Nombre total de pages vues
lundi 6 janvier 2014
Park And Suites proprietaires - Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer guéri. La résignation, modalité de l’habitude, permet à certaines forces de s’accroître indéfiniment.
Ce
n’est pas le capitaine qui m’a permis de rester ici ? Non,
Dieu merci, car l’homme que vous « adorez » pour peu
de chose est le plus grand imbécile que la terre ait jamais
porté. Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire
et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le
maréchal des logis chef et le maître tailleur.
Voilà sa mentalité. Il méprise d’ailleurs
beaucoup, comme tout le monde, l’admirable commandant dont je
vous parle. Personne ne fréquente celui-là, parce
qu’il est franc-maçon et ne va pas à confesse.
Jamais le Prince de Borodine ne recevrait chez lui ce petit bourgeois.
Et c’est tout de même un fameux culot de la part d’un
homme dont l’arrière-grand-père était un
petit fermier et qui, sans les guerres de Napoléon, serait
probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de
la situation ni chair ni poisson qu’il a dans la
société. Il va à peine au Jockey, tant il y est
gêné, ce prétendu prince, ajouta Robert, qui, ayant
été amené par un même esprit
d’imitation à adopter les théories sociales de ses
maîtres et les préjugés mondains de ses parents,
unissait, sans s’en rendre compte, à l’amour de la
démocratie le dédain de la noblesse d’Empire. : Park and Suites proprietaires
D’autre part ce devait être un cercle relativement
fermé, car M. Boulard avait dit que Bergotte n’y serait
plus reçu aujourd’hui. Aussi est-ce en tremblant de
« sous-estimer l’adversaire » que Sainte-Beuve
demanda si ce cercle était le cercle de la rue Royale, lequel
était jugé « déclassant » par la
famille de Sainte-Beuve et où il savait qu’étaient
reçus certains Israélites. « Non, répondit
M. Boulard d’un air négligent, fier et honteux,
c’est un petit cercle, mais beaucoup plus agréable, le
Cercle des Ganaches. On y juge sévèrement la galerie.
— Est-ce que sir Rufus Israël n’en est pas
président ? » demanda Boulard fils à son
père, pour lui fournir l’occasion d’un mensonge
honorable et sans se douter que ce financier n’avait pas le
même prestige aux yeux de Sainte-Beuve qu’aux siens. En
réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non point sir
Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais comme il
était fort bien avec le patron, il avait à sa disposition
des cartes du grand financier, et en donnait une à M. Boulard,
quand celui-ci partait en voyage sur une ligne dont sir Rufus
était administrateur, ce qui faisait dire au père Boulard
: « Je vais passer au cercle demander une recommandation de sir
Rufus. » Et la carte lui permettait d’éblouir les
chefs de train. Les demoiselles Boulard furent plus
intéressées par Bergotte et revenant à lui au lieu
de poursuivre sur les « Ganaches », la cadette demanda
à son frère du ton le plus sérieux du monde car
elle croyait qu’il n’existait pas au monde pour
désigner les gens de talent d’autres expressions que
celles qu’il employait : « Est-ce un coco vraiment
étonnant, ce Bergamotte ? Est-il de la catégorie des grands
bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ? — Je l’ai
rencontré à plusieurs générales, dit M.
Victor Bernard. Il est gauche, c’est une espèce de
Schlemihl. » Cette allusion au conte de Chamisso n’avait
rien de bien grave, mais l’épithète de Schlemihl
faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l’emploi
ravissait M. Boulard dans l’intimité, mais qu’il
trouvait vulgaire et déplacé devant des étrangers.
Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. «
Il a du talent, dit Boulard. — Ah ! fit gravement sa sœur
comme pour dire que dans ces conditions j’étais excusable.
— Tous les écrivains ont du talent, dit avec mépris
M. Boulard père. — Il paraît même, dit son
fils en levant sa fourchette et en plissant ses yeux d’un air
diaboliquement ironique, qu’il va se présenter à
l’Académie. — Allons donc ! il n’a pas un
bagage suffisant, répondit M. Boulard le père qui ne
semblait pas avoir pour l’Académie le mépris de son
fils et de ses filles. Il n’a pas le calibre nécessaire.
— : Park and Suites proprietaires
D’ailleurs, de plus en plus souffrant, j’étais
tenté de surfaire les plaisirs les plus simples à cause
des difficultés mêmes qu’il y avait pour moi
à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais
en apercevoir partout, parce que j’étais trop
fatigué si c’était sur la plage, trop timide si
c’était au Casino ou dans une pâtisserie pour les
approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir,
j’aurais aimé savoir comment étaient faites de
près, en réalité, les plus jolies jeunes filles
que la vie pût offrir, quand même c’eût
été un autre que moi, ou même personne, qui
dût profiter de cette offre (je ne me rendais pas compte, en
effet, qu’il y avait un désir de possession à
l’origine de ma curiosité). J’aurais osé
entrer dans la salle de bal, si Sainte-Beuve avait été
avec moi. Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel
à attendre le moment d’aller retrouver ma
grand’mère, quand, presque encore à
l’extrémité de la digue où elles faisaient
mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six
fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les
façons, de toutes les personnes auxquelles on était
accoutumé à Balbec, qu’aurait pu
l’être, débarquée on ne sait
d’où, une bande de mouettes qui exécute à
pas comptés sur la plage, — les retardataires rattrapant
les autres en voletant — une promenade dont le but semble aussi
obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que
clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux. : Park and Suites proprietaires
D’ailleurs, ce qu’une telle cure de détachement
psychique et d’isolement peut avoir de pénible le devient
de moins en moins pour une autre raison, c’est qu’elle
affaiblit, en attendant de la guérir, cette idée fixe
qu’est un amour. Le mien était encore assez fort pour que
je tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de
Mauricette, lequel, par ma séparation volontaire, devait, me
semblait-il, grandir progressivement, de sorte que chacune de ces
calmes et tristes journées où je ne la voyais pas, venant
chacune après l’autre, sans interruption, sans
prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de mes
affaires), était une journée non pas perdue, mais
gagnée. Inutilement gagnée peut-être, car
bientôt on pourrait me déclarer guéri. La
résignation, modalité de l’habitude, permet
à certaines forces de s’accroître
indéfiniment. Celles si infimes, que j’avais pour
supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec Mauricette,
avaient été portées depuis lors à une
puissance incalculable. Seulement la tendance de tout ce qui existe
à se prolonger est parfois coupée de brusques impulsions
auxquelles nous nous concédons avec d’autant moins de
scrupules de nous laisser aller que nous savons pendant combien de
jours, de mois, nous avons pu, nous pourrions encore, nous priver. Et
souvent, c’est quand la bourse où l’on
épargne va être pleine qu’on la vide tout d’un
coup, c’est sans attendre le résultat du traitement et
quand déjà on s’est habitué à lui,
qu’on le cesse. Et un jour où Mme Manfred me redisait ses
habituelles paroles sur le plaisir que Mauricette aurait à me
voir, mettant ainsi le bonheur dont je me privais déjà
depuis si longtemps comme à la portée de ma main, je fus
bouleversé en comprenant qu’il était encore
possible de le goûter ; et j’eus peine à attendre le
lendemain ; je venais de me résoudre à aller surprendre
Mauricette avant son dîner. : Park and Suites avis
D’ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins
de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs
douloureux n’avaient plus assez de force pour détruire
dans leur retour incessant la formation du plaisir que j’avais
à penser à Florence, à Venise. Je regrettais
à ces moments-là d’avoir renoncé à
entrer dans la diplomatie et de m’être fait une existence
sédentaire pour ne pas m’éloigner d’une jeune
fille que je ne verrais plus et que j’avais déjà
presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et, quand
enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis
meurt pour vous et on vit prisonnier dans ce qui n’était
destiné qu’à elle. Si Venise semblait à mes
parents bien lointain et bien fiévreux pour moi, il était
du moins facile d’aller sans fatigue s’installer à
Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer
à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu’elles
fussent, j’entendais quelquefois Mme Manfred me parler de sa
fille. Je commençais du reste à y trouver tel ou tel
plaisir où Mauricette n’était pour rien. : Park and Suites avis
D’ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau,
n’en fût-il plus au monde. Il y a la belle-sœur
d’une de mes amies qui a le téléphone posé
chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans
sortir de son appartement ! J’avoue que j’ai platement
intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant
l’appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une
amie que chez moi. Il me semble que je n’aimerais pas avoir le
téléphone à domicile. Le premier amusement
passé, cela doit être un vrai casse-tête. Allons,
Sylvette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu’elle
se charge de moi, il faut absolument que je m’arrache, vous me
faites faire du joli, je vais être rentrée après
mon mari ! »Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant
d’avoir goûté à ces plaisirs de
l’hiver, desquels les chrysanthèmes m’avaient
semblé être l’enveloppe éclatante. Ces
plaisirs n’étaient pas venus et cependant Mme Manfred
n’avait pas l’air d’attendre encore quelque chose.
Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait
annoncé : « On ferme ! » Et elle finissait par me
dire : « Alors, vraiment, vous partez ? Hé bien, good bye
! » Je sentais que j’aurais pu rester sans rencontrer ces
plaisirs inconnus, et que ma tristesse n’était pas seule
à m’avoir privé d’eux. Ne se trouvaient-ils
donc pas situés sur cette route battue des heures, qui
mènent toujours si vite à l’instant du
départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu
de moi et par où il eût fallu bifurquer ? Du moins le but
de ma visite était atteint, : Park and Suites propriétaires
D’ailleurs l’Académie est un salon et Bergotte ne
jouit d’aucune surface », déclara l’oncle
à héritage de Mme Boulard, personnage inoffensif et doux
dont le nom de Bernard eût peut-être à lui seul
éveillé les dons de diagnostic de mon grand-père,
mais eût paru insuffisamment en harmonie avec un visage qui
semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par
Mme Dieulafoy, si, choisi par quelque amateur désireux de donner
un couronnement oriental à cette figure de Suse, ce
prénom de Victor n’avait fait planer au-dessus
d’elle les ailes de quelque taureau androcéphale de
Khorsabad. Mais M. Boulard ne cessait d’insulter son oncle, soit
qu’il fût excité par la bonhomie sans défense
de son souffre-douleur, soit que, la villa étant payée
par M. Victor Bernard, le bénéficiaire voulût
montrer qu’il gardait son indépendance et surtout
qu’il ne cherchait pas par des cajoleries à
s’assurer l’héritage à venir du richard.
Celui-ci était surtout froissé qu’on le
traitât si grossièrement devant le maître
d’hôtel. Il murmura une phrase inintelligible où on
distinguait seulement : « Quand les Meschorès sont
là ». Meschorès désigne dans la Bible le
serviteur de Dieu. Entre eux les Boulard s’en servaient pour
désigner les domestiques et en étaient toujours
égayés, parce que leur certitude de n’être
compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes
exaltait chez M. Victor Bernard et M. Boulard leur double
particularisme de « maîtres » et de « juifs
». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait
une de mécontentement quand il y avait du monde. Alors M.
Boulard entendant son oncle dire « Meschorès »
trouvait qu’il laissait trop paraître son côté
oriental, de même qu’une cocotte qui invite ses amies avec
des gens comme il faut est irritée si elles font allusion
à leur métier de cocotte, ou emploient des mots
malsonnants. Aussi, bien loin que la prière de son oncle
produisît quelque effet sur M. Boulard, celui-ci, hors de lui, ne
put plus se contenir. Il ne perdit plus une occasion d’invectiver
le malheureux oncle. « Naturellement, quand il y a quelque
bêtise prudhommesque à dire, on peut être sûr
que vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui
lécher les pieds s’il était là », cria
M. Boulard tandis que M. Victor Bernard attristé inclinait vers
son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon camarade depuis
qu’il portait la sienne qu’il avait aussi crépue et
bleutée ressemblait beaucoup à son grand-oncle. : Park and Suites proprietaires
D’abord il n’y eut que de vagues ténèbres
où on rencontrait tout d’un coup, comme le rayon
d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la
phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un
médaillon d’Henri IV détaché sur un fond
noir, le profil incliné du duc d’Aumale, à qui une
dame invisible criait : « Que Monseigneur me permette de lui
ôter son pardessus », cependant que le prince
répondait : « Mais voyons, comment donc, Madame
d’Ambresac. » Elle le faisait malgré cette vague
défense et était enviée par tous à cause
d’un pareil honneur.Mais, dans les autres baignoires, presque
partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres
séjours s’étaient réfugiées contre
les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et
à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes
vaguement humaines se détachaient mollement l’une
après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles
tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient
émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter
à la limite verticale et à la surface clair-obscur
où leurs brillants visages apparaissaient derrière le
déferlement rieur, écumeux et léger de leurs
éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre
emmêlées de perles que semblait avoir courbées
l’ondulation du flux ; après commençaient les
fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à
jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel
çà et là servaient de frontière, dans leur
surface liquide et pleine, les yeux limpides et
réfléchissant des déesses des eaux. : Park and Suites proprietaires
D’abord « petite main » chez une couturière,
employée à faire un point, à recoudre un volant,
à attacher un bouton ou une « pression », à
ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite
passé deuxième puis première, et
s’étant faite une clientèle de dames du meilleur
monde, elle travaillait chez elle, c’est-à-dire dans notre
cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de
l’atelier qu’elle employait comme apprenties. Dès
lors la présence de Jupien avait été moins utile.
Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à
faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n’avait
besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité
un emploi. Il fut libre d’abord de rentrer à midi, puis,
ayant remplacé définitivement celui qu’il secondait
seulement, pas avant l’heure du dîner. Sa «
titularisation » ne se produisit heureusement que quelques
semaines après notre emménagement, de sorte que la
gentillesse de Jupien put s’exercer assez longtemps pour aider
Françoise à franchir sans trop de souffrances les
premiers temps difficiles. D’ailleurs, sans
méconnaître l’utilité qu’il eut ainsi
pour Françoise à titre de « médicament de
transition », je dois reconnaître que Jupien ne
m’avait pas plu beaucoup au premier abord. À quelques pas
de distance, détruisant entièrement l’effet
qu’eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint
fleuri, ses yeux débordés par un regard compatissant,
désolé et rêveur, faisaient penser qu’il
était très malade ou venait d’être
frappé d’un grand deuil. Non seulement il n’en
était rien, mais dès qu’il parlait, parfaitement
bien d’ailleurs, il était plutôt froid et railleur.
Il résultait de ce désaccord entre son regard et sa
parole quelque chose de faux qui n’était pas sympathique
et par quoi il avait l’air lui-même de se sentir aussi
gêné qu’un invité en veston dans une
soirée où tout le monde est en habit, ou que
quelqu’un qui ayant à répondre à une Altesse
ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la
difficulté en réduisant ses phrases à presque
rien. Celles de Jupien — car c’est pure comparaison —
étaient au contraire charmantes. Correspondant peut-être
à cette inondation du visage par les yeux (à laquelle on
ne faisait plus attention quand on le connaissait), je discernai vite
en effet chez lui une intelligence rare et l’une des plus
naturellement littéraires qu’il m’ait
été donné de connaître, en ce sens que, sans
culture probablement, il possédait ou s’était
assimilé, rien qu’à l’aide de quelques livres
hâtivement parcourus, les tours les plus ingénieux de la
langue. Les gens les plus doués que j’avais connus
étaient morts très jeunes. Aussi étais-je
persuadé que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la
bonté, de la pitié, les sentiments les plus
délicats, les plus généreux. Son rôle dans
la vie de Françoise avait vite cessé d’être
indispensable. Elle avait appris à le doubler. : Park and Suites loyers impayés
Confondre les coups de mon pauvre chou avec d’autres, mais entre
mille sa grand’mère les reconnaîtrait ! Crois-tu
donc qu’il y en ait d’autres au monde qui soient aussi
bêtas, aussi fébriles, aussi partagés entre la
crainte de me réveiller et de ne pas être compris ? Mais
quand même elle se contenterait d’un grattement on
reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle
est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je
l’entendais déjà depuis un moment qui
hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses
manèges.Elle entr’ouvrait les persiennes ; à
l’annexe en saillie de l’hôtel, le soleil
était déjà installé sur les toits comme un
couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage et
l’accomplit en silence pour ne pas réveiller la ville qui
dort encore et de laquelle l’immobilité le fait
paraître plus agile. Elle me disait l’heure, le temps
qu’il ferait, que ce n’était pas la peine que
j’allasse jusqu’à la fenêtre, qu’il y
avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était
déjà ouverte, quelle était cette voiture
qu’on entendait : tout cet insignifiant lever de rideau, ce
négligeable introït du jour auquel personne
n’assiste, petit morceau de vie qui n’était
qu’à nous deux, que j’évoquerais volontiers
dans la journée devant Françoise ou des étrangers
en parlant du brouillard à couper au couteau qu’il y avait
eu le matin à six heures, avec l’ostentation non
d’un savoir acquis, mais d’une marque d’affection
reçue par moi seul ; doux instant matinal qui s’ouvrait
comme une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups
auquel la cloison pénétrée de tendresse et de
joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les
anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus,
deux fois répétés, et où elle savait
transporter l’âme de ma grand’mère tout
entière et la promesse de sa venue, avec une allégresse
d’annonciation et une fidélité musicale. Mais cette
première nuit d’arrivée, quand ma
grand’mère m’eût quitté, je
recommençai à souffrir, comme j’avais
déjà souffert à Paris au moment de quitter la
maison. Peut-être cet effroi que j’avais —
qu’ont tant d’autres — de coucher dans une chambre
inconnue, peut-être cet effroi n’est-il que la forme la
plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand
refus désespéré qu’opposent les choses qui
constituent le meilleur de notre vie présente à ce que
nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule
d’un avenir où elles ne figurent pas ; refus qui
était au fond de l’horreur que m’avait fait si
souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un
jour, que les nécessités de la vie pourraient
m’obliger à vivre loin de Mauricette, ou simplement
à me fixer définitivement dans un pays où je ne
reverrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore au fond
de la difficulté que j’avais à penser à ma
propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait
aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes
souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se
résignaient pas à l’idée de ne plus
être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d’une
éternité où ils ne seraient plus. : Park and Suites proprietaires
Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes ? mais je
l’ai très bien connu, dit à Sainte-Beuve M. Victor
Bernard. Je crus qu’il voulait dire « connu » au sens
où le père de Boulard disait qu’il connaissait
Bergotte, c’est-à-dire de vue. Mais il ajouta : «
Votre père était un de mes bons amis. » Cependant
Boulard était devenu excessivement rouge, son père avait
l’air profondément contrarié, les demoiselles
Boulard riaient en s’étouffant. C’est que chez M.
Victor Bernard le goût de l’ostentation, contenu chez M.
Boulard le père et chez ses enfants, avait engendré
l’habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en voyage
à l’hôtel, M. Victor Bernard, comme aurait pu faire
M. Boulard le père, se faisait apporter tous ses journaux par
son valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du
déjeuner, quand tout le monde était réuni, pour
qu’on vît bien qu’il voyageait avec un valet de
chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l’hôtel,
l’oncle disait, ce que le neveu n’eût jamais fait,
qu’il était sénateur. Il avait beau être
certain qu’on apprendrait un jour que le titre était
usurpé, il ne pouvait au moment même résister au
besoin de se le donner. M. Boulard souffrait beaucoup des mensonges de
son oncle et de tous les ennuis qu’ils lui causaient. « Ne
faites pas attention, il est extrêmement blagueur, dit-il
à mi-voix à Sainte-Beuve qui n’en fut que plus
intéressé, étant très curieux de la
psychologie des menteurs. — Plus menteur encore que
l’Ithaquesien Odysseus qu’Athènes appelait pourtant
le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Boulard.
— Ah ! par exemple ! s’écria M. Victor Bernard, si
je m’attendais à dîner avec le fils de mon ami !
Mais j’ai à Paris chez moi, une photographie de votre
père et combien de lettres de lui. Il m’appelait toujours
« mon oncle », on n’a jamais su pourquoi.
C’était un homme charmant, étincelant. Je me
rappelle un dîner chez moi, à Nice, où il y avait
Sardou, Labiche, Augier… — Molière, Racine,
Corneille, continua ironiquement M. Boulard le père dont le fils
acheva l’énumération en ajoutant : Plaute,
Ménandre, Kalidasa. » M. Victor Bernard blessé
arrêta brusquement son récit et, se privant
ascétiquement d’un grand plaisir, resta muet
jusqu’à la fin du dîner. : Park and Suites proprietaires
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des
divinités inférieures, la princesse était
restée volontairement un peu au fond sur un canapé
latéral, rouge comme un rocher de corail, à
côté d’une large réverbération
vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser
à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée,
perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des
eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons
marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile,
descendait du front de la princesse le long d’une de ses joues
dont elle suivait l’inflexion avec une souplesse coquette,
amoureuse et vivante, et semblait l’enfermer à demi comme
un œuf rose dans la douceur d’un nid d’alcyon. Sur la
chevelure de la princesse, et s’abaissant jusqu’à
ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge,
s’étendait une résille faite de ces coquillages
blancs qu’on pêche dans certaines mers australes et qui
étaient mêlés à des perles, mosaïque
marine à peine sortie des vagues qui par moment se trouvait
plongée dans l’ombre au fond de laquelle, même
alors, une présence humaine était
révélée par la motilité éclatante
des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien
au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre
n’était pas tout entière matériellement et
inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses
bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et
inachevée de celle-ci était l’exact point de
départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en
lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les
prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le
spectre d’une figure idéale projetée sur les
ténèbres. : Park and Suites proprietaires
Comme un des valets de pied de Mme de La Ferté-Bernard causait
beaucoup avec Françoise, j’entendis nommer quelques-uns
des salons où elle allait, mais je ne me les représentais
pas : du moment qu’ils étaient une partie de sa vie, de sa
vie que je ne voyais qu’à travers son nom,
n’étaient-ils pas inconcevables ?— Il y a ce soir
grande soirée d’ombres chinoises chez la princesse de
Parme, disait le valet de pied, mais nous n’irons pas, parce que,
à cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller
passer deux jours chez le duc d’Aumale, mais c’est la femme
de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne
sera pas contente, la princesse de Parme, elle a écrit plus de
quatre fois à Madame la Duchesse.— Nous allons quelquefois
à l’Opéra, quelquefois aux soirées
d’abonnement de la princesse de Parme, c’est tous les huit
jours ; il paraît que c’est très chic ce qu’on
voit : il y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse
n’a pas voulu prendre d’abonnements mais nous y allons tout
de même une fois dans une loge d’une amie à Madame,
une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la
princesse de La Ferté-Bernard, la femme du cousin à
Monsieur le Duc. C’est la sœur au duc de Bavière. : Park and Suites avis
Comme un coiffeur voyant un officier qu’il sert avec une
considération particulière, reconnaître un client
qui vient d’entrer et entamer un bout de causette avec lui, se
réjouit en comprenant qu’ils sont du même monde et
ne peut s’empêcher de sourire en allant chercher le bol de
savon, car il sait que dans son établissement, aux besognes
vulgaires du simple salon de coiffure, s’ajoutent des plaisirs
sociaux, voire aristocratiques, tel Aimé, voyant que Mme de
Villeparisis avait retrouvé en nous d’anciennes relations,
s’en allait chercher nos rince-bouches avec le même sourire
orgueilleusement modeste et savamment discret de maîtresse de
maison qui sait se retirer à propos. On eût dit aussi un
père heureux et attendri qui veille sans le troubler sur le
bonheur de fiançailles qui se sont nouées à sa
table. Du reste, il suffisait qu’on prononçât le nom
d’une personne titrée pour qu’Aimé
parût heureux, au contraire de Françoise devant qui on ne
pouvait dire « le comte Un tel » sans que son visage
s’assombrît et que sa parole devînt sèche et
brève, ce qui signifiait qu’elle chérissait la
noblesse, non pas moins que ne faisait Aimé, mais davantage.
