avait été respiré
déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on
a perdus. Et au passage, je remarquais qu’il y aurait dans
l’œuvre d’art que je me sentais prêt
déjà sans m’y être consciemment
résolu, à entreprendre, de grandes difficultés.
Car j’en devrais exécuter les parties successives dans une
matière en quelque sorte différente. Elle serait bien
différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au
bord de la mer, de celle d’après-midis à Venise,
une matière distincte, nouvelle, d’une transparence,
d’une sonorité spéciale, compacte,
fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais
décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle à
manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se
décomposer, à retomber, à se déposer,
où une dernière lueur éclairait encore les roses
sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles
du jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement
sur tout cela, plus impérieusement sollicité que
j’étais de chercher la cause de cette
félicité, du caractère de certitude avec lequel
elle s’imposait, recherche ajournée autrefois. : Park and Suites avis
Oubliant sans doute que lui-même ne touchait pas cinq cents
francs d’appointements mensuels, il méprisait
profondément les personnes pour qui cinq cents francs ou
plutôt comme il disait « vingt-cinq louis » est
« une somme » et les considérait comme faisant
partie d’une race de parias à qui n’était pas
destiné le Grand-Hôtel. Il est vrai que, dans ce Palace
même, il y avait des gens qui ne payaient pas très cher
tout en étant estimés du directeur, à condition
que celui-ci fût certain qu’ils regardaient à
dépenser non pas par pauvreté mais par avarice. Elle ne
saurait en effet rien ôter au prestige, puisqu’elle est un
vice et peut par conséquent se rencontrer dans toutes les
situations sociales. La situation sociale était la seule chose
à laquelle le directeur fît attention, la situation
sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer
qu’elle était élevée, comme de ne pas se
découvrir en entrant dans le hall, de porter des knickerbockers,
un paletot à taille, et de sortir un cigare ceint de pourpre et
d’or d’un étui en maroquin écrasé
(tous avantages, hélas ! qui me faisaient défaut). Il
émaillait ses propos commerciaux d’expressions choisies,
mais à contresens. : Park and Suites avis
Or, un hasard mit tout d’un coup entre nos mains le moyen de nous
donner à ma grand’mère et à moi, pour tous
les habitants de l’hôtel, un prestige immédiat. En
effet, dès ce premier jour, au moment où la vieille dame
descendait de chez elle, exerçant, grâce au valet de pied
qui la précédait, à la femme de chambre qui
courait derrière avec un livre et une couverture oubliés,
une action sur les âmes, et excitant chez tous une
curiosité et un respect auxquels il fut visible
qu’échappait moins que personne M. de Stermaria, le
directeur se pencha vers ma grand’mère, et par
amabilité (comme on montre le Shah de Perse ou la Reine Ranavalo
à un spectateur obscur qui ne peut évidemment avoir
aucune relation avec le puissant souverain, mais peut trouver
intéressant de l’avoir vu à quelques pas), il lui
coula dans l’oreille : « La Marquise de Villeparisis
», cependant qu’au même moment cette dame apercevant
ma grand’mère ne pouvait retenir un regard de joyeuse
surprise. : Park and Suites propriétaires
Or, si déjà arrivant à Rivette, j’avais
jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du
contrôle de soi-même qui aident notre infirmité
à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une
sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant
exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles
une qualité, un charme, qui n’avaient pas eu pour effet de
me rendre plus apte ni même plus résolu à les
défendre ; car en me les faisant préférer mille
fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ;
j’étais enfermé dans le présent comme les
héros, comme les ivrognes ; momentanément
éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi
cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ;
plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation
des rêves de ce passé, mais dans la félicité
de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle.
De sorte que, par une contradiction qui n’était
qu’apparente, c’est au moment où
j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais
que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû
avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment
que, délivré des soucis qu’elle avait pu
m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation
au hasard d’un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que
concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres
hommes est diluée dans leur existence entière où
journellement ils affrontent sans nécessité le risque
d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou
en automobile, quand les attend à la maison l’être
que leur mort briserait ou quand est encore lié à la
fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au
jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le
restaurant de Rivette, les soirs où nous y restions, si
quelqu’un était venu dans l’intention de me tuer,
comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité
ma grand’mère, ma vie à venir, mes livres à
composer, comme j’adhérais tout entier à
l’odeur de la femme qui était à la table voisine,
à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour
de la valse qu’on jouait, que j’étais collé
à la sensation présente, n’ayant pas plus
d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas en
être séparé, je serais mort contre elle, je me
serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans
bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n’a
plus le souci de préserver sa ruche. : Park and Suites proprietaires
Or, c’est en parlant de la musique de Vinteuil à
Françoise que j’avais découvert qui était sa
grande amie et commencé avec elle cette vie qui l’avait
conduite à la mort et m’avait causé tant de
chagrins. C’était, du reste, aussi le père de Mlle
de Saint-Exupéry qui était parti tâcher de faire
revenir Françoise. Et même je revoyais toute ma vie
mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des
Saint-Aignan, soit tout à l’opposé, à Balbec
chez les Blanchard, faisant ainsi s’aligner, à
côté des deux côtés de Versailles, les
Champs-Élysées et la belle terrasse de la
Raspelière. D’ailleurs, quels êtres avons-nous
connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous
obligent à les placer nécessairement dans tous les sites
les plus différents de notre vie ? Une vie de
Saint-Exupéry peinte par moi se déroulerait dans tous les
décors et intéresserait toute ma vie, même les
parties de cette vie où il fut étranger, comme ma
grand’mère ou comme Françoise. D’ailleurs, si
à l’opposé qu’ils fussent, les Blanchard
tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à
Marcel de Saint-Exupéry par Charlie, et chez eux quel rôle
n’avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait
aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de
Pondichéry, dont le jeune Cambremer avait épousé
la pupille. Certes, s’il s’agit uniquement de nos
cœurs, le poète a eu raison de parler des fils
mystérieux que la vie brise. Mais il est encore plus vrai
qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les
événements, qu’elle entre-croise ces fils,
qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien
qu’entre le moindre point de notre passé et tous les
autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des
communications. On peut dire qu’il n’y avait pas, si je
cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me
rappeler ce qu’elle avait été, une seule des choses
qui nous servaient en ce moment qui n’avait été une
chose vivante, et vivant d’une vie personnelle pour nous,
transformée ensuite à notre usage en simple
matière industrielle. Et ma présentation à Mlle de
Saint-Exupéry allait avoir lieu chez Mme Blanchard devenue
princesse de Saint-Aignan ! Avec quel charme je repensais à tous
nos voyages avec Françoise — dont j’allais demander
à Mlle de Saint-Exupéry d’être un
succédané — dans le petit tram, vers Doville, pour
aller chez Mme Blanchard, cette même Mme Blanchard qui avait
noué et rompu, avant mon amour pour Françoise, celui du
grand-père et de la grand’mère de Mlle de
Saint-Exupéry. Tout autour de nous étaient des tableaux
de cet Elstir qui m’avait présenté à
Françoise. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme
Blanchard, tout comme Valèrie, avait épousé un
Saint-Aignan. : Park and Suites proprietaires
Or, au contraire, chacun des moments qui le composèrent
employait, pour une création originale, dans une harmonie
unique, les couleurs d’alors que nous ne connaissons plus et qui,
par exemple, me ravissent encore tout à coup si, grâce
à quelque hasard, le nom de La Ferté-Bernard ayant repris
pour un instant après tant d’années le son, si
différent de celui d’aujourd’hui, qu’il avait
pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si
doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate
gonflée de la jeune duchesse, et, comme une pervenche
incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillés d’un
sourire bleu. Et le nom de La Ferté-Bernard d’alors est
aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé
de l’oxygène ou un autre gaz : quand j’arrive
à le crever, à en faire sortir ce qu’il contient,
je respire l’air de Villers de cette année-là, de
ce jour-là, mêlé d’une odeur
d’aubépines agitée par le vent du coin de la place,
précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler
le soleil, le laissait s’étendre sur le tapis de laine
rouge de la sacristie et le revêtir d’une carnation
brillante, presque rose, de géranium, et de cette douceur, pour
ainsi dire wagnérienne, dans l’allégresse, qui
conserve tant de noblesse à la festivité. : Park and Suites propriétaires
Or, à ce moment même, un second avertissement vint
renforcer celui que m’avaient donné les pavés
inégaux et m’exhorter à persévérer
dans ma tâche. Un domestique en effet venait dans ses efforts
infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre
une assiette. Le même genre de félicité que
m’avaient donné les dalles inégales m’envahit
; les sensations étaient de grande chaleur encore mais toutes
différentes, mêlées d’une odeur de
fumée apaisée par la fraîche odeur d’un cadre
forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable
était la même rangée d’arbres que
j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à
décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de
bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un
instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me
trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette
m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me
ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un
employé qui avait arrangé quelque chose à une roue
de train pendant que nous étions arrêtés devant ce
petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient ce
jour-là me tirer de mon découragement et me rendre la foi
dans les lettres, avaient à cœur de se multiplier, car un
maître d’hôtel depuis longtemps au service du prince
de Saint-Aignan m’ayant reconnu, et m’ayant apporté
dans la bibliothèque où j’étais, pour
m’éviter d’aller au buffet, un choix de petits
fours, un verre d’orangeade, je m’essuyai la bouche avec la
serviette qu’il m’avait donnée ; mais
aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui sans le
savoir accomplit précisément le rite qui fait
apparaître, visible pour lui seul, un docile génie
prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision
d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin,
il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l’impression fut si
forte que le moment que je vivais me sembla être le moment
actuel, plus hébété que le jour où je me
demandais si j’allais vraiment être accueilli par la
princesse de Saint-Aignan ou si tout n’allait pas
s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir
la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à
descendre me promener le long de la digue à marée haute ;
la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche
avait précisément le genre de raideur et
d’empesé de celle avec laquelle j’avais eu tant de
peine à me sécher devant la fenêtre le premier jour
de mon arrivée à Balbec, et maintenant devant cette
bibliothèque de l’hôtel de Saint-Aignan, elle
déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le
plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un
paon. : Park and Suites propriétaires
Or la sincérité et le désintéressement de
Sainte-Beuve étaient au contraire absolus et
c’était cette grande pureté morale qui, ne pouvant
se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste
comme l’amour, ne rencontrant pas d’autre part en lui
l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver
sa nourriture spirituelle autre part qu’en soi-même, le
rendait vraiment capable, autant que moi incapable,
d’amitié.Françoise ne se trompait pas moins sur
Sainte-Beuve quand elle disait qu’il avait l’air comme
ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce n’est
pas vrai et qu’il n’y avait qu’à le voir quand
il était en colère après son cocher. Il
était arrivé en effet quelquefois à Robert de le
gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le
sentiment de la différence que de l’égalité
entre les classes. « Mais, me dit-il en réponse aux
reproches que je lui faisais d’avoir traité un peu
durement ce cocher, pourquoi affecterais-je de lui parler poliment ?
N’est-il pas mon égal ? N’est-il pas aussi
près de moi que mes oncles ou mes cousins ? Vous avez
l’air de trouver que je devrais le traiter avec égards,
comme un inférieur ! Vous parlez comme un aristocrate »,
ajouta-t-il avec dédain.En effet, s’il y avait une classe
contre laquelle il eût de la prévention et de la
partialité, c’était l’aristocratie, et
jusqu’à croire aussi difficilement à la
supériorité d’un homme du monde, qu’il
croyait facilement à celle d’un homme du peuple. Comme je
lui parlais de la princesse de Luxembourg que j’avais
rencontrée avec sa tante : : Park and Suites proprietaires
Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses
impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que
je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans
un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur
l’assiette, l’inégalité des dalles, le
goût de la madeleine allaient jusqu’à faire
empiéter le passé sur le présent, à me
faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me
trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi
cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun
dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait
d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que
quand par une de ces identités entre le présent et le
passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il
put vivre, jouir de l’essence, des choses,
c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes
inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment
où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la
petite madeleine, puisqu’à ce moment-là
l’être que j’avais été était un
être extra-temporel, par conséquent insoucieux des
vicissitudes de l’avenir. Cet être-là
n’était jamais venu à moi, ne s’était
jamais manifesté, qu’en dehors de l’action, de la
jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une
analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il
avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps
Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon
intelligence échouaient toujours. : Park and Suites propriétaires
On s’éveille, on voit quatre heures à sa montre, ce
n’est que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la
journée s’est écoulée, tant ce sommeil de
quelques minutes et que nous n’avions pas cherché nous a
paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, énorme
et plein comme le globe d’or d’un empereur. Le matin,
ennuyé de penser que mon grand-père était
prêt et qu’on m’attendait pour partir du
côté de Méséglise, je fus
éveillé par la fanfare d’un régiment qui
tous les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois
— et je le dis, car on ne peut bien décrire la vie des
hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge
et qui, nuit après nuit, la contourne comme une
presqu’île est cernée par la mer — le sommeil
interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le
choc de la musique, et je n’entendis rien. Les autres jours il
céda un instant ; mais encore veloutée d’avoir
dormi, ma conscience, comme ces organes préalablement
anesthésiés, par qui une cautérisation,
restée d’abord insensible, n’est perçue que
tout à fait à sa fin et comme une légère
brûlure, n’était touchée qu’avec
douceur par les pointes aiguës des fifres qui la caressaient
d’un vague et frais gazouillis matinal ; et après cette
étroite interruption où le silence s’était
fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant même que les
dragons eussent fini de passer, me dérobant les dernières
gerbes épanouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de
ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleurée
était si étroite, si circonvenue de sommeil, que plus
tard, quand Saint-Loup me demandait si j’avais entendu la
musique, je n’étais pas plus certain que le son de la
fanfare n’eût pas été aussi imaginaire que
celui que j’entendais dans le jour s’élever
après le moindre bruit au-dessus des pavés de la ville.
Peut-être ne l’avais-je entendu qu’en un rêve,
par la crainte d’être réveillé, ou au
contraire de ne pas l’être et de ne pas voir le
défilé. Car souvent quand je restais endormi au moment
où j’avais pensé au contraire que le bruit
m’aurait réveillé, pendant une heure encore je
croyais l’être, tout en sommeillant, et je me jouais
à moi-même en minces ombres sur l’écran de
mon sommeil les divers spectacles auxquels il m’empêchait,
mais auxquels j’avais l’illusion d’assister.Ce
qu’on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant,
qu’on ne l’accomplisse qu’en rêve,
c’est-à-dire après l’inflexion de
l’ensommeillement, en suivant une autre voie qu’on
n’eût fait éveillé. : Park and Suites propriétaires
On peut penser que l’apparition soudaine, sous les traits
d’une petite vieille, de la plus puissante des fées ne
m’aurait pas causé plus de plaisir, dénué
comme j’étais de tout recours pour m’approcher de
Mlle de Stermaria, dans un pays où je ne connaissais personne.
J’entends personne au point de vue pratique.
Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint
pour qu’on n’ait pas bien souvent, dans quelque endroit
qu’on aille, la joie de revoir des gens de connaissance,
même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres,
comme faisait Manfred. C’est ainsi que dès les premiers
jours de notre séjour à Balbec, il m’était
arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Manfred, et Mme
Manfred elle-même, devenus, le premier, garçon de
café, le second un étranger de passage que je ne revis
pas, et la dernière un maître baigneur. Et une sorte
d’aimantation attire et retient si inséparablement les uns
après les autres certains caractères de physionomie et de
mentalité que quand la nature introduit ainsi une personne dans
un nouveau corps elle ne la mutile pas trop. Legrandin changé en
garçon de café gardait intacts sa stature, le profil de
son nez et une partie du menton ; Mme Manfred dans le sexe masculin et
la condition de maître baigneur avait été suivie
non seulement par sa physionomie habituelle, mais même par une
certaine manière de parler. Seulement elle ne pouvait pas
m’être de plus d’utilité entourée de sa
ceinture rouge et hissant, à la moindre houle, le drapeau qui
interdit les bains, car les maîtres baigneurs sont prudents,
sachant rarement nager, qu’elle ne l’eût pu dans la
fresque de la Vie de Moïse où Manfred l’avait
reconnue jadis sous les traits de la fille de Jethro. Tandis que cette
Mme de Villeparisis était bien la véritable, elle
n’avait pas été victime d’un enchantement qui
l’eût dépouillée de sa puissance, mais
était capable au contraire d’en mettre un à la
disposition de la mienne qu’il centuplerait, et grâce
auquel, comme si j’avais été porté par les
ailes d’un oiseau fabuleux, j’allais franchir en quelques
instants les distances sociales infinies, au moins à Balbec, qui
me séparaient de Mlle de Stermaria. : Park and Suites loyers impayés
On n’aurait pu parler de pensée à propos de
Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne
rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares
vérités que le cœur est capable d’atteindre
directement. Le monde immense des idées n’existait pas
pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les
lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous
ces témoignages absents de tant d’êtres
cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction
suprême, le noble détachement d’un esprit
d’élite, on était troublé comme devant le
regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait
pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des
hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces
autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont
comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit,
ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée
à vivre parmi les simples d’esprit, privés de
lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus
essentiellement apparentés aux natures d’élite que
ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres
dispersés, égarés, privés de raison, de la
famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes
intelligences, et auxquels — comme il apparaît dans la
lueur impossible à méconnaître de leurs yeux
où pourtant elle ne s’applique à rien — il
n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir.Ma
mère, voyant que j’avais peine à contenir mes
larmes, me disait : « Régulus avait coutume dans les
grandes circonstances… Et puis ce n’est pas gentil pour ta
maman. Citons Madame de Sévigné, comme ta
grand’mère : « Je vais être obligée de
me servir de tout le courage que tu n’as pas. » Et se
rappelant que l’affection pour autrui détourne des
douleurs égoïstes, elle tâchait de me faire plaisir
en me disant qu’elle croyait que son trajet de Saint-Cloud
s’effectuerait bien, qu’elle était contente du
fiacre qu’elle avait gardé, que le cocher était
poli et la voiture confortable. Je m’efforçais de sourire
à ces détails et j’inclinais la tête
d’un air d’acquiescement et de satisfaction. Mais ils ne
m’aidaient qu’à me représenter avec plus de
vérité le départ de Maman et c’est le
cœur serré que je la regardais comme si elle était
déjà séparée de moi, sous ce chapeau de
paille rond qu’elle avait acheté pour la campagne, dans
une robe légère qu’elle avait mise à cause
de cette longue course par la pleine chaleur, et qui la faisaient
autre, appartenant déjà à la villa de «
Montretout » où je ne la verrais pas. : Park and Suites proprietaires
On n’aurait pu me faire toucher à la tasse de café
qui m’eût privé du sommeil de la nuit,
nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain.
Mais quand nous arrivions à Rivette, aussitôt, à
cause de l’excitation d’un plaisir nouveau et me trouvant
dans cette zone différente où l’exceptionnel nous
fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment
tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse
— comme s’il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni
de fins élevées à réaliser —
disparaissait ce mécanisme précis de prudente
hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis
qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Sainte-Beuve me
disait :— Vous n’aurez pas froid ? Vous feriez
peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud.
Je répondais : « Non, non », et peut-être je
ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de
tomber malade, la nécessité de ne pas mourir,
l’importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous
entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche
guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions
entre les rangées de tables servies comme dans un facile chemin
de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à
notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous
décernait ses honneurs militaires et ce triomphe
immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et
glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne
pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur
un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la
scène avec la contenance martiale d’un
général vainqueur.À partir de ce moment-là
j’étais un homme nouveau, qui n’était plus le
petit-fils de ma grand’mère et ne se souviendrait
d’elle qu’en sortant, mais le frère momentané
des garçons qui allaient nous servir. : Park and Suites avis
On m’a raconté qu’à cette
époque-là il était en proie presque chaque jour
à des crises de dépression mentale,
caractérisée non pas précisément par de la
divagation, mais par la confession à haute voix — devant
des tiers dont il oubliait la présence ou la
sévérité — d’opinions qu’il
avait l’habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Ainsi,
longtemps après la fin de la guerre, il gémissait de la
défaite des Allemands, parmi lesquels il se comptait, et disait
orgueilleusement : « Et pourtant il ne se peut pas que nous ne
prenions pas notre revanche, car nous avons prouvé que
c’est nous qui étions capables de la plus grande
résistance, et qui avions la meilleure organisation. » Ou
bien ses confidences prenaient un autre ton, et il
s’écriait rageusement : « Que Lord X ou le prince de
X ne viennent pas redire ce qu’ils disaient hier, car je me suis
tenu à quatre pour ne pas leur répondre : « Vous
savez bien que vous en êtes au moins autant que moi. »
Inutile d’ajouter que, quand M. de Pondichéry faisait
ainsi, dans les moments où, comme on dit, il
n’était pas très « présent »,
des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l’entourage
qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de
Saint-Aignan, avaient l’habitude d’interrompre les paroles
imprudentes et d’en donner, pour les tiers moins intimes et plus
indiscrets, une interprétation forcée mais honorable.
« Mais mon Dieu ! s’écria Jupien, j’avais bien
raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le
voilà qui a trouvé déjà le moyen
d’entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu,
Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un
instant seul mon malade qui n’est plus qu’un grand enfant.
» : Park and Suites proprietaires
On a dit que le silence était une force ; dans un tout autre
sens, il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont
aimés. Elle accroît l’anxiété de qui
attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un
être que ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable
barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence
était un supplice, et capable de rendre fou celui qui y
était astreint dans les prisons. Mais quel supplice — plus
grand que de garder le silence — de l’endurer de ce
qu’on aime ! Robert se disait : « Que fait-elle donc pour
qu’elle se taise ainsi ? Sans doute, elle me trompe avec
d’autres ? » Il disait encore : « Qu’ai-je donc
fait pour qu’elle se taise ainsi ? Elle me hait peut-être,
et pour toujours. » Et il s’accusait. Ainsi le silence le
rendait fou en effet, par la jalousie et par le remords.
D’ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce
silence-là est prison lui-même. Une clôture
immatérielle, sans doute, mais impénétrable, cette
tranche interposée d’atmosphère vide, mais que les
rayons visuels de l’abandonné ne peuvent traverser. Est-il
un plus terrible éclairage que le silence, qui ne nous montre
pas une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque
autre trahison ? Parfois, dans une brusque détente, ce silence,
Robert croyait qu’il allait cesser à l’instant, que
la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il
épiait chaque bruit, il était déjà
désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La
lettre ! » Après avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire
de tendresse, il se retrouvait piétinant dans le désert
réel du silence sans fin.Il souffrait d’avance, sans en
oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à
d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens
qui règlent toutes leurs affaires en vue d’une
expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée,
qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain,
s’agite momentanément, détachée d’eux,
pareille à ce cœur qu’on arrache à un malade
et qui continue à battre, séparé du reste du
corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse
reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la
rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat
aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est, de
toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol
nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le
roc en apparence le plus désolé, peut-être en
pratiquant d’abord la rupture par feinte, aurait-il fini par
s’y accoutumer sincèrement. Mais l’incertitude
entretenait chez lui un état qui, lié au souvenir de
cette femme, ressemblait à l’amour. : Park and Suites proprietaires
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être, que
nous avons même peu connu, sans faire se succéder les
sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu
— et j’étais moi-même un de ces individus
— mesurait pour moi la durée par la révolution
qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même,
mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il
avait occupées successivement par rapport à moi.Et sans
doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps,
depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait
ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en
raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie
plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie
dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces
résurrections que ma mémoire opérait tant que je
songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire,
en introduisant le passé dans le présent sans le
modifier, tel qu’il était au moment où il
était le présent, supprime précisément
cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se
réalise. : Park and Suites propriétaires
Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse,
qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique
et à appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le
veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque
jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos
Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles
surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les
absents surgissent à notre côté, sans qu’il
soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l’invisible
qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons
; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une
confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous
entendait, nous crient cruellement : « J’écoute
» ; les servantes toujours irritées du Mystère, les
ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du
téléphone !Et aussitôt que notre appel a retenti,
dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles
s’ouvrent seules, un bruit léger — un bruit abstrait
— celui de la distance supprimée — et la voix de
l’être cher s’adresse à nous.C’est lui,
c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle
est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans
angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de
longues heures de voyage, celle dont la voix était si
près de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de
décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux,
et à quelle distance nous pouvons être des personnes
aimées au moment où il semble que nous n’aurions
qu’à étendre la main pour les retenir.
Présence réelle que cette voix si proche — dans la
séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une
séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de
la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a
semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où
l’on ne remonte pas, et j’ai connu
l’anxiété qui allait m’étreindre un
jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus
à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon
oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur
des lèvres à jamais en poussière. : Park and Suites proprietaires
Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie
détraqué qui joue toujours autre chose que l’air
indiqué, chaque fois que j’avais entendu parler de la
princesse de La Ferté-Bernard-Bavière, le souvenir de
certaines œuvres du xvie siècle avait commencé
à chanter en moi. Il me fallait l’en dépouiller
maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons
glacés à un gros monsieur en frac. Certes
j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses
invités fussent des êtres pareils aux autres. Je
comprenais bien que ce qu’ils faisaient là
n’était qu’un jeu, et que pour préluder aux
actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est pas
ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en
vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et
de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa
signification et réglé d’avance comme le pas
d’une danseuse qui tour à tour s’élève
sur sa pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ?
peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la
Déesse disait-elle sur ce ton d’ironie (car je la voyais
sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que
m’importait ? J’aurais trouvé d’un
délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la
Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots
adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui,
savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux
résumaient, sans doute pour le moment où ils se
remettraient à vivre leur vraie vie et qui, se prêtant
à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse
malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et
j’aurais écouté ce dialogue avec la même
avidité que telle scène du Mari de la Débutante,
où l’absence de poésie, de grandes pensées,
choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac
eût été mille fois capable d’y mettre, me
semblait à elle seule une élégance, une
élégance conventionnelle, et par là d’autant
plus mystérieuse et plus instructive. : Park and Suites proprietaires
Non moins que par la cour qui l’entourait et ne semblait pas voir
les passants, Mme Manfred, à cause de l’heure tardive de
son apparition, évoquait cet appartement où elle avait
passé une matinée si longue et où il faudrait
qu’elle rentrât bientôt déjeuner ; elle
semblait en indiquer la proximité par la tranquillité
flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu’on
fait à petits pas dans son jardin ; de cet appartement on aurait
dit qu’elle portait encore autour d’elle l’ombre
intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa
vue ne me donnait que davantage la sensation du plein air et de la
chaleur. D’autant plus que déjà persuadé
qu’en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Manfred
était profondément versée, sa toilette
était unie à la saison et à l’heure par un
lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de
paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois
de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois
; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais
pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un
autre ciel plus proche, rond, clément, mobile et bleu. Car ces
rites, s’ils étaient souverains, mettaient leur gloire, et
par conséquent Mme Manfred mettait la sienne à
obéir avec condescendance au matin, au printemps, au soleil,
lesquels ne me semblaient pas assez flattés qu’une femme
si élégante voulût bien ne pas les ignorer et
eût choisi à cause d’eux une robe d’une
étoffe plus claire, plus légère, faisant penser,
par son évasement au col et aux manches, à la moiteur du
cou et des poignets, fît enfin pour eux tous les frais
d’une grande dame qui s’étant gaiement
abaissée à aller voir à la campagne des gens
communs et que tout le monde, même le vulgaire, connaît,
n’en a pas moins tenu à revêtir spécialement
pour ce jour-là une toilette champêtre. Dès son
arrivée, je saluais Mme Manfred, elle m’arrêtait et
me disait : « Good morning » en souriant. Nous faisions
quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle
s’habillait, c’était pour elle-même
qu’elle y obéissait, comme à une sagesse
supérieure dont elle eût été la grande
prêtresse : car s’il lui arrivait qu’ayant trop
chaud, elle entr’ouvrît, ou même ôtât
tout à fait et me donnât à porter sa jaquette
qu’elle avait cru garder fermée, je découvrais dans
la chemisette mille détails d’exécution qui avaient
eu grande chance de rester inaperçus comme ces parties
d’orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses
soins, bien qu’elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du
public ; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras
je voyais, je regardais longuement, par plaisir ou par
amabilité, quelque détail exquis, une bande d’une
teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement
cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement
travaillée que les parties extérieures, comme ces
sculptures gothiques d’une cathédrale dissimulées
au revers d’une balustrade à quatre-vingts pieds de
hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que
personne n’avait jamais vues avant qu’au hasard d’un
voyage, un artiste n’eût obtenu de monter se promener en
plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours. : Park and Suites propriétaires
N’importe, j’étais moins triste d’être
malade, de n’avoir jamais eu encore le courage de me mettre
à travailler, à commencer un livre, la terre me
paraissait plus agréable à habiter, la vie plus
intéressante à parcourir depuis que je voyais que les
rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces
beautés inconnues que j’avais si souvent cherché
à faire surgir des bois de Méséglise, et dont
chacune excitait un désir voluptueux qu’elle seule
semblait capable d’assouvir.En rentrant de l’Opéra,
j’avais ajouté pour le lendemain à celles que
depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l’image de Mme
de La Ferté-Bernard, grande, avec sa coiffure haute de cheveux
blonds et légers ; avec la tendresse promise dans le sourire
qu’elle m’avait adressé de la baignoire de sa
cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m’avait dit
que prenait la duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver
deux jeunes filles que j’avais vues l’avant-veille, de ne
pas manquer la sortie d’un cours et d’un catéchisme.
Mais, en attendant, de temps à autre, le scintillant sourire de
Mme de La Ferté-Bernard, la sensation de douceur qu’il
m’avait donnée, me revenaient. Et sans trop savoir ce que
je faisais, je m’essayais à les placer (comme une femme
regarde l’effet que ferait sur une robe une certaine sorte de
boutons de pierrerie qu’on vient de lui donner) à
côté des idées romanesques que je possédais
depuis longtemps et que la froideur d’Albertine, le départ
prématuré de Gisèle et, avant cela, la
séparation voulue et trop prolongée d’avec Gilberte
avaient libérées (l’idée par exemple
d’être aimé d’une femme, d’avoir une vie
en commun avec elle) ; puis c’était l’image de
l’une ou l’autre des deux jeunes filles que
j’approchais de ces idées auxquelles, aussitôt
après, je tâchais d’adapter le souvenir de la
duchesse. Auprès de ces idées, le souvenir de Mme de La
Ferté-Bernard à l’Opéra était bien
peu de chose, une petite étoile à côté de la
longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je connaissais
très bien ces idées longtemps avant de connaître
Mme de La Ferté-Bernard ; le souvenir, lui, au contraire, je le
possédais imparfaitement ; il m’échappait par
moments ; ce fut pendant les heures où, de flottant en moi au
même titre que les images d’autres femmes jolies, il passa
peu à peu à une association unique et définitive
— exclusive de toute autre image féminine — avec mes
idées romanesques si antérieures à lui, ce fut
pendant ces quelques heures où je me le rappelais le mieux que
j’aurais dû m’aviser de savoir exactement quel il
était ; mais je ne savais pas alors l’importance
qu’il allait prendre pour moi ; il était doux seulement
comme un premier rendez-vous de Mme de La Ferté-Bernard en
moi-même, il était la première esquisse, la seule
vraie, la seule faite d’après la vie, la seule qui
fût réellement Mme de La Ferté-Bernard ; durant les
quelques heures où j’eus le bonheur de le détenir
sans savoir faire attention à lui, il devait être bien
charmant pourtant, ce souvenir, puisque c’est toujours à
lui, librement encore à ce moment-là, sans hâte,
sans fatigue, sans rien de nécessaire ni d’anxieux, que
mes idées d’amour revenaient ; ensuite au fur et à
mesure que ces idées le fixèrent plus
définitivement, il acquit d’elles une plus grande force,
mais devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le
retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans
doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de La
Ferté-Bernard, je constatais un écart, d’ailleurs
toujours différent, entre ce que j’avais imaginé et
ce que je voyais. : Park and Suites proprietaires
Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle
d’autrefois, n’était pas différente.
Seulement je ne la confrontais plus à une idée
préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et
je comprenais que le génie dramatique, c’était
justement cela. Je pensais tout à l’heure que, si je
n’avais pas eu de plaisir la première fois que
j’avais entendu la Berma, c’est que, comme jadis quand je
retrouvais Gilberte aux Champs-Élysées, je venais
à elle avec un trop grand désir. Entre les deux
déceptions il n’y avait peut-être pas seulement
cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L’impression
que nous cause une personne, une œuvre (ou une
interprétation) fortement caractérisées, est
particulière. Nous avons apporté avec nous les
idées de « beauté », « largeur de style
», « pathétique », que nous pourrions à
la rigueur avoir l’illusion de reconnaître dans la
banalité d’un talent, d’un visage corrects, mais
notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme
dont il ne possède pas l’équivalent intellectuel,
dont il lui faut dégager l’inconnu. Il entend un son aigu,
une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : «
Est-ce beau ? ce que j’éprouve, est-ce de
l’admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse,
la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau,
c’est une voix aiguë, c’est un ton curieusement
questionneur, c’est l’impression despotique causée
par un être qu’on ne connaît pas, toute
matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est
laissé pour la « largeur de l’interprétation
». Et à cause de cela ce sont les œuvres vraiment
belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui
doivent le plus nous décevoir, parce que, dans la collection de
nos idées, il n’y en a aucune qui réponde à
une impression individuelle. : Park and Suites propriétaires
Mon impression de solitude s’accrut encore un moment
après. Comme j’avais avoué à ma
grand’mère que je n’étais pas bien, que je
croyais que nous allions être obligés de revenir à
Paris, sans protester elle avait dit qu’elle sortait pour
quelques emplettes, utiles aussi bien si nous partions que si nous
restions (et que je sus ensuite m’être toutes
destinées, Françoise ayant avec elle des affaires qui
m’eussent manqué) ; en l’attendant
j’étais allé faire les cent pas dans les rues
encombrées d’une foule qui y maintenait une chaleur
d’appartement et où était encore ouverts la
boutique du coiffeur et le salon d’un pâtissier chez lequel
des habitués prenaient des glaces, devant la statue de
Duguay-Trouin. Elle me causa à peu près autant de plaisir
que son image au milieu d’un « illustré » peut
en procurer au malade qui le feuillette dans le cabinet d’attente
d’un chirurgien. Je m’étonnais qu’il y
eût des gens assez différents de moi pour que, cette
promenade dans la ville, le directeur eût pu me la conseiller
comme une distraction, et aussi pour que le lieu de supplice
qu’est une demeure nouvelle pût paraître à
certains « un séjour de délices » comme
disait le prospectus de l’hôtel, qui pouvait
exagérer mais pourtant s’adressait à toute une
clientèle dont il flattait les goûts. Il est vrai
qu’il invoquait, pour la faire venir au Grand-Hôtel de
Balbec, non seulement « la chère exquise » et le
« coup d’œil féerique des jardins du Casino
», mais encore les « arrêts de Sa Majesté la
Mode, qu’on ne peut violer impunément sans passer pour un
béotien, ce à quoi aucun homme bien élevé
ne voudrait s’exposer ». Le besoin que j’avais de ma
grand’mère était grandi par ma crainte de lui avoir
causé une désillusion. : Park and Suites avis
Mon exemple n’est du reste pas très bon. Et Ulm est un
meilleur type de bataille d’enveloppement que l’avenir
verra se reproduire parce qu’il n’est pas seulement un
exemple classique dont les généraux s’inspireront,
mais une forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire
entre d’autres, ce qui laisse le choix, la
variété), comme un type de cristallisation. Mais tout
cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout
factices. J’en reviens à notre livre de philosophie,
c’est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques,
la réalité se conforme à cela, à peu
près, mais rappelle-toi le grand mathématicien
Poincaré, il n’est pas sûr que les
mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux
règlements eux-mêmes, dont je t’ai parlé, ils
sont en somme d’une importance secondaire, et d’ailleurs on
les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous
vivons sur le Service en Campagne de 1895 dont on peut dire qu’il
est périmé, puisqu’il repose sur la vieille et
désuète doctrine qui considère que le combat de
cavalerie n’a guère qu’un effet moral par
l’effroi que la charge produit sur l’adversaire. Or, les
plus intelligents de nos maîtres, tout ce qu’il y a de
meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te
parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue
par une véritable mêlée où on
s’escrimera du sabre et de la lance et où le plus tenace
sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de
terreur, mais matériellement.Il s’arrêta un instant,
avec le sourire de quelqu’un qui a bien digéré,
laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur
moi : Tous les hommes d’une même idée sont pareils,
me dit-il, d’un air de défi. Il n’avait sans doute
aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce
qu’il s’était en revanche si bien rappelé. : Park and Suites propriétaires
Moi, c’était autre chose que les adieux d’un mourant
à sa femme, que j’avais à écrire, de plus
long et à plus d’une personne. Long à
écrire. Le jour tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si
je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup
de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais
dans l’anxiété de ne pas savoir si le Maître
de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin
quand j’interromprais mon récit, voudrait bien surseoir
à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la
suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire en
quoi que ce fût les Mille et une Nuits, pas plus que les
Mémoires de Saint-Simon écrits eux aussi la nuit, pas
plus qu’aucun des livres que j’avais tant aimés et
desquels, dans ma naïveté d’enfant,
superstitieusement attaché à eux comme à mes
amours je ne pouvais sans horreur imaginer une œuvre qui serait
différente. Mais comme Elstir, comme Chardin, on ne peut refaire
ce qu’on aime qu’en le renonçant. Sans doute mes
livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour
par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte
la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses
livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est
pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes. Ce serait un
livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout
autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on
voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son
amour du moment, et ne pas penser à son goût mais à
une vérité qui ne nous demande pas nos
préférences et nous défend d’y songer. Et
c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois
rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit en
les oubliant les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon
d’une autre époque. Mais était-il encore temps pour
moi, n’était-il pas trop tard ? : Park and Suites proprietaires
Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter
quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de
lui, et en lui désignant seulement d’un air
détaché une chaise, pendant qu’elle continuait son
ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les
quelques instants qu’il passait dans la cuisine, en attendant la
réponse de maman, qu’il était bien rare qu’il
repartît sans avoir indestructiblement gravée en lui la
certitude que « si nous n’en avions pas, c’est que
nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs
à ce que l’on sût que nous avions «
d’argent », (car elle ignorait l’usage de ce que
Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait : « avoir
d’argent », « apporter d’eau »), à
ce qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la
richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de
Françoise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse
n’était pas non plus son idéal. La richesse
était pour elle comme une condition nécessaire de la
vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans
mérite et sans charme. Elle les séparait si peu
qu’elle avait fini par prêter à chacune les
qualités de l’autre, à exiger quelque confortable
dans la vertu, à reconnaître quelque chose
d’édifiant dans la richesse. : Park and Suites proprietaires
Même devant une table servie, ou devant une table à jeu,
chacun d’eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le
partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens
et inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître
la camelote dont tant de demeures parisiennes se parent comme
d’un « moyen âge » ou d’une «
Renaissance » authentiques et, en toutes choses, des
critériums communs à eux pour distinguer le bon et le
mauvais. Sans doute ce n’était plus, dans ces
moments-là, que par quelque rare et drôle interjection
jetée au milieu du silence du repas ou de la partie, ou par la
robe charmante et nouvelle que la jeune actrice avait revêtue
pour déjeuner ou faire un poker, que se manifestait
l’existence spéciale dans laquelle ces amis voulaient
partout rester plongés. Mais en les enveloppant ainsi
d’habitudes qu’ils connaissaient à fond, elle
suffisait à les protéger contre le mystère de la
vie ambiante. Pendant de longs après-midi, la mer
n’était suspendue en face d’eux que comme une toile
d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir
d’un riche célibataire, et ce n’était que
dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs,
n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle
pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et
rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne
dînaient pas à l’hôtel où les sources
électriques faisant sourdre à flots la lumière
dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un
immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la
population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les
familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre,
s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement
balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces
gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de
mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si
la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes
merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la
nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). :
Park and Suites proprietaires
Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la
grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la
femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de
certaines délicatesses, respecte certaines beautés de
sentiment et d’art que, ne les comprît-elle pas, elle place
pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à
l’homme, l’argent, la situation. Or, qu’il
s’agisse de la maîtresse d’un jeune clubman comme
Sainte-Beuve ou d’un jeune ouvrier (les électriciens par
exemple comptent aujourd’hui dans les rangs de la Chevalerie
véritable), son amant a pour elle trop d’admiration et de
respect pour ne pas les étendre à ce
qu’elle-même respecte et admire ; et pour lui
l’échelle des valeurs s’en trouve renversée.
À cause de son sexe même elle est faible, elle a des
troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez
une autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient
fait sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir
celle qu’il aime. Le jeune noble qui comme Sainte-Beuve a une
maîtresse prend l’habitude quand il va dîner avec
elle au cabaret d’avoir dans sa poche le valérianate dont
elle peut avoir besoin, d’enjoindre au garçon, avec force
et sans ironie, de faire attention à fermer les portes sans
bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin
d’éviter à son amie ces malaises que pour sa part
il n’a jamais ressentis, qui composent pour lui un monde occulte
à la réalité duquel elle lui a appris à
croire, malaises qu’il plaint maintenant sans avoir besoin pour
cela de les connaître, qu’il plaindra même quand ce
sera d’autres qu’elle qui les ressentiront. La
maîtresse de Sainte-Beuve — comme les premiers moines du
moyen âge à la chrétienté — lui avait
enseigné la pitié envers les animaux, car elle en avait
la passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses
serins, ses perroquets ; Sainte-Beuve veillait sur eux avec des soins
maternels et traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les
bêtes. D’autre part, une actrice, ou soi-disant telle,
comme celle qui vivait avec lui — qu’elle fût
intelligente ou non, ce que j’ignorais — en lui faisant
trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et
considérer comme une corvée l’obligation
d’aller dans une soirée, l’avait
préservé du snobisme et guéri de la
frivolité. Si grâce à elle les relations mondaines
tenaient moins de place dans la vie de son jeune amant, en revanche
tandis que s’il avait été un simple homme de salon,
la vanité ou l’intérêt auraient dirigé
ses amitiés comme la rudesse les aurait empreintes, sa
maîtresse lui avait appris à y mettre de la noblesse et du
raffinement. : Park and Suites propriétaires
Mauricette saurait que j’étais venu chez ses parents quand
elle n’était pas là, et que j’y avais, comme
n’avait cessé de le répéter Mme Cottard,
fait d’emblée, de prime abord, la conquête de Mme
Verdurin. « Il faut, m’avait dit la femme du docteur qui ne
l’avait jamais vue faire « autant de frais », que
vous ayez ensemble des atomes crochus. » Mauricette saurait que
j’avais parlé d’elle comme je devais le faire, avec
tendresse, mais que je n’avais pas cette incapacité de
vivre sans que nous nous vissions que je croyais à la base de
l’ennui qu’elle avait éprouvé ces derniers
temps auprès de moi. J’avais dit à Mme Manfred que
je ne pouvais plus me trouver avec Mauricette. Je l’avais dit
comme si j’avais décidé pour toujours de ne plus la
voir. Et la lettre que j’allais envoyer à Mauricette
serait conçue dans le même sens. Seulement à
moi-même pour me donner courage je ne me proposais qu’un
suprême et court effort de peu de jours. Je me disais : «
C’est le dernier rendez-vous d’elle que je refuse,
j’accepterai le prochain. » Pour me rendre la
séparation moins difficile à réaliser, je ne me la
représentais pas comme définitive. Mais je sentais bien
qu’elle le serait.Le 1er janvier me fut particulièrement
douloureux cette année-là. Tout l’est sans doute,
qui fait date et anniversaire, quand on est malheureux. Mais si
c’est par exemple d’avoir perdu un être cher, la
souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le
passé. Il s’y ajoutait dans mon cas l’espoir
informulé que Mauricette, ayant voulu me laisser
l’initiative des premiers pas et constatant que je ne les avais
pas faits, n’avait attendu que le prétexte du 1er janvier
pour m’écrire : « Enfin, qu’y a-t-il ? je suis
folle de vous, venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux
pas vivre sans vous voir. » Dès les derniers jours de
l’année cette lettre me parut probable. Elle ne
l’était peut-être pas, mais, pour que nous la
croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le
soldat est persuadé qu’un certain délai
indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant
qu’il soit tué, le voleur avant qu’il soit pris, les
hommes en général avant qu’ils aient à
mourir. : Park and Suites propriétaires
Marcel m’avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre :
« Oh ! ma vie, n’en parlons pas, je suis un homme
condamné d’avance. » Faisait-il allusion au vice
qu’il avait réussi jusqu’alors à cacher
à tout le monde, mais qu’il connaissait et dont il
s’exagérait peut-être la gravité, comme les
enfants qui font la première fois l’amour, ou même,
avant cela, cherchent seuls le plaisir, s’imaginent pareils
à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir
tout de suite après. Peut-être cette exagération
tenait-elle, pour Saint-Exupéry comme pour les enfants, ainsi
qu’à l’idée du péché avec
laquelle on ne s’est pas encore familiarisé, à ce
qu’une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui
ira ensuite en s’atténuant. Ou bien avait-il, le
justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez
jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute
un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît
assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que
les êtres nés de parents qui sont morts très vieux
ou très jeunes sont presque forcés de disparaître
au même âge, les premiers traînant
jusqu’à la centième année des chagrins et
des maladies incurables, les autres, malgré une existence
heureuse et hygiénique, emportés à la date
inévitable et prématurée par un mal si opportun et
si accidentel (quelques racines profondes qu’il puisse avoir dans
le tempérament) qu’il semble la formalité
nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne
serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même —
comme celle de Saint-Exupéry, liée d’ailleurs
à son caractère de plus de façons peut-être
que je n’ai cru devoir le dire — fût, elle aussi,
inscrite d’avance, connue seulement des dieux, invisible aux
hommes, mais révélée par une tristesse
particulière, à demi inconsciente, à demi
consciente (et même, dans cette dernière mesure,
exprimée aux autres avec cette sincérité
complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels
on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant
arriveront), à celui qui la porte et l’aperçoit
sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale. : Park and Suites proprietaires
Manfred avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies
qu’on faisait maintenant de sa femme, et où la même
expression énigmatique et victorieuse laissait
reconnaître, quels que fussent la robe et le chapeau, sa
silhouette et son visage triomphants, un petit daguerréotype
ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la
jeunesse et la beauté d’Sylvette, non encore
trouvées par elle, semblaient absentes. Mais sans doute Manfred,
fidèle ou revenu à une conception différente,
goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux pensifs, aux
traits las, à l’attitude suspendue entre la marche et
l’immobilité, une grâce plus botticellienne. Il
aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli.
Sylvette qui au contraire cherchait non à faire ressortir, mais
à compenser, à dissimuler ce qui, en elle-même, ne
lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un artiste,
son « caractère », mais que, comme femme, elle
trouvait des défauts, ne voulait pas entendre parler de ce
peintre. Manfred possédait une merveilleuse écharpe
orientale, bleue et rose, qu’il avait achetée parce que
c’était exactement celle de la Vierge du Magnificat. Mais
Mme Manfred ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa
son mari lui commander une toilette toute criblée de
pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules
d’après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand
elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas
comme elle donnait sans s’en rendre compte à ses mains
pensives le mouvement délié, un peu tourmenté de
la Vierge qui trempe sa plume dans l’encrier que lui tend
l’ange, avant d’écrire sur le livre saint où
est déjà tracé le mot Magnificat. Mais il ajoutait
: « Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu’elle le
sût pour qu’elle fît autrement. » : Park and Suites proprietaires
Maman allant justement à un petit thé chez MmeSazerat, je
n’eus aucun scrupule à me rendre à la
matinée de la princesse de Saint-Aignan. Je pris une voiture
pour y aller, car le prince de Saint-Aignan n’habitait plus son
ancien hôtel mais un magnifique qu’il s’était
fait construire avenue du Bois.