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lundi 6 janvier 2014
Park And Suites propriétaires - C’était déjà l’après-midi ; je m’en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d’abord et interrompus par des chutes sur l’oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence ; du reste avant même d’avoir regardé l’heure j’étais certain que midi était passé.
Que Mme Manfred se contentât des envois que lui
faisait son jardinier de Combray, et que par
l’intermédiaire de sa fleuriste « attitrée
» elle ne comblât pas les lacunes d’une insuffisante
évocation à l’aide d’emprunts faits à
la précocité méditerranéenne, je suis loin
de le prétendre et je ne m’en souciais pas. Il me
suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à
côté des névés du manchon que tenait Mme
Manfred, les boules de neige (qui n’avaient peut-être dans
la pensée de la maîtresse de la maison d’autre but
que de faire, sur les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc
majeur » avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que
l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel
on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage,
et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres
espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait
rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray,
rendissent le salon de Mme Manfred aussi virginal, aussi candidement
fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs
authentiques, que le petit raidillon de Tansonville. : Park and Suites propriétaires
Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que
j’eus salué celui-ci, il me parla très vite,
d’une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce
qu’il me disait, ce qui lui arracha, quand pour la
troisième fois je le fis répéter, un geste
d’impatience qui m’étonna par
l’impassibilité qu’avait d’abord
montrée le visage et qui était due sans doute à un
reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre
ces paroles sussurrées, je m’aperçus que le malade
gardait absolument intacte son intelligence. Il y avait,
d’ailleurs, deux M. de Pondichéry, sans compter les
autres. Des deux, l’intellectuel passait son temps à se
plaindre qu’il allait à l’aphasie, qu’il
prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais
dès qu’en effet il lui arrivait de le faire, l’autre
M. de Pondichéry, le subconscient, lequel voulait autant faire
envie que l’autre pitié, arrêtait
immédiatement, comme un chef d’orchestre dont les
musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une
ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au
mot dit en réalité pour un autre, mais qu’il
semblait avoir choisi. Même sa mémoire était
intacte ; il mettait, du reste, une coquetterie, qui n’allait pas
sans la fatigue d’une application des plus ardues, à faire
sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi
et qui me montrerait qu’il avait gardé ou recouvré
toute sa netteté d’esprit. Sans bouger la tête ni
les yeux, ni varier d’une seule inflexion son débit, il me
dit, par exemple : « Voici un poteau où il y a une affiche
pareille à celle devant laquelle j’étais la
première fois que je vous vis à Avranches, non, je me
trompe, à Balbec. » Et c’était, en effet, une
réclame pour le même produit. J’avais à
peine, au début, distingué ce qu’il disait, de
même qu’on commence par ne voir goutte dans une chambre
dont tous les rideaux sont clos. : Park and Suites avis
Quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit : «
Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les
joies de l’esprit », je voyais combien il
s’était trompé sur moi. Comme il y avait peu de
joie dans cette lucidité stérile ! J’ajoute
même que si quelquefois j’avais peut-être des
plaisirs — non de l’intelligence — je les
dépensais toujours pour une femme différente ; de sorte
que le Destin, m’eût-il accordé cent ans de vie de
plus, et sans infirmités, n’eût fait
qu’ajouter des rallonges successives à une existence toute
en longueur, dont on ne voyait même pas
l’intérêt qu’elle se prolongeât
davantage, à plus forte raison longtemps encore. : Park and Suites propriétaires
Quand je n’aurais pas auprès de moi tous mes papiers
toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me
manquerait juste celui dont j’aurais eu besoin, Françoise
comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours
qu’elle ne pouvait pas coudre si elle n’avait pas le
numéro du fil et les boutons qu’il fallait, et puis, parce
que à force de vivre ma vie, elle s’était faite du
travail littéraire une sorte de compréhension
instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents,
à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand
j’avais autrefois fait mon article pour le Figaro, pendant que le
vieux maître d’hôtel, avec une figure de
commisération qui exagère toujours un peu ce qu’a
de pénible un labeur qu’on ne pratique pas, qu’on ne
conçoit même pas et même une habitude qu’on
n’a pas comme les gens qui vous disent : « comme ça
doit vous fatiguer d’éternuer comme ça »,
plaignait sincèrement les écrivains en disant : «
quel casse-tête ça doit être »,
Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait mon
travail. Elle se fâchait seulement que je contasse d’avance
mes articles à Bloch, craignant qu’il me
devançât et disant : « Tous ces gens-là, vous
n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs.
» Et Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me
disant chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose
qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux,
j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te
lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais
allait l’écrire le soir même.)À force de
coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes
paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au
besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider
de la même façon qu’elle mettait des pièces
aux parties usées de ses robes ou qu’à la
fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi
l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place
d’un carreau cassé. : Park and Suites proprietaires
Quand j’eus expliqué mon malaise à ma
grand’mère, elle eut un air si désolé, si
bon, en répondant : « Mais alors, va vite chercher de la
bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien », que
je me jetai sur elle et la couvris de baisers. Et si j’allai
cependant boire beaucoup trop dans le bar du train, ce fut parce que je
sentais que sans cela j’aurais un accès trop violent et
que c’est encore ce qui la peinerait le plus. Quand, à la
première station, je remontai dans notre wagon, je dis à
ma grand’mère combien j’étais heureux
d’aller à Balbec, que je sentais que tout
s’arrangerait bien, qu’au fond je m’habituerais vite
à être loin de maman, que ce train était
agréable, l’homme du bar et les employés si
charmants que j’aurais voulu refaire souvent ce trajet pour avoir
la possibilité de les revoir. Ma grand’mère
cependant ne paraissait pas éprouver la même joie que moi
de toutes ces bonnes nouvelles. Elle me répondit en
évitant de me regarder :— Tu devrais peut-être
essayer de dormir un peu, et tourna les yeux vers la fenêtre dont
nous avions baissé le rideau qui ne remplissait pas tout le
cadre de la vitre, de sorte que le soleil pouvait glisser sur le
chêne ciré de la portière et le drap de la
banquette (comme une réclame beaucoup plus persuasive pour une
vie mêlée à la nature que celles accrochées
trop haut dans le wagon, par les soins de la Compagnie, et
représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire les noms)
la même clarté tiède et dormante qui faisait la
sieste dans les clairières. : Park and Suites avis
Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption
(soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves
entièrement différents de nous) ? Il y a eu vraiment
mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des
tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la
chambre, ne l’eussions-nous vue qu’une fois,
éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont
suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes dont nous
prenons conscience ? La résurrection au réveil —
après ce bienfaisant accès d’aliénation
mentale qu’est le sommeil — doit ressembler au fond
à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain
oubliés. Et peut-être la résurrection de
l’âme après la mort est-elle concevable comme un
phénomène de mémoire.Quand j’avais fini de
dormir, attiré par le ciel ensoleillé, mais retenu par la
fraîcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids
où commence l’hiver, pour regarder les arbres où
les feuilles n’étaient plus indiquées que par une
ou deux touches d’or ou de rose qui semblaient être
restées en l’air, dans une trame invisible, je levais la
tête et tendais le cou tout en gardant le corps à demi
caché dans mes couvertures ; comme une chrysalide en voie de
métamorphose, j’étais une créature double
aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le même milieu
; à mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma
poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me
levais que quand mon feu était allumé et je regardais le
tableau si transparent et si doux de la matinée mauve et
dorée à laquelle je venais d’ajouter
artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant
mon feu qui brûlait et fumait comme une bonne pipe et qui me
donnait comme elle eût fait un plaisir à la fois grossier
parce qu’il reposait sur un bien-être matériel et
délicat parce que derrière lui s’estompait une pure
vision. Mon cabinet de toilette était tendu d’un papier
à fond d’un rouge violent que parsemaient des fleurs
noires et blanches, auxquelles il semble que j’aurais dû
avoir quelque peine à m’habituer. Mais elles ne firent que
me paraître nouvelles, que me forcer à entrer non en
conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaieté et
les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au
cœur d’une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que
je voyais tout autre qu’à Paris, de ce gai paravent
qu’était cette maison nouvelle, autrement orientée
que celle de mes parents et où affluait un air pur. Certains
jours, j’étais agité par l’envie de revoir ma
grand’mère ou par la peur qu’elle ne fût
souffrante ; ou bien c’était le souvenir de quelque
affaire laissée en train à Paris, et qui ne marchait pas
: parfois aussi quelque difficulté dans laquelle, même
ici, j’avais trouvé le moyen de me jeter. L’un ou
l’autre de ces soucis m’avait empêché de
dormir, et j’étais sans force contre ma tristesse, qui en
un instant remplissait pour moi toute l’existence. : Park and Suites propriétaires
Puis, même ma propre vie m’était entièrement
cachée par un décor nouveau, comme celui planté
tout au bord du plateau et devant lequel pendant que, derrière,
on procède aux changements de tableaux, des acteurs donnent un
divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle
était dans le goût des contes orientaux, je n’y
savais rien de mon passé ni de moi-même, à cause de
cet extrême rapprochement d’un décor
interposé ; je n’étais qu’un personnage qui
recevait la bastonnade et subissais des châtiments variés
pour une faute que je n’apercevais pas mais qui était
d’avoir bu trop de porto. Tout à coup je
m’éveillais, je m’apercevais qu’à la
faveur d’un long sommeil, je n’avais pas entendu le concert
symphonique. C’était déjà
l’après-midi ; je m’en assurais à ma montre,
après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux
d’abord et interrompus par des chutes sur l’oreiller, mais
de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses,
que ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence ; du reste
avant même d’avoir regardé l’heure
j’étais certain que midi était passé. Hier
soir, je n’étais plus qu’un être vidé,
sans poids, et comme il faut avoir été couché pour
être capable de s’asseoir et avoir dormi pour
l’être de se taire, je ne pouvais cesser de remuer ni de
parler, je n’avais plus de consistance, de centre de
gravité, j’étais lancé, il me semblait que
j’aurais pu continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si
en dormant mes yeux n’avaient pas vu l’heure, mon corps
avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un
cadran superficiellement figuré, mais par la pesée
progressive de toutes mes forces refaites que comme une puissante
horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon cerveau
dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant
jusque au-dessus de mes genoux l’abondance intacte de leurs
provisions. S’il est vrai que la mer ait été
autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang
pour retrouver nos forces, il en est de même de l’oubli, du
néant mental ; on semble alors absent du temps pendant quelques
heures ; mais les forces qui se sont rangées pendant ce
temps-là sans être dépensées le mesurent par
leur quantité aussi exactement que les poids de l’horloge
ou les croulants monticules du sablier. On ne sort, d’ailleurs,
pas plus aisément d’un tel sommeil que de la veille
prolongée, tant toutes choses tendent à durer, et
s’il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir
longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel
on a bien de la peine à se réveiller. Pareil à un
matelot qui voit bien le quai où amarrer sa barque,
secouée cependant encore par les flots, j’avais bien
l’idée de regarder l’heure et de me lever, mais mon
corps était à tout instant rejeté dans le sommeil
; l’atterrissage était difficile, et avant de me mettre
debout pour atteindre ma montre et confronter son heure avec celle
qu’indiquait la richesse de matériaux dont disposaient mes
jambes rompues, je retombais encore deux ou trois fois sur mon
oreiller. : Park and Suites propriétaires
Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je
commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui
faisait compliment d’un chapeau et d’un manteau
qu’elle ne reconnaissait pas, bien qu’ils eussent jadis
excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma
grand’tante, l’un avec l’immense oiseau qui le
surmontait, l’autre chargé de dessins affreux et de jais.
Mais le manteau étant hors d’usage, Françoise
l’avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni
d’un beau ton. Quant à l’oiseau, il y avait
longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart.
Et, de même qu’il est quelquefois troublant de rencontrer
les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients
s’efforcent, dans une chanson populaire, à la
façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir
au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à
la place qu’il fallait — de même le nœud de
velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin
ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un
goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant.Pour
remonter à un temps plus ancien, la modestie et
l’honnêteté qui donnaient souvent de la noblesse au
visage de notre vieille servante ayant gagné les vêtements
que, en femme réservée mais sans bassesse, qui sait
« tenir son rang et garder sa place », elle avait
revêtus pour le voyage afin d’être digne
d’être vue avec nous sans avoir l’air de chercher
à se faire voir, — Françoise, dans le drap cerise
mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son
collet de fourrure, faisait penser à quelqu’une de ces
images d’Anne de Bretagne peintes dans des livres d’Heures
par un vieux maître, et dans lesquelles tout est si bien en
place, le sentiment de l’ensemble s’est si également
répandu dans toutes les parties que la riche et
désuète singularité du costume exprime la
même gravité pieuse que les yeux, les lèvres et les
mains. : Park and Suites proprietaires
Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se
présenter et avait supputé ses chances, avait-il
été impressionné de voir que, parmi les
collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance,
l’éminent économiste n’avait pas cité
M. de Neubourg. Mon père n’osait poser directement la
question à l’ancien ambassadeur mais espérait que
je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son élection
faite. Cette visite était imminente. La propagande de M. de
Neubourg, capable en effet d’assurer à mon père les
deux tiers de l’Académie, lui paraissait d’ailleurs
d’autant plus probable que l’obligeance de
l’Ambassadeur était proverbiale, les gens qui
l’aimaient le moins reconnaissant que personne n’aimait
autant que lui à rendre service. Et, d’autre part, au
ministère sa protection s’étendait sur mon
père d’une façon beaucoup plus marquée que
sur tout autre fonctionnaire.Mon père fit une autre rencontre
mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une
indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme
Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie
à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne
autant que Mme Sazerat n’ennuyait mon père, au point que
maman était obligée une fois par an de lui dire
d’une voix douce et suppliante : « Mon ami, il faudrait
bien que j’invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard
» et même : « Écoute, mon ami, je vais te
demander un grand sacrifice, va faire une petite visite à Mme
Sazerat. Tu sais que je n’aime pas t’ennuyer, mais ce
serait si gentil de ta part. » Mon père riait, se
fâchait un peu, et allait faire cette visite. Malgré donc
que Mme Sazerat ne le divertît pas, mon père, la
rencontrant, alla vers elle en se découvrant, mais, à sa
profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut
glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui
est coupable d’une mauvaise action ou est condamné
à vivre désormais dans un hémisphère
différent. Mon père était rentré
fâché, stupéfait. Le lendemain ma mère
rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main
et lui sourit d’un air vague et triste comme à une
personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a
cessé depuis lors toutes relations parce qu’elle a
mené une vie de débauches, épousé un
forçat ou, qui pis est, un homme divorcé. Or de tous
temps mes parents accordaient et inspiraient à Mme Sazerat
l’estime la plus profonde. Mais (ce que ma mère ignorait)
Mme Sazerat, seule de son espèce à Villers, était
dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline, était
convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé
promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient
demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me
reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une
ligne de conduite différente. Ses opinions étaient
connues. On n’était pas loin de le traiter de
nationaliste. : Park and Suites proprietaires
Pourquoi tel jour, voyant s’avancer de face sous une capote mauve
une douce et lisse figure aux charmes distribués avec
symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du
nez semblait résorbée, apprenais-je d’une commotion
joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de La
Ferté-Bernard ? pourquoi ressentais-je le même trouble,
affectais-je la même indifférence, détournais-je
les yeux de la même façon distraite que la veille à
l’apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet
bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une
joue rouge, barrée d’un œil perçant, comme
quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas
seulement une femme à bec d’oiseau que je vis, mais comme
un oiseau même : la robe et jusqu’au toquet de Mme de La
Ferté-Bernard étaient en fourrures et, ne laissant ainsi
voir aucune étoffe, elle semblait naturellement fourrée,
comme certains vautours dont le plumage épais, uni, fauve et
doux, a l’air d’une sorte de pelage. Au milieu de ce
plumage naturel, la petite tête recourbait son bec d’oiseau
et les yeux à fleur de tête étaient perçants
et bleus.Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la
rue pendant des heures sans apercevoir Mme de La Ferté-Bernard,
quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de
crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier
aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et
nouveau d’une femme élégante qui était en
train de se faire montrer des « petit-suisses » et, avant
que j’eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper,
comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver
à moi que le reste de l’image, le regard de la duchesse ;
une autre fois, ne l’ayant pas rencontrée et entendant
sonner midi, je comprenais que ce n’était plus la peine de
rester à attendre, je reprenais tristement le chemin de la
maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la
voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout
d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame avait
fait de la portière était pour moi et que cette dame,
dont les traits dénoués et pâles, ou au contraire
tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d’une
haute aigrette, le visage d’une étrangère que
j’avais cru ne pas reconnaître, était Mme de La
Ferté-Bernard par qui je m’étais laissé
saluer sans même lui répondre. Et quelquefois je la
trouvais en rentrant, au coin de la loge, où le
détestable concierge dont je haïssais les coup
d’œil investigateurs était en train de lui faire de
grands saluts et sans doute aussi des « rapports ». : Park and Suites proprietaires
Pour une certaine partie — ce qui, à Balbec, donnait
à la population, d’ordinaire banalement riche et
cosmopolite, de ces sortes d’hôtels de grand luxe, un
caractère régional assez accentué — ils se
composaient de personnalités éminentes des principaux
départements de cette partie de la France, d’un premier
président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg,
d’un grand notaire du Mans qui, à l’époque
des vacances, partant des points sur lesquels toute
l’année ils étaient disséminés en
tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer
dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes
chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions
à l’aristocratie, formaient un petit groupe, auquel
s’étaient adjoints un grand avocat et un grand
médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient : Ah
! c’est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous,
vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le
déjeuner.Comment, privilégiés ? Vous qui habitez
la capitale, Paris, la grand ville, tandis que j’habite un pauvre
chef-lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille au
dernier recensement ; mais qu’est-ce à côté
de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille ? et qui allez
retrouver l’asphalte et tout l’éclat du monde
parisien ? Ils le disaient avec un roulement d’r paysan, sans y
mettre d’aigreur, car c’étaient des lumières
de leur province qui auraient pu comme d’autres venir à
Paris — on avait plusieurs fois offert au premier
président de Caen un siège à la Cour de cassation
— mais avaient préféré rester sur place, par
amour de leur ville, ou de l’obscurité, ou de la gloire,
ou parce qu’ils étaient réactionnaires, et pour
l’agrément des relations de voisinage avec les
châteaux. Plusieurs d’ailleurs ne regagnaient pas tout de
suite leur chef-lieu. : Park and Suites proprietaires
Pour revenir au son, qu’on épaississe encore les boules
qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune
fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ;
qu’on enduise une de ces boules d’une matière
grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la
maison, ses lois mêmes s’étendent au dehors. Le
pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer
le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le
monsieur qui marchait sur notre tête cesse d’un seul coup
sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue
comme si on attendait un Chef d’État. Et cette
atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil
au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en
nous décrivant d’une façon continue les mouvements
dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un
livre ennuyeux ; aujourd’hui, à la surface de silence
étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres
arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans
lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande
d’explication qu’il exhale suffit à nous
éveiller. Que l’on retire pour un instant au malade les
cotons superposés à son tympan, et soudain la
lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant,
renaît dans l’univers ; à toute vitesse rentre le
peuple des bruits exilés ; on assiste, comme si elles
étaient psalmodiées par des anges musiciens, à la
résurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un
instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs.