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lundi 6 janvier 2014
C’est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux il faudrait d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance.
C’est un des torts des gens du
monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en
eux il faudrait d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes,
ou au moins qu’ils respectassent les éléments
essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même
si je savais le contraire, que les Saint-Aignan habitaient tel palais
en vertu d’un droit héréditaire,
pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée,
faire s’ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas
tant qu’on n’a pas prononcé la formule magique, me
semblait aussi malaisé que d’obtenir un entretien du
sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne
m’était plus facile que de me faire croire à
moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou
fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de
ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et
j’avais une bonne volonté infinie à appeler
portrait d’ancêtre le portrait qui avait été
acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais
un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et
du prince de Saint-Aignan, maintenant qu’il avait percé
lui-même à jour les illusions de ma croyance en
étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus
grand’chose. Les plafonds que j’avais craint de voir
s’écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous
lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et
des craintes de jadis couvraient les soirées d’une
Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement,
les choses n’ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque
c’est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien
bourgeois devait en ce moment avoir devant l’hôtel de
l’avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant
l’ancien hôtel du prince de Saint-Aignan. : Park and Suites propriétaires
Malheureusement, une « gaffe » était bien loin de
paraître à Boulard chose à éviter. Il se
tordit de rire : « Tous mes compliments, j’aurais dû
le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de
la plus haute lignée. — Vous vous trompez du tout au tout,
il est très intelligent, riposta Sainte-Beuve furieux. —
Je le regrette car alors il est moins complet. J’aimerais du
reste beaucoup le connaître car je suis sûr que
j’écrirais des machines adéquates sur des
bonshommes comme ça. Celui-là, à voir passer, est
crevant. Mais je négligerais le côté caricatural,
au fond assez méprisable pour un artiste épris de la
beauté plastique des phrases, de la binette qui, excusez-moi,
m’a fait gondoler un bon moment, et je mettrais en relief le
côté aristocratique de votre oncle, qui en somme fait un
effet bœuf, et la première rigolade passée, frappe
par un très grand style. Mais, dit-il, en s’adressant
cette fois à moi, il y a une chose, dans un tout autre ordre
d’idées, sur laquelle je veux t’interroger et chaque
fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de
l’Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce
renseignement qui eût pu m’être déjà et
me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne
avec laquelle je t’ai rencontré au Jardin
d’Acclimatation et qui était accompagnée d’un
monsieur que je crois connaître de vue et d’une jeune fille
à la longue chevelure ? » J’avais bien vu que Mme
Manfred ne se rappelait pas le nom de Boulard, puisqu’elle
m’en avait dit un autre et avait qualifié mon camarade
d’attaché à un ministère où je
n’avais jamais pensé depuis à m’informer
s’il était entré. Mais comment Boulard qui,
à ce qu’elle m’avait dit alors, s’était
fait présenter à elle pouvait-il ignorer son nom ?
J’étais si étonné que je restai un moment
sans répondre. « En tous cas, tous mes compliments, me
dit-il, tu n’as pas dû t’embêter avec elle. Je
l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train
de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton
serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments et nous
allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne
qu’elle connaissait eut le mauvais goût de monter à
l’avant-dernière station. » Le silence que je gardai
ne parut pas plaire à Boulard. « J’espérais,
me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et
aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs
d’Éros, cher aux Dieux, mais je n’insiste pas
puisque tu poses pour la discrétion à
l’égard d’une professionnelle qui s’est
donnée à moi trois fois de suite et de la manière
la plus raffinée entre Paris et le Point-du-Jour. Je la
retrouverai bien un soir ou l’autre. » : Park and Suites avis
Malheureusement, s’il y avait quelqu’un qui, plus que
quiconque, vécût enfermé dans son univers
particulier, c’était ma grand’mère. Elle ne
m’aurait même pas méprisé, elle ne
m’aurait pas compris, si elle avait su que j’attachais de
l’importance à l’opinion, que
j’éprouvais de l’intérêt pour la
personne de gens dont elle ne remarquait seulement pas
l’existence et dont elle devait quitter Balbec sans avoir retenu
le nom ; je n’osais pas lui avouer que si ces mêmes gens
l’avaient vu causer avec Mme de Villeparisis, j’en aurais
eu un grand plaisir, parce que je sentais que la marquise avait du
prestige dans l’hôtel et que son amitié nous
eût posés aux yeux de M. de Stermaria. Non
d’ailleurs que l’amie de ma grand’mère me
représentât le moins du monde une personne de
l’aristocratie : j’étais trop habitué
à son nom devenu familier à mes oreilles avant que mon
esprit s’arrêtât sur lui, quand tout enfant je
l’entendais prononcer à la maison ; et son titre n’y
ajoutait qu’une particularité bizarre comme aurait fait un
prénom peu usité, ainsi qu’il arrive dans les noms
de rue où on n’aperçoit rien de plus noble dans la
rue Lord-Byron, dans la si populaire et vulgaire rue Rochechouart, ou
dans la rue de Grammont que dans la rue Léonce-Reynaud ou la rue
Hippolyte-Lebas. Mme de Villeparisis ne me faisait pas plus penser
à une personne d’un monde spécial que son cousin
Mac Mahon que je ne différenciais pas de M. Carnot,
président de la République comme lui, et de Raspail dont
Françoise avait acheté la photographie avec celle de Pie
IX. Ma grand’mère avait pour principe qu’en voyage
on ne doit plus avoir de relations, qu’on ne va pas au bord de la
mer pour voir des gens, qu’on a tout le temps pour cela à
Paris, qu’ils vous feraient perdre en politesses, en
banalités, le temps précieux qu’il faut passer tout
entier au grand air, devant les vagues ; et trouvant plus commode de
supposer que cette opinion était partagée par tout le
monde et qu’elle autorisait entre de vieux amis que le hasard
mettait en présence dans le même hôtel la fiction
d’un incognito réciproque, au nom que lui cita le
directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut
l’air de ne pas voir Mme de Villeparisis qui, comprenant que ma
grand’mère ne tenait pas à faire de
reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle
s’éloigna, et je restai dans mon isolement comme un
naufragé de qui a paru s’approcher un vaisseau, lequel a
disparu ensuite sans s’être arrêté. : Park and Suites proprietaires
Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de
séance photographique et surtout la satisfaction que ma
grand’mère paraissait en ressentir, je le laissai
suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et
s’empressât involontairement de l’accroître en
me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas
avoir l’air d’adhérer.Oh ! monsieur, cette pauvre
madame qui sera si heureuse qu’on tire son portrait, et
qu’elle va même mettre le chapeau que sa vieille
Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire,
monsieur.Je me convainquis que je n’étais pas cruel de me
moquer de la sensibilité de Françoise, en me rappelant
que ma mère et ma grand’mère, mes modèles en
tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand’mère,
s’apercevant que j’avais l’air ennuyé, me dit
que si cette séance de pose pouvait me contrarier elle y
renoncerait. Je ne le voulus pas, je l’assurai que je n’y
voyais aucun inconvénient et la laissai se faire belle, mais je
crus faire preuve de pénétration et de force en lui
disant quelques paroles ironiques et blessantes destinées
à neutraliser le plaisir qu’elle semblait trouver à
être photographiée, de sorte que si je fus contraint de
voir le magnifique chapeau de ma grand’mère, je
réussis du moins à faire disparaître de son visage
cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui,
comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les
êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la
manifestation exaspérante d’un travers mesquin
plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous
voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce
que cette semaine-là ma grand’mère avait paru me
fuir, et que je n’avais pu l’avoir un instant à moi,
pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans
l’après-midi pour être un peu seul avec elle, on me
disait qu’elle n’était pas là ; ou bien elle
s’enfermait avec Françoise pour de longs conciliabules
qu’il ne m’était pas permis de troubler. Et quand
ayant passé la soirée dehors avec Sainte-Beuve je
songeais pendant le trajet du retour au moment où j’allais
pouvoir retrouver et embrasser ma grand’mère,
j’avais beau attendre qu’elle frappât contre la
cloison ces petits coups qui me diraient d’entrer lui dire
bonsoir, je n’entendais rien ; je finissais par me coucher, lui
en voulant un peu de ce qu’elle me privât, avec une
indifférence si nouvelle de sa part, d’une joie sur
laquelle j’avais compté tant, je restais encore, le
cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le
mur qui restait muet et je m’endormais dans les larmes. : Park and Suites avis
Malheureusement pour ma tranquillité, j’étais bien
loin d’être comme tous ces gens. De beaucoup d’entre
eux je me souciais ; j’aurais voulu ne pas être
ignoré d’un homme au front déprimé, au
regard fuyant entre les œillères de ses
préjugés et de son éducation, le grand seigneur de
la contrée, lequel n’était autre que le
beau-frère de Legrandin, qui venait quelquefois en visite
à Balbec et, le dimanche, par la garden-party hebdomadaire que
sa femme et lui donnaient, dépeuplait l’hôtel
d’une partie de ses habitants parce qu’un ou deux
d’entre eux étaient invités à ces
fêtes, et parce que les autres, pour ne pas avoir l’air de
ne pas l’être, choisissaient ce jour-là pour faire
une excursion éloignée. Il avait, d’ailleurs,
été le premier jour fort mal reçu à
l’hôtel quand le personnel, frais débarqué de
la Côte d’Azur, ne savait pas encore qui il était.
Non seulement il n’était pas habillé en flanelle
blanche, mais par vieille manière française et ignorance
de la vie des Palaces, entrant dans un hall où il y avait des
femmes, il avait ôté son chapeau dès la porte, ce
qui avait fait que le directeur n’avait même pas
touché le sien pour lui répondre, estimant que ce devait
être quelqu’un de la plus humble extraction, ce qu’il
appelait un homme « sortant de l’ordinaire ». : Park and Suites propriétaires
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares,
d’où l’on part pour une destination
éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le
miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui
n’avaient encore d’existence que dans notre pensée
vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison
même il faut renoncer au sortir de la salle d’attente
à retrouver tout à l’heure la chambre
familière où l’on était il y a un instant
encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez
soi, une fois qu’on s’est décidé à
pénétrer dans l’antre empesté par où
l’on accède au mystère, dans un de ces grands
ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où
j’allais chercher le train de Balbec, et qui déployait
au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels
crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à
certains ciels, d’une modernité presque parisienne, de
Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait
s’accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un
départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix.
: Park and Suites proprietaires
Mais, en France du moins, c’est justement le talent, comme la
seule occupation, des grands seigneurs et des grandes dames.
Françoise, obéissant à la tendance des domestiques
qui recueillent sans cesse sur les rapports de leurs maîtres avec
les autres personnes des observations fragmentaires dont ils tirent
parfois des inductions erronées — comme font les humains
sur la vie des animaux — trouvait à tout moment
qu’on nous avait « manqué », conclusion
à laquelle l’amenait facilement, d’ailleurs, autant
que son amour excessif pour nous, le plaisir qu’elle avait
à nous être désagréable. Mais ayant
constaté, sans erreur possible, les mille prévenances
dont nous entourait et dont l’entourait elle-même Mme de
Villeparisis, Françoise l’excusa d’être
marquise et, comme elle n’avait jamais cessé de lui savoir
gré de l’être, elle la préféra
à toutes les personnes que nous connaissions. C’est
qu’aussi aucune ne s’efforçait d’être
aussi continuellement aimable. Chaque fois que ma
grand’mère remarquait un livre que Mme de Villeparisis
lisait ou disait avoir trouvé beaux des fruits que celle-ci
avait reçus d’une amie, une heure après un valet de
chambre montait nous remettre livre ou fruits. Et quand nous la voyions
ensuite, pour répondre à nos remerciements elle se
contentait de dire, ayant l’air de chercher une excuse à
son présent dans quelque utilité spéciale :
« Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais les
journaux arrivent si tard, il faut bien avoir quelque chose à
lire » ou : « C’est toujours plus prudent
d’avoir du fruit dont on est sûr au bord de la mer. »
« Mais il me semble que vous ne mangez jamais
d’huîtres, nous dit Mme de Villeparisis (augmentant
l’impression de dégoût que j’avais à
cette heure-là, car la chair vivante des huîtres me
répugnait encore plus que la viscosité des méduses
ne me ternissait la plage de Balbec) ; elles sont exquises sur cette
côte ! : Park and Suites proprietaires
Mais, dès le second jour, il me fallut aller coucher à
l’hôtel. Et je savais d’avance que fatalement
j’allais y trouver la tristesse. Elle était comme un
arôme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi
toute chambre nouvelle, c’est-à-dire toute chambre : dans
celle que j’habitais d’ordinaire, je n’étais
pas présent, ma pensée restait ailleurs et à sa
place envoyait seulement l’habitude. Mais je ne pouvais charger
cette servante moins sensible de s’occuper de mes affaires dans
un pays nouveau, où je la précédais, où
j’arrivais seul, où il me fallait faire entrer en contact
avec les choses ce « Moi » que je ne retrouvais
qu’à des années d’intervalles, mais toujours
le même, n’ayant pas grandi depuis Villers, depuis ma
première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir
être consolé, sur le coin d’une malle
défaite.Or, je m’étais trompé. Je
n’eus pas le temps d’être triste, car je ne fus pas
un instant seul. C’est qu’il restait du palais ancien un
excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et
qui, détaché de toute affectation pratique, avait pris
dans son désœuvrement une sorte de vie : couloirs revenant
sur leurs pas, dont on croisait à tous moments les allées
et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et
ornés comme des salons, qui avaient plutôt l’air
d’habiter là que de faire partie de l’habitation,
qu’on n’avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais
qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite
m’offrir leur compagnie — sorte de voisins oisifs, mais non
bruyants, de fantômes subalternes du passé à qui on
avait concédé de demeurer sans bruit à la porte
des chambres qu’on louait, et qui chaque fois que je les trouvais
sur mon chemin se montraient pour moi d’une prévenance
silencieuse. En somme, l’idée d’un logis, simple
contenant de notre existence actuelle et nous préservant
seulement du froid, de la vue des autres, était absolument
inapplicable à cette demeure, ensemble de pièces, aussi
réelles qu’une colonie de personnes, d’une vie il
est vrai silencieuse, mais qu’on était obligé de
rencontrer, d’éviter, d’accueillir, quand on
rentrait. On tâchait de ne pas déranger et on ne pouvait
regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le xviiie
siècle, l’habitude de s’étendre entre ses
appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on
était pris d’une curiosité plus familière
pour les petites pièces qui, sans aucun souci de la
symétrie, couraient autour de lui, innombrables,
étonnées, fuyant en désordre jusqu’au jardin
où elles descendaient si facilement par trois marches
ébréchées. : Park and Suites proprietaires
Mais, comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles
s’habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je
crois aussi qu’il s’était graduellement
renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de
sa voix provînt en partie d’une appréhension
nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait
plus à elle ; soit qu’au contraire cette faiblesse
correspondît à son état véritable et que la
force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation
fût provoquée par une excitation factice, passagère
et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers :
« Il est déjà mieux, il ne faut pas qu’il
pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci
qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu’il en soit, le
baron à ce moment (et même en tenant compte de mon
adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les
jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui
restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses
paroles comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs,
continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me
montrer qu’il n’avait pas perdu la mémoire, il
l’évoquait d’une façon funèbre, mais
sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les
gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus,
moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en
vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en
rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour
vers la santé. C’est avec une dureté presque
triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme,
légèrement bégayant et aux sourdes
résonances sépulcrales : « Hannibal de
Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann,
mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort !
Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot
« mort » semblait tomber sur ces défunts comme une
pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur
qui tenait à les river plus profondément à la
tombe. : Park and Suites proprietaires
Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de
cet air, et lui rendais son baiser, la volupté à lui
spéciale qu’il me faisait éprouver me devint si
chère, que j’aurais quitté mes parents pour suivre
le motif dans le monde singulier qu’il construisait dans
l’invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et
de vivacité. Quoiqu’un tel plaisir ne soit pas d’une
sorte qui donne plus de valeur à l’être auquel il
s’ajoute, car il n’est perçu que de lui seul, et
quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu
à une femme qui nous a aperçu, elle ignorât si
à ce moment-là nous possédions ou non cette
félicité intérieure et subjective qui, par
conséquent, n’eût rien changé au jugement
qu’elle porta sur nous, je me sentais plus puissant, presque
irrésistible. Il me semblait que mon amour n’était
plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire,
mais avait précisément la beauté touchante, la
séduction de cette musique, semblable elle-même à
un milieu sympathique où celle que j’aimais et moi nous
nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.Le restaurant
n’était pas fréquenté seulement par des
demi-mondaines, mais aussi par des gens du monde le plus
élégant, qui y venaient goûter vers cinq heures ou
y donnaient de grands dîners. Les goûters avaient lieu dans
une longue galerie vitrée, étroite, en forme de couloir
qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait
sur un côté le jardin, duquel elle n’était
séparée, sauf en exceptant quelques colonnes de pierre,
que par le vitrage qu’on ouvrait ici ou là. Il en
résultait, outre de nombreux courants d’air, des coups de
soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant,
empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui
faisait que, quand elles étaient là, empilées deux
tables par deux tables dans toute la longueur de l’étroit
goulot, comme elles chatoyaient à tous les mouvements
qu’elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre
elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le
pêcheur a entassé les éclatants poissons
qu’il a pris, lesquels à moitié hors de l’eau
et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat
changeant. : Park and Suites avis
Mais si l’hôtel de La Ferté-Bernard
commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses
dépendances devaient s’étendre beaucoup plus loin
au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers,
manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne
compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa
fenêtre, descendait dans la cour, selon qu’il avait plus ou
moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais
de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus
courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de
ses piqueurs quelque nouveau cheval qu’il avait acheté.
Plus d’une fois même le cheval abîma la devanture de
Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnité.
« Quand ce ne serait qu’en considération de tout le
bien que madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse,
disait M. de La Ferté-Bernard, c’est une infamie de la
part de ce quidam de nous réclamer quelque chose. » Mais
Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel «
bien » avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait,
mais, comme on ne peut l’étendre sur tout le monde, le
souvenir d’avoir comblé l’un est une raison pour
s’abstenir à l’égard d’un autre chez
qui on excite d’autant plus de mécontentement. : Park and Suites avis
Mais si belle qu’elle ait été, elle ne donne pas
devant ce public-là. Je vous ferai déjeuner seule avec
elle. Alors vous verrez l’être que c’est. Mais elle
est cent fois supérieure à tout ce qui est ici. Et
après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous
m’en direz des nouvelles. » Elle me vanta surtout ses
après-déjeuners, où il y avait tous les jours X et
Y. Car elle en était arrivée à cette conception
des femmes à « salons » qu’elle
méprisait autrefois (bien qu’elle le niât
aujourd’hui) et dont la grande supériorité, le
signe d’élection selon elle, étaient d’avoir
chez elle « tous les hommes ». Si je lui disais que telle
grande dame à « salons » ne disait pas du bien,
quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire
devant ma naïveté : « Naturellement, l’autre
avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les
attirer. » Elle reprit : « Mais dans de grandes machines
comme ici, non, ça me passe que vous veniez. À moins que
ce ne soit pour faire des études... », ajouta-t-elle
d’un air de doute, de méfiance, et sans trop
s’aventurer, car elle ne savait pas très exactement en
quoi consistait le genre d’opérations improbables auquel
elle faisait allusion. : Park and Suites loyers impayés
Mais quand ma grand’mère croyait que j’avais les
yeux fermés, je la voyais par moments sous son voile à
gros pois jeter un regard sur moi, puis le retirer, puis recommencer,
comme quelqu’un qui cherche à s’efforcer, pour
s’y habituer, à un exercice qui lui est pénible.
Alors je lui parlais, mais cela ne semblait pas lui être
agréable. Et à moi pourtant ma propre voix me donnait du
plaisir, et de même les mouvements les plus insensibles, les plus
intérieurs de mon corps. Aussi je tâchais de les faire
durer, je laissais chacune de mes inflexions s’attarder longtemps
aux mots, je sentais chacun de mes regards se trouver bien là
où il s’était posé et y rester au
delà du temps habituel. « Allons, repose-toi, me dit ma
grand’mère. Si tu ne peux pas dormir lis quelque chose.
» Et elle me passa un volume de Madame de Sévigné
que j’ouvris, pendant qu’elle-même s’absorbait
dans les Mémoires de Madame de Beausergent. Elle ne voyageait
jamais sans un tome de l’une et de l’autre.
C’était ses deux auteurs de prédilection. Ne
bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et éprouvant
un grand plaisir à garder une position une fois que je
l’avais prise, je restai à tenir le volume de Madame de
Sévigné sans l’ouvrir, et je n’abaissai pas
sur lui mon regard qui n’avait devant lui que le store bleu de la
fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait admirable et je
n’eusse pas pris la peine de répondre à qui
eût voulu me détourner de ma contemplation. : Park and Suites proprietaires
Mais quand elle était apparue, un grand lys à la main,
dans un costume copié de l’« Ancilla Domini »
et qu’elle avait persuadé à Robert être une
véritable « vision d’art », son entrée
avait été accueillie dans cette assemblée
d’hommes de cercles et de duchesses par des sourires que le ton
monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots, leur
fréquente répétition avaient changés en
fous rires d’abord étouffés, puis si
irrésistibles que la pauvre récitante n’avait pu
continuer. Le lendemain la tante de Sainte-Beuve avait
été unanimement blâmée d’avoir
laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque. Un
duc bien connu ne lui cacha pas qu’elle n’avait à
s’en prendre qu’à elle-même si elle se faisait
critiquer.— Que diable aussi, on ne nous sort pas des
numéros de cette force-là ! Si encore cette femme avait
du talent, mais elle n’en a et n’en aura jamais aucun.
Sapristi ! Paris n’est pas si bête qu’on veut bien le
dire. La société n’est pas composée que
d’imbéciles. Cette petite demoiselle a évidemment
cru étonner Paris. Mais Paris est plus difficile à
étonner que cela et il y a tout de même des affaires
qu’on ne nous fera pas avaler.Quant à l’artiste,
elle sortit en disant à Sainte-Beuve :Chez quelles dindes, chez
quelles garces sans éducation, chez quels goujats m’as-tu
fourvoyée ? J’aime mieux te le dire, il n’y en avait
pas un des hommes présents qui ne m’eût fait de
l’œil, du pied, et c’est parce que j’ai
repoussé leurs avances qu’ils ont cherché à
se venger.Paroles qui avaient changé l’antipathie de
Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et
douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la
méritaient le moins, des parents dévoués qui,
délégués par la famille, avaient cherché
à persuader à l’amie de Sainte-Beuve de rompre avec
lui, démarche qu’elle lui présentait comme
inspirée par leur amour pour elle. Robert quoiqu’il
eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait,
quand il était loin de son amie comme maintenant, qu’eux
ou d’autres en profitaient pour revenir à la charge et
avaient peut-être reçu ses faveurs. Et quand il parlait
des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à corrompre les
femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de passe, son
visage respirait la souffrance et la haine. : Park and Suites proprietaires
Mais qu’au lieu de notre œil ce soit un objectif purement
matériel, une plaque photographique, qui ait regardé,
alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de
l’Institut, au lieu de la sortie d’un académicien
qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses
précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de
sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût
couvert de verglas. Il en est de même quand quelque cruelle ruse
du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse
d’accourir à temps pour cacher à nos regards ce
qu’ils ne doivent jamais contempler, quand elle est
devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et
laissés à eux-mêmes, fonctionnent
mécaniquement à la façon de pellicules, et nous
montrent, au lieu de l’être aimé qui n’existe
plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la
mort nous fût révélée, l’être
nouveau que cent fois par jour elle revêtait d’une
chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne
s’était pas regardé depuis longtemps, et composant
à tout moment le visage qu’il ne voit pas
d’après l’image idéale qu’il porte de
soi-même dans sa pensée, recule en apercevant dans une
glace, au milieu d’une figure aride et déserte,
l’exhaussement oblique et rose d’un nez gigantesque comme
une pyramide d’Égypte, moi pour qui ma
grand’mère c’était encore moi-même, moi
qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours
à la même place du passé, à travers la
transparence des souvenirs contigus et superposés, tout
d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde
nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers
dont on dit « il vieillit bien », pour la première
fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite,
j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge,
lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus
d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme
accablée que je ne connaissais pas. : Park and Suites proprietaires
Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers
menaçant l’esprit et pour commencer par
l’extérieur, je me rappelais que souvent
déjà dans ma vie, il m’était arrivé
dans les moments d’excitation intellectuelle où quelque
circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique,
par exemple quand je quittais en voiture à demi gris, le
restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de
sentir très nettement en moi l’objet présent de ma
pensée, et de comprendre qu’il dépendait d’un
hasard non seulement que cet objet n’y fût pas encore
entré, mais qu’il fût avec mon corps même
anéanti. Je m’en souciais peu alors. Mon allégresse
n’était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie
fuît dans une seconde et entrât dans le néant peu
m’importait. Il n’en était plus de même
maintenant ; c’est que le bonheur que j’éprouvais ne
tenait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous
isole du passé, mais au contraire d’un
élargissement de mon esprit en qui se reformait,
s’actualisait le passé et me donnait, mais hélas !
momentanément, une valeur d’éternité.