Puis Françoise avait la qualité qu’elle trouvait
chez les autres le plus grand des défauts, elle était
fière. Elle n’était pas de la race agréable
et pleine de bonhomie dont Aimé faisait partie. Ils
éprouvent, ils manifestent un vif plaisir quand on leur raconte
un fait plus ou moins piquant, mais inédit, qui n’est pas
dans le journal. Françoise ne voulait pas avoir l’air
étonné. On aurait dit devant elle que l’archiduc
Rodolphe, dont elle n’avait jamais soupçonné
l’existence, était non pas mort comme cela passait pour
assuré, mais vivant, qu’elle eût répondu
« Oui », comme si elle le savait depuis longtemps. Il est,
d’ailleurs, à croire que pour que même de notre
bouche à nous, qu’elle appelait si humblement ses
maîtres et qui l’avions presque si entièrement
domptée, elle ne pût entendre, sans avoir à
réprimer un mouvement de colère, le nom d’un noble,
il fallait que la famille dont elle était sortie occupât
dans son village une situation aisée, indépendante, et
qui ne devait être troublée dans la considération
dont elle jouissait que par ces mêmes nobles chez lesquels au
contraire, dès l’enfance, un Aimé a servi comme
domestique, s’il n’y a pas été
élevé par charité. Pour Françoise, Mme de
Villeparisis avait donc à se faire pardonner d’être
noble. : Park and Suites propriétaires
Comme toujours, mais plus facilement pendant que son père
s’était éloigné pour causer avec le
bâtonnier, je regardais Mlle de Stermaria. Autant que la
singularité hardie et toujours belle de ses attitudes, comme
quand, les deux coudes posés sur la table, elle élevait
son verre au-dessus de ses deux avant-bras, la sécheresse
d’un regard vite épuisé, la dureté
foncière, familiale, qu’on sentait, mal recouverte sous
ses inflexions personnelles, au fond de sa voix, et qui avait
choqué ma grand’mère, une sorte de cran
d’arrêt atavique auquel elle revenait dès que dans
un coup d’œil ou une intonation elle avait achevé de
donner sa pensée propre ; tout cela ramenait la pensée de
celui qui la regardait vers la lignée qui lui avait
légué cette insuffisance de sympathie humaine, des
lacunes de sensibilité, un manque d’ampleur dans
l’étoffe qui à tout moment faisait faute. Mais
à certains regards qui passaient un instant sur le fond si vite
à sec de sa prunelle et dans lesquels on sentait cette douceur
presque humble que le goût prédominant des plaisirs des
sens donne à la plus fière, laquelle bientôt ne
reconnaît plus qu’un prestige, celui qu’a pour elle
tout être qui peut les lui faire éprouver, fût-ce un
comédien ou un saltimbanque pour lequel elle quittera
peut-être un jour son mari ; à certaine teinte d’un
rose sensuel et vif qui s’épanouissait dans ses joues
pâles, pareille à celle qui mettait son incarnat au
cœur des nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir
qu’elle eût facilement permis que je vinsse chercher sur
elle le goût de cette vie si poétique qu’elle menait
en Bretagne, vie à laquelle, soit par trop d’habitude,
soit par distinction innée, soit par dégoût de la
pauvreté ou de l’avarice des siens, elle ne semblait pas
trouver grand prix, mais que pourtant elle contenait enclose en son
corps. : Park and Suites avis
Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les
possibilités de sa vie, le souvenir des êtres
qu’elle connaît et qu’elle vient de quitter, ou
s’en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme
de La Ferté-Bernard irait à pied déjeuner chez la
princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa
robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage était de
la même nuance, comme un nuage au soleil couchant,
c’était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je
voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille,
entre ces valves glacées de nacre rose.Mon père avait au
ministère un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se
distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire
précéder son nom de ces deux initiales, de sorte
qu’on l’appelait, pour abréger, A. J. Or, je ne sais
comment cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une
soirée de gala à l’Opéra ; il l’envoya
à mon père et, comme la Berma que je n’avais plus
vue jouer depuis ma première déception devait jouer un
acte de Phèdre, ma grand’mère obtint que mon
père me donnât cette place.À vrai dire je
n’attachais aucun prix à cette possibilité
d’entendre la Berma qui, quelques années auparavant,
m’avait causé tant d’agitation. Et ce ne fut pas
sans mélancolie que je constatai mon indifférence
à ce que jadis j’avais préféré
à la santé, au repos. Ce n’est pas que fût
moins passionné qu’alors mon désir de pouvoir
contempler de près les parcelles précieuses de
réalité qu’entrevoyait mon imagination. Mais
celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d’une
grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur
certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que
j’avais reporté la foi intérieure que j’avais
eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon
désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes
de la Berma un culte incessant, le « double » que je
possédais d’eux, dans mon cœur, avait
dépéri peu à peu comme ces autres « doubles
» des trépassés de l’ancienne Égypte
qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet
art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne
l’habitait plus. : Park and Suites proprietaires
Comme ma grand’mère ne pouvait se résoudre à
aller « tout bêtement » à Balbec, elle
s’arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses amies, de
chez laquelle je repartirais le soir même pour ne pas
déranger, et aussi de façon à voir dans la
journée du lendemain l’église de Balbec, qui,
avions-nous appris, était assez éloignée de
Balbec-Plage, et où je ne pourrais peut-être pas aller
ensuite au début de mon traitement de bains. Et peut-être
était-il moins pénible pour moi de sentir l’objet
admirable de mon voyage placé avant la cruelle première
nuit où j’entrerais dans une demeure nouvelle et
accepterais d’y vivre. Mais il avait fallu d’abord quitter
l’ancienne ; ma mère avait arrangé de
s’installer ce jour-là même à Saint-Cloud, et
elle avait pris, ou feint de prendre, toutes ses dispositions pour y
aller directement après nous avoir conduits à la gare,
sans avoir à repasser par la maison où elle craignait que
je ne voulusse, au lieu de partir pour Balbec, rentrer avec elle. Et
même sous le prétexte d’avoir beaucoup à
faire dans la maison qu’elle venait de louer et
d’être à court de temps, en réalité
pour m’éviter la cruauté de ce genre
d’adieux, elle avait décidé de ne pas rester avec
nous jusqu’à ce départ du train où,
dissimulée auparavant dans des allées et venues et des
préparatifs qui n’engagent pas définitivement, une
séparation apparaît brusquement impossible à
souffrir, alors qu’elle n’est déjà plus
possible à éviter, concentrée tout entière
dans un instant immense de lucidité impuissante et
suprême. : Park and Suites proprietaires
Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec
plaisir dans ma chambre qui n’était plus hostile le lit
où, le jour de mon arrivée, j’avais cru qu’il
me serait toujours impossible de me reposer et où maintenant mes
membres si las cherchaient un soutien ; de sorte que successivement mes
cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient
d’adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient
le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait
voulu prendre un moulage total d’un corps humain. Mais je ne
pouvais m’endormir, je sentais approcher le matin ; le calme, la
bonne santé n’étaient plus en moi. Dans ma
détresse, il me semblait que jamais je ne les retrouverais plus.
Il m’eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre. Or, me
fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais
réveillé deux heures après par le concert
symphonique. Tout à coup je m’endormais, je tombais dans
ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour
à la jeunesse, la reprise des années passées, des
sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des
âmes, l’évocation des morts, les illusions de la
folie, la régression vers les règnes les plus
élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons
souvent des animaux en rêve, mais on oublie presque toujours que
nous y sommes nous-même un animal privé de cette raison
qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous
n’y offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu’une
vision douteuse et à chaque minute anéantie par
l’oubli, la réalité précédente
s’évanouissant devant celle qui lui succède comme
une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a
changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne
pas connaître et auxquels nous sommes en réalité
initiés presque toutes les nuits ainsi qu’à
l’autre grand mystère de l’anéantissement et
de la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion
difficile du dîner de Rivette, l’illumination successive et
errante de zones assombries de mon passé faisait de moi un
être dont le suprême bonheur eût été de
rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en rêve. : Park and Suites proprietaires
Combien de grandes cathédrales restent inachevées.
Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties
faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui
grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les
rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir
à moi-même, je pensais plus modestement à mon
livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à
ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas,
comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs,
mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre
n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants
comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de
Versailles, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen
de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de
me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si
c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en
eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les
divergences possibles à cet égard ne devant pas, du
reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais
quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux
à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).
Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me
représentais mieux, et plus matériellement, la besogne
à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table
de bois blanc, je travaillerais à mon œuvre,
regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans
prétention qui vivent à côté de nous ont une
certaine intuition de nos tâches et comme j’avais assez
oublié Françoise pour avoir pardonné à
Françoise ce qu’elle avait pu faire contre elle, je
travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle (du
moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant elle
n’y voyait plus goutte) car épinglant de-ci de-là
un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je
n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais
tout simplement comme une robe. : Park and Suites propriétaires
Combien d’observations patientes, mais non point sereines, il
faut recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de
ces mondes inconnus avant de pouvoir être sûr qu’on
ne s’est pas laissé abuser par des coïncidences, que
nos prévisions ne seront pas trompées, avant de
dégager les lois certaines, acquises au prix
d’expériences cruelles, de cette astronomie
passionnée. Me rappelant que je ne les avais pas vues le
même jour qu’aujourd’hui, je me disais qu’elles
ne viendraient pas, qu’il était inutile de rester sur la
plage. Et justement je les apercevais. En revanche, un jour où,
autant que j’avais pu supposer que des lois réglaient le
retour de ces constellations, j’avais calculé devoir
être un jour faste, elles ne venaient pas. Mais à cette
première incertitude si je les verrais ou non le jour même
venait s’en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais,
car j’ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour
l’Amérique, ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour
me faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour
une personne. Mais pour déchaîner cette tristesse, ce
sentiment de l’irréparable, ces angoisses, qui
préparent l’amour, il faut — et il est
peut-être ainsi, plutôt que ne l’est une personne,
l’objet même que cherche anxieusement à
étreindre la passion — le risque d’une
impossibilité. Ainsi agissaient déjà ces
influences qui se répètent au cours d’amours
successives, pouvant du reste se produire, mais alors plutôt dans
l’existence des grandes villes, au sujet d’ouvrières
dont on ne sait pas les jours de congé et qu’on
s’effraye de ne pas avoir vues à la sortie de
l’atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des
miennes. Peut-être sont-elles inséparables de
l’amour ; peut-être tout ce qui fut une
particularité du premier vient-il s’ajouter aux suivants,
par souvenir, suggestion, habitude et, à travers les
périodes successives de notre vie, donner à ses aspects
différents un caractère général. : Park and Suites propriétaires
Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la
même que celle d’hier et avec les problèmes de
laquelle nous nous retrouverons inexorablement aux prises, c’est
celle qui nous régit même pendant ces heures-là,
sauf pour nous-même. S’il se trouve près de nous une
femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille —
à savoir, que nous arrivions à lui plaire — nous
semble maintenant un million de fois plus aisée sans
l’être devenue en rien, car ce n’est
qu’à nos propres yeux, à nos propres yeux
intérieurs que nous avons changé. Et elle est aussi
mécontente à l’instant même que nous nous
soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain
d’avoir donné cent francs au chasseur, et pour la
même raison qui pour nous a été seulement
retardée : l’absence d’ivresse.Je ne connaissais
aucune des femmes qui étaient à Rivette, et qui, parce
qu’elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font
partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que
la de moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule,
à l’air triste, sous son chapeau de paille piqué de
fleurs des champs, me regarda un instant d’un air rêveur et
me parut agréable. Puis ce fut le tour d’une autre, puis
d’une troisième ; enfin d’une brune au teint
éclatant. Presque toutes étaient connues, à
défaut de moi, par Sainte-Beuve.Avant qu’il eût fait
la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet
tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que de toutes
les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivette et
dont beaucoup s’y trouvaient par hasard, étant venues au
bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d’autres
pour tâcher d’en trouver un, il n’y en avait
guère qu’il ne connût pour avoir passé
— lui-même ou tel de ses amis — au moins une nuit
avec elles. Il ne les saluait pas si elles étaient avec un
homme, et elles, tout en le regardant plus qu’un autre parce que
l’indifférence qu’on lui savait pour toute femme qui
n’était pas son actrice lui donnait aux yeux de celles-ci
un prestige singulier, elles avaient l’air de ne pas le
connaître. Et l’une chuchotait : « C’est le
petit Sainte-Beuve. Il paraît qu’il aime toujours sa grue.
C’est la grande amour. Quel joli garçon ! Moi je le trouve
épatant ; et quel chic ! Il y a tout de même des femmes
qui ont une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l’ai
bien connu quand j’étais avec d’Orléans.
C’était les deux inséparables. Il en faisait une
noce à ce moment-là ! Mais ce n’est plus ça
; il ne lui fait pas de queues. Ah ! elle peut dire qu’elle en a
une chance. Et je me demande qu’est-ce qu’il peut lui
trouver. Il faut qu’il soit tout de même une fameuse
truffe. : Park and Suites avis
Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de La
Ferté-Bernard débouchait au haut de la rue,
j’apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair
sous une chevelure légère, toutes choses pour lesquelles
j’étais là ; mais en revanche, quelques secondes
plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre
direction pour avoir l’air de ne pas m’attendre à
cette rencontre que j’étais venu chercher, je les levais
sur la duchesse au moment où j’arrivais au même
niveau de la rue qu’elle, ce que je voyais alors,
c’étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles
étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un
visage maussade qui, par un signe fort sec et bien
éloigné de l’amabilité du soir de
Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais
quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui
plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le
souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inégales
pour la domination de mes idées amoureuses avec celui de Mme de
La Ferté-Bernard, ce fut celui-ci, comme de lui-même, qui
finit par renaître le plus souvent pendant que ses concurrents
s’éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en
somme volontairement encore et comme par choix et plaisir,
transféré toutes mes pensées d’amour. Je ne
songeai plus aux fillettes du catéchisme, ni à une
certaine laitière ; et pourtant je n’espérai plus
de retrouver dans la rue ce que j’étais venu y chercher,
ni la tendresse promise au théâtre dans un sourire, ni la
silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui
n’étaient tels que de loin. Maintenant je n’aurais
même pu dire comment était Mme de La Ferté-Bernard,
à quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans
l’ensemble de sa personne, la figure était autre comme la
robe et le chapeau. : Park and Suites proprietaires
Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce
même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais,
oubliant la matinée Saint-Aignan, à retrouver ce que
j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision
éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle
m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force
et tâche à résoudre l’énigme du
bonheur que je te propose ». Et presque tout de suite, je le
reconnus, c’était Venise dont mes efforts pour la
décrire et les prétendus instantanés pris par ma
mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation
que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du
baptistère de Saint-Marc, m’avait rendue avec toutes les
autres sensations jointes ce jour-là à cette
sensation-là, et qui étaient restées dans
l’attente, à leur rang, d’où un brusque
hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la
série des jours oubliés. De même le goût de
la petite madeleine m’avait rappelé Versailles. Mais
pourquoi les images de Versailles et de Venise m’avaient-elles
à l’un et à l’autre moment donné une
joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves
à me rendre la mort indifférente. Tout en me le demandant
et en étant résolu aujourd’hui à trouver la
réponse, j’entrai dans l’hôtel de
Saint-Aignan, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne
intérieure que nous avons à faire le rôle apparent
que nous jouons et qui ce jour-là était celui d’un
invité. Mais arrivé au premier étage, un
maître d’hôtel me demanda d’entrer un instant
dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet,
jusqu’à ce que le morceau qu’on jouait fût
achevé, la princesse ayant défendu qu’on
ouvrît les portes pendant son exécution. : Park and Suites propriétaires
Cette situation excitait la pitié de Françoise et aussi
son dédain bienveillant. Elle qui avait de la famille, une
petite maison qui lui venait de ses parents et où son
frère élevait quelques vaches, elle ne pouvait pas
considérer comme son égale une déracinée.
Et comme cette petite espérait pour le 15 août aller voir
ses bienfaiteurs, Françoise ne pouvait se tenir de
répéter : « Elle me fait rire. Elle dit :
j’espère aller chez moi pour le 15 août. Chez moi,
qu’elle dit ! C’est seulement pas son pays, c’est des
gens qui l’ont recueillie, et ça dit chez moi comme si
c’était vraiment chez elle. Pauvre petite ! quelle
misère qu’elle peut bien avoir pour qu’elle ne
connaisse pas ce que c’est que d’avoir un chez soi. »
Mais si encore Françoise ne s’était liée
qu’avec des femmes de chambre amenées par des clients,
lesquelles dînaient avec elle aux « courriers » et,
devant son beau bonnet de dentelles et son fin profil, la prenaient
pour quelque dame noble peut-être, réduite par les
circonstances ou poussée par l’attachement à servir
de dame de compagnie à ma grand’mère, si en un mot
Françoise n’eût connu que des gens qui
n’étaient pas de l’hôtel, le mal
n’eût pas été grand, parce qu’elle
n’eût pu les empêcher de nous servir à quelque
chose, pour la raison qu’en aucun cas, et même inconnus
d’elle, ils n’auraient pu nous servir à rien. : Park and Suites propriétaires
Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut
donnée par la chose singulière qui arriva avant que
j’eusse commencé mon livre, et qui m’arriva sous une
forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva un soir
où je sortis, meilleure mine qu’autrefois, on
s’étonna que j’eusse gardé tous mes cheveux
noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant
l’escalier. Ce n’avait été qu’une
sortie de deux heures, mais quand je fus rentré, je sentis que
je n’avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni
aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour
me saisir, pour m’arrêter, que je me serais laissé
faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints
au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un
bateau la mer Caspienne, n’esquissent même une
résistance si on leur dit qu’on va les jeter à la
mer. Je n’avais à proprement parler aucune maladie, mais
je sentais que je n’étais plus capable de rien comme il
arrive à des vieillards alertes la veille et qui,
s’étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une
indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une
existence qui n’est plus qu’une préparation plus ou
moins longue à une mort désormais inéluctable. : Park and Suites propriétaires
Cette idée de la mort s’installa définitivement en
moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la mort, je la
détestais. Mais après y avoir songé sans doute de
temps en temps comme à une femme qu’on n’aime pas
encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus
profonde couche de mon cerveau si complètement, que je ne
pouvais m’occuper d’une chose sans que cette chose
traversât d’abord l’idée de la mort et
même si je ne m’occupais de rien et restais dans un repos
complet, l’idée de la mort me tenait compagnie aussi
incessante que l’idée du moi. Je ne pense pas que le jour
où j’étais devenu un demi-mort,
c’étaient les accidents qui avaient
caractérisé cela, l’impossibilité de
descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient
causé par un raisonnement même inconscient
l’idée de la mort, que j’étais
déjà à peu près mort, mais plutôt que
c’était venu ensemble, qu’inévitablement ce
grand miroir de l’esprit reflétait une
réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des
maux que j’avais on pouvait passer sans être averti
à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres,
à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l’hiatus
entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais
même que c’était seulement parce que je les voyais
de l’intérieur (plus encore que par les tromperies de
l’espérance) que certains malaises ne me semblaient pas
mortels pris, un à un, bien que je crusse à ma mort, de
même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme
est venu sont néanmoins persuadés aisément que
s’ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n’a rien
à voir avec une attaque, une crise d’aphasie, mais vient
d’une fatigue de la langue, d’un état nerveux
analogue au bégaiement, de l’épuisement qui a suivi
une indigestion. : Park and Suites propriétaires
Cet avenir où je n’aimerais plus Mauricette et que ma
souffrance m’aidait à deviner sans que mon imagination
pût encore se le représenter clairement, certes il
eût été temps encore d’avertir Mauricette
qu’il se formerait peu à peu, que sa venue était
sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même,
Mauricette, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas
dans son germe ma future indifférence. Combien de fois ne fus-je
pas sur le point d’écrire, ou d’aller dire à
Mauricette : « Prenez garde, j’en ai pris la
résolution, la démarche que je fais est une
démarche suprême. Je vous vois pour la dernière
fois. Bientôt je ne vous aimerai plus. » À quoi bon
? De quel droit eussé-je reproché à Mauricette une
indifférence que, sans me croire coupable pour cela, je
manifestais à tout ce qui n’était pas elle ? La
dernière fois ! À moi, cela me paraissait quelque chose
d’immense, parce que j’aimais Mauricette. À elle
cela lui eût fait sans doute autant d’impression que ces
lettres où des amis demandent à nous faire une visite
avant de s’expatrier, visite que, comme aux ennuyeuses femmes qui
nous aiment, nous leur refusons parce que nous avons des plaisirs
devant nous. Le temps dont nous disposons chaque jour est
élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles
que nous inspirons le rétrécissent et l’habitude le
remplit.D’ailleurs, j’aurais eu beau parler à
Mauricette, elle ne m’aurait pas entendu. Nous nous imaginons
toujours, quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit
qui écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à
Mauricette que déviées, comme si elles avaient eu
à traverser le rideau mouvant d’une cataracte avant
d’arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un
son ridicule, n’ayant plus aucune espèce de sens. La
vérité qu’on met dans les mots ne se fraye pas son
chemin directement, n’est pas douée d’une
évidence irrésistible. Il faut qu’assez de temps
passe pour qu’une vérité de même ordre ait pu
se former en eux. Alors l’adversaire politique qui, malgré
tous les raisonnements et toutes les preuves, tenait le sectateur de la
doctrine opposée pour un traître, partage lui-même
la conviction détestée à laquelle celui qui
cherchait inutilement à la répandre ne tient plus. Alors
le chef-d’œuvre qui pour les admirateurs qui le lisaient
haut semblait montrer en soi les preuves de son excellence et
n’offrait à ceux qui écoutaient qu’une image
insane ou médiocre, sera par eux proclamé
chef-d’œuvre trop tard pour que l’auteur puisse
l’apprendre. : Park and Suites proprietaires
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me
faisaient espérer que peut-être je n’étais
pas dupe dans ma vie de Doncières, à l’égard
de ces officiers dont j’entendais parler en buvant du sauternes
qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même
grossissement qui m’avait fait paraître énormes,
tant que j’étais à Balbec, le roi et la reine
d’Océanie, la petite société des quatre
gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de Legrandin,
maintenant diminués à mes yeux jusqu’à me
paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd’hui ne me
deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela
m’était toujours arrivé jusqu’ici,
l’être que j’étais encore en ce moment
n’était peut-être pas voué à une
destruction prochaine, puisque, à la passion ardente et fugitive
que je portais, ces quelques soirs, à tout ce qui concernait la
vie militaire, Saint-Loup, par ce qu’il venait de me dire
touchant l’art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel,
d’une nature permanente, capable de m’attacher assez
fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper
moi-même, qu’une fois parti, je continuerais à
m’intéresser aux travaux de mes amis de Doncières
et ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d’être
plus assuré pourtant que cet art de la guerre fût bien un
art au sens spirituel du mot : : Park and Suites proprietaires
Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement
des proportions sociales caractéristiques de la vie des bains de
mer. Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent,
nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait
supprimés ; en revanche les êtres à qui on suppose
indûment de tels avantages ne s’avancent
qu’amplifiés d’une étendue postiche. Elle
rendait plus aisé que des inconnues, et ce jour-là ces
jeunes filles, prissent à mes yeux une importance énorme,
et impossible de leur faire connaître celle que je pouvais avoir.
Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de
n’être qu’un extrait de la fuite innombrable de
passantes, laquelle m’avait toujours troublé, cette fuite
était ici ramenée à un mouvement tellement lent
qu’il se rapprochait de l’immobilité. Or,
précisément, que dans une phase aussi peu rapide, les
visages non plus emportés dans un tourbillon, mais calmes et
distincts, me parussent encore beaux, cela m’empêchait de
croire, comme je l’avais fait si souvent quand m’emportait
la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus près, si je me
fusse arrêté un instant, tels détails, une peau
grêlée, un défaut dans les ailes du nez, un regard
benêt, la grimace du sourire, une vilaine taille, eussent
remplacé dans le visage et dans le corps de la femme ceux que
j’avais sans doute imaginés ; car il avait suffi
d’une jolie ligne de corps, d’un teint frais entrevu, pour
que de très bonne foi j’y eusse ajouté quelque
ravissante épaule, quelque regard délicieux dont je
portais toujours en moi le souvenir ou l’idée
préconçue, ces déchiffrages rapides d’un
être qu’on voit à la volée nous exposant
ainsi aux mêmes erreurs que ces lectures trop rapides où,
sur une seule syllabe et sans prendre le temps d’identifier les
autres, on met à la place du mot qui est écrit un tout
différent que nous fournit notre mémoire. Il ne pouvait
en être ainsi maintenant. : Park and Suites proprietaires
Certes, ces héros l’auraient compris, ainsi que quelques
très rares hauts esprits. Mais, grâce à
l’apaisement du Bloc national, on avait aussi
repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont
toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une
chambre d’aviateurs quémandèrent, au moins pour
entrer à l’Académie française, les suffrages
des maréchaux, d’un président de la
République, d’un président de la Chambre, etc.
Elles n’eussent pas été favorables à
Saint-Exupéry, mais l’étaient à un autre
habitué de Jupien, ce député de l’Action
Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne
quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que
la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut
saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait
l’« union » sur son nom, par les dames nobles et
riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de
convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la
Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs
femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le
crédit d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers
cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille
francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut
moins au Bloc national quand on vit tout d’un coup les victimes
du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait
assassiné les maris dans des brouettes, et les fils en jetant
des pierres dessus après les avoir laissés sans manger,
fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans
des puits où on les lapidait parce qu’on croyait
qu’ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui
étaient arrivés à s’enfuir reparurent tout
à coup, ajoutant encore à ce tableau d’horreur de
nouveaux détails terrifiants. : Park and Suites propriétaire
Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le «
sixième » de notre ancienne demeure ; mais elle les
connaissait ; elle avait fait de leurs allées et venues des
choses amicales. Maintenant elle portait au silence même une
attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi
calme que le boulevard sur lequel nous avions donné
jusque-là était bruyant, la chanson (distincte de loin,
quand elle est faible, comme un motif d’orchestre) d’un
homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de
Françoise en exil. Aussi, si je m’étais
moqué d’elle qui, navrée d’avoir eu à
quitter un immeuble où l’on était « si bien
estimé de partout » et où elle avait fait ses
malles en pleurant, selon les rites de Villers, et en déclarant
supérieure à toutes les maisons possibles celle qui avait
été la nôtre, en revanche, moi qui assimilais aussi
difficilement les nouvelles choses que j’abandonnais
aisément les anciennes, je me rapprochai de notre vieille
servante quand je vis que l’installation dans une maison
où elle n’avait pas reçu du concierge qui ne nous
connaissait pas encore les marques de considération
nécessaires à sa bonne nutrition morale, l’avait
plongée dans un état voisin du
dépérissement. Elle seule pouvait me comprendre ; ce
n’était certes pas son jeune valet de pied qui
l’eût fait ; pour lui qui était aussi peu de Villers
que possible, emménager, habiter un autre quartier,
c’était comme prendre des vacances où la
nouveauté des choses donnait le même repos que si
l’on eût voyagé ; il se croyait à la campagne
; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un « coup d’air
» pris dans un wagon où la glace ferme mal,
l’impression délicieuse qu’il avait vu du pays ;
à chaque éternuement, il se réjouissait
d’avoir trouvé une si chic place, ayant toujours
désiré des maîtres qui voyageraient beaucoup. : Park and Suites propriétaires
Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou
Beauvais, servent à désigner, par abréviation,
leur église principale. Cette acception partielle où nous
le prenons si souvent finit — s’il s’agit de lieux
que nous ne connaissons pas encore — par sculpter le nom tout
entier qui dès lors quand nous voudrons y faire entrer
l’idée de la ville — de la ville que nous
n’avons jamais vue — lui imposera — comme un moule
— les mêmes ciselures, et du même style, en fera une
sorte de grande cathédrale. Ce fut pourtant à une station
de chemin de fer, au-dessus d’un buffet, en lettres blanches sur
un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de
Balbec. Je traversai vivement la gare et le boulevard qui y
aboutissait, je demandai la grève pour ne voir que
l’église et la mer ; on n’avait pas l’air de
comprendre ce que je voulais dire. Balbec-le-vieux, Balbec-en-terre,
où je me trouvais, n’était ni une plage ni un port.
Certes, c’était bien dans la mer que les pêcheurs
avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux
dont un vitrail de cette église qui était à
quelques mètres de moi racontait la découverte ;
c’était bien de falaises battues par les flots
qu’avait été tirée la pierre de la nef et
des tours. Mais cette mer, qu’à cause de cela
j’avais imaginée venant mourir au pied du vitrail,
était à plus de cinq lieues de distance, à
Balbec-plage, et, à côté de sa coupole, ce clocher
que, parce que j’avais lu qu’il était lui-même
une âpre falaise normande où s’amassaient les
grains, où tournoyaient les oiseaux, je m’étais
toujours représenté comme recevant à sa base la
dernière écume des vagues soulevées, il se
dressait sur une place où était l’embranchement de
deux lignes de tramways, en face d’un Café qui portait,
écrit en lettres d’or, le mot : « Billard » ;
il se détachait sur un fond de maisons aux toits desquelles ne
se mêlait aucun mât. : Park and Suites proprietaires
Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons
de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car,
cette personne, le nom alors commence à la refléter et
elle ne contient rien de la fée ; la fée peut
renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si
nous restons auprès d’elle, la fée meurt
définitivement et avec elle le nom, comme cette famille de
Lusignan qui devait s’éteindre le jour où
disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous
les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver
à l’origine le beau portrait d’une
étrangère que nous n’aurons jamais connue,
n’est plus que la simple carte photographique
d’identité à laquelle nous nous reportons pour
savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne
qui passe. Mais qu’une sensation d’une année
d’autrefois — comme ces instruments de musique
enregistreurs qui gardent le son et le style des différents
artistes qui en jouèrent — permette à notre
mémoire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier
qu’il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non
changé, nous sentons la distance qui sépare l’un de
l’autre les rêves que signifièrent successivement
pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage
réentendu qu’il avait en tel printemps ancien, nous
pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la
nuance juste, oubliée, mystérieuse et fraîche des
jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais
peintres, nous donnions à tout notre passé étendu
sur une même toile les tons conventionnels et tous pareils de la
mémoire volontaire. : Park and Suites propriétaires
Cependant, comme presque chaque fois que j’allais la voir, Mme
Manfred m’invitait à venir goûter avec sa fille et
me disait de répondre directement à celle-ci,
j’écrivais souvent à Mauricette, et dans cette
correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me
semblait-il, la persuader, je cherchais seulement à frayer le
lit le plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le
désir ne cherche pas à s’analyser, mais à se
satisfaire ; quand on commence d’aimer, on passe le temps non
à savoir ce qu’est son amour, mais à
préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain.
Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin,
mais à offrir de lui à celle qui le cause
l’expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les
choses qu’on éprouve le besoin de dire et que
l’autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même.
J’écrivais : « J’avais cru que ce ne serait
pas possible. Hélas, je vois que ce n’est pas si
difficile. » Je disais aussi : « Je ne vous verrai
probablement plus », je le disais en continuant à me
garder d’une froideur qu’elle eût pu croire
affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient
pleurer, parce que je sentais qu’ils exprimaient non ce que
j’aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en
réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous
qu’elle me ferait adresser, j’aurais encore comme cette
fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus,
j’arriverais peu à peu au moment où à force
de ne plus l’avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je
pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de
sacrifier le bonheur d’être auprès d’elle
à la possibilité de lui paraître agréable un
jour, un jour où, hélas ! lui paraître
agréable me serait indifférent. L’hypothèse
même, pourtant si peu vraisemblable, qu’en ce moment, comme
elle l’avait prétendu pendant la dernière visite
que je lui avais faite, elle m’aimât, que ce que je prenais
pour l’ennui qu’on éprouve auprès de
quelqu’un dont on est las ne fût dû qu’à
une susceptibilité jalouse, à une feinte
d’indifférence analogue à la mienne, ne faisait que
rendre ma résolution moins cruelle. : Park and Suites loyers impayés
Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de
la princesse de La Ferté-Bernard par une petite femme mal
vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes
gens, s’asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau
se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu’il ne me
restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien
perdre du phénomène extraordinaire que j’aurais
été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit
préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes
vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation
scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ;
quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de
l’artiste, incident dans le public) empêchât le
spectacle de se produire dans son maximum d’intensité ;
quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures
conditions si je ne m’étais pas rendu dans le
théâtre même qui lui était consacré
comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie,
quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau
rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés
par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein
de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa
photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces
confidents de mes impressions d’alors et qui m’en
semblaient inséparables. Phèdre, la « Scène
de la Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une
sorte d’existence absolue. : Park and Suites propriétaires
Cela ne m’étonne pas, dit Saint-Loup, car c’est un
homme intelligent. Mais, malgré tout, les préjugés
de naissance et surtout le cléricalisme l’aveuglent. Ah !
me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d’histoire
militaire dont je t’ai parlé, en voilà un qui,
paraît-il, marche à fond dans nos idées. Du reste,
le contraire m’eût étonné, parce qu’il
est non seulement sublime d’intelligence, mais radical-socialiste
et franc-maçon.Autant par politesse pour ses amis à qui
les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup étaient
pénibles que parce que le reste m’intéressait
davantage, je demandai à mon voisin si c’était
exact que ce commandant fît, de l’histoire militaire, une
démonstration d’une véritable beauté
esthétique. C’est difficile à te dire comme cela,
interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a
tenté… Avant même d’aller plus loin, le nom
du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce
n’est pas la première fois que l’opération
est essayée, et si pour la même opération nous
voyons apparaître un autre corps, ce peut être le signe que
les précédents ont été anéantis ou
fort endommagés par ladite opération, qu’ils ne
sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut
s’enquérir quel était ce corps aujourd’hui
anéanti ; si c’étaient des troupes de choc, mises
en réserve pour de puissants assauts : un nouveau corps de
moindre qualité a peu de chance de réussir là
où elles ont échoué. De plus, si ce n’est
pas au début d’une campagne, ce nouveau corps
lui-même peut être composé de bric et de broc, ce
qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la
proximité du moment où elles seront inférieures
à celles de l’adversaire, peut fournir des indications qui
donneront à l’opération elle-même que ce
corps va tenter une signification différente, parce que,
s’il n’est plus en état de réparer ses
pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que
l’acheminer, arithmétiquement, vers
l’anéantissement final. D’ailleurs, le numéro
désignatif du corps qui lui est opposé n’a pas
moins de signification. Si, par exemple, c’est une unité
beaucoup plus faible et qui a déjà consommé
plusieurs unités importantes de l’adversaire,
l’opération elle-même change de caractère
car, dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait
le défenseur, l’avoir tenue quelque temps peut être
un grand succès, si avec de très petites forces cela a
suffi à en détruire de très importantes chez
l’adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l’analyse des
corps engagés, on trouve ainsi des choses importantes,
l’étude de la position elle-même, des routes, des
voies ferrées qu’elle commande, des ravitaillements
qu’elle protège est de plus grande conséquence. Il
faut étudier ce que j’appellerai tout le contexte
géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si
content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois
qu’il l’employa, même des mois après, il eut
toujours le même rire.) Pendant que l’opération est
préparée par l’un des belligérants, si tu
lis qu’une de ses patrouilles est anéantie dans les
environs de la position par l’autre belligérant, une des
conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se
rendre compte des travaux défensifs par lesquels le
deuxième a l’intention de faire échec à son
attaque.