J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que
j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que
j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que
je cherchais à protéger, c’était plaisir
encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un
égoïsme (car tous les altruismes féconds de la
nature se développent selon un mode égoïste,
l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est
stérile, c’est celui de l’écrivain qui
s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour
accepter une fonction publique, pour écrire des articles de
propagande) utilisable pour autrui. : Park and Suites propriétaires
Mais on m’avait assuré qu’à Ostende ils
usaient de la cabine royale. Naturellement ! On la loue pour vingt
francs. Vous pouvez la prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais
pertinemment que, lui, avait fait demander une audience au roi qui lui
a fait savoir qu’il n’avait pas à connaître ce
souverain de Guignol. Ah, vraiment, c’est intéressant ! il
y a tout de même des gens !…Et sans doute tout cela
était vrai, mais c’était aussi par ennui de sentir
que pour une bonne partie de la foule ils n’étaient, eux,
que de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et cette reine
prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le
bâtonnier, au passage de ce qu’ils appelaient un carnaval,
éprouvaient tant de mauvaise humeur et manifestaient tout haut
une indignation au courant de laquelle était leur ami le
maître d’hôtel, qui, obligé de faire bon
visage aux souverains plus généreux
qu’authentiques, cependant tout en prenant leur commande,
adressait de loin à ses vieux clients un clignement
d’œil significatif. Peut-être y avait-il aussi un peu
de ce même ennui d’être par erreur crus moins «
chic » et de ne pouvoir expliquer qu’ils
l’étaient davantage, au fond du « Joli Monsieur !
» dont ils qualifiaient un jeune gommeux, fils poitrinaire et
fêtard d’un grand industriel et qui, tous les jours, dans
un veston nouveau, une orchidée à la boutonnière,
déjeunait au champagne, et allait, pâle, impassible, un
sourire d’indifférence aux lèvres, jeter au Casino
sur la table de baccarat des sommes énormes « qu’il
n’a pas les moyens de perdre » disait d’un air
renseigné le notaire au premier président duquel la femme
« tenait de bonne source » que ce jeune homme « fin
de siècle » faisait mourir de chagrin ses
parents.D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne
tarissaient pas de sarcasmes, au sujet d’une vieille dame riche
et titrée, parce qu’elle ne se déplaçait
qu’avec tout son train de maison. Chaque fois que la femme du
notaire et la femme du premier président la voyaient dans la
salle à manger au moment des repas, elles l’inspectaient
insolemment avec leur face à main du même air minutieux et
défiant que si elle avait été quelque plat au nom
pompeux mais à l’apparence suspecte qu’après
le résultat défavorable d’une observation
méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une
grimace de dégoût. : Park and Suites proprietaires
Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les
apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que
j’appris mes défauts naturels et invariables, leur
caractère me présenta une sorte d’épreuve
négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués
autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant
des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais
je dois dire que la raison pourquoi je n’avais pas lieu de
souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette
autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la
race générale des domestiques et à
l’espèce particulière des miens.Pour en revenir
à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie
éprouvé une humiliation sans avoir trouvé
d’avance sur le visage de Françoise des
condoléances toutes prêtes ; et si, lorsque dans ma
colère d’être plaint par elle, je tentais de
prétendre avoir au contraire remporté un succès,
mes mensonges venaient inutilement se briser à son
incrédulité respectueuse, mais visible, et à la
conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle
savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement
un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la
bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je
l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je
me figurais encore que c’était au moyen de paroles
qu’on apprend aux autres la vérité. Même les
paroles qu’on me disait déposaient si bien leur
signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne
croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit
m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise
elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu
dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque
fût capable, contre une demande adressée par la poste, de
nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes
les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si
notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le
rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances
gémissait de ce qu’elle avait dû renifler, assurant
que cela lui « plumait le nez », et qu’on ne savait
plus où vivre.) Mais la première, Françoise me
donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand
il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le
verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui
m’était plus chère) que la vérité
n’a pas besoin d’être dite pour être
manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir
plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même
aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs,
même dans certains phénomènes invisibles, analogues
dans le monde des caractères à ce que sont, dans la
nature physique, les changements atmosphériques. : Park and Suites proprietaires
Mais le moment de la vie des La Ferté-Bernard qui excitait le
plus vivement l’intérêt de Françoise, lui
donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal,
c’était précisément celui où la porte
cochère s’ouvrant à deux battants, la duchesse
montait dans sa calèche. C’était habituellement peu
de temps après que nos domestiques avaient fini de
célébrer cette sorte de pâque solennelle que nul ne
doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant
laquelle ils étaient tellement « tabous » que mon
père lui-même ne se fût pas permis de les sonner,
sachant d’ailleurs qu’aucun ne se fût pas plus
dérangé au cinquième coup qu’au premier, et
qu’il eût ainsi commis cette inconvenance en pure perte,
mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui, depuis
qu’elle était une vieille femme, se faisait à tout
propos ce qu’on appelle une tête de circonstance)
n’eût pas manqué de lui présenter toute la
journée une figure couverte de petites marques
cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors, mais
d’une façon peu déchiffrable, le long
mémoire de ses doléances et les raisons profondes de son
mécontentement. Elle les développait d’ailleurs,
à la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les
mots. Elle appelait cela — qu’elle croyait
désespérant pour nous, « mortifiant »,
« vexant », — dire toute la sainte journée des
« messes basses ». : Park and Suites avis
Mais le lendemain matin ! — après qu’un domestique
fut venu m’éveiller et m’apporter de l’eau
chaude, et pendant que je faisais ma toilette et essayais vainement de
trouver les affaires dont j’avais besoin dans ma malle
d’où je ne tirais, pêle-mêle, que celles qui
ne pouvaient me servir à rien, quelle joie, pensant
déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de
voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des
bibliothèques, comme dans les hublots d’une cabine de
navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à l’ombre
sur une moitié de son étendue que délimitait une
ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui
s’élançaient l’un après l’autre
comme des sauteurs sur un tremplin. À tous moments, tenant
à la main la serviette raide et empesée où
était écrit le nom de l’hôtel et avec
laquelle je faisais d’inutiles efforts pour me sécher, je
retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur
ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets
neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude
çà et là polie et translucide, lesquelles avec une
placide violence et un froncement léonin laissaient
s’accomplir et dévaler l’écoulement de leurs
pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage.
Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque
matin comme au carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi,
pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou
éloignée une chaîne désirée —
ici ces collines de la mer qui, avant de revenir vers nous en dansant,
peuvent reculer si loin que souvent ce n’était
qu’après une longue plaine sablonneuse que
j’apercevais à une grande distance leurs premières
ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre
comme ces glaciers qu’on voit au fond des tableaux des primitifs
toscans. : Park and Suites propriétaires
Mais je dus détourner mes regards de Mlle de Stermaria, car
déjà, considérant sans doute que faire la
connaissance d’une personnalité importante était un
acte curieux et bref qui se suffisait à lui-même et qui
pour développer tout l’intérêt qu’il
comportait n’exigeait qu’une poignée de mains et un
coup d’œil pénétrant sans conversation
immédiate ni relations ultérieures, son père avait
pris congé du bâtonnier et retournait s’asseoir en
face d’elle, en se frottant les mains comme un homme qui vient de
faire une précieuse acquisition. Quant au bâtonnier, la
première émotion de cette entrevue une fois
passée, comme les autres jours, on l’entendait par moments
s’adressant au maître d’hôtel :— Mais moi
je ne suis pas roi, Aimé ; allez donc près du roi…
Dites, Premier, cela a l’air très bon ces petites
truites-là, nous allons en demander à Aimé.
Aimé, cela me semble tout à fait recommandable ce petit
poisson que vous avez là-bas : vous allez nous apporter de cela,
Aimé, et à discrétion.Il répétait
tout le temps le nom d’Aimé, ce qui faisait que quand il
avait quelqu’un à dîner, son invité lui
disait : « Je vois que vous êtes tout à fait bien
dans la maison » et croyait devoir aussi prononcer constamment
« Aimé » par cette disposition, où il entre
à la fois de la timidité, de la vulgarité et de la
sottise, qu’ont certaines personnes à croire qu’il
est spirituel et élégant d’imiter à la
lettre les gens avec qui elles se trouvent. Il le
répétait sans cesse, mais avec un sourire, car il tenait
à étaler à la fois ses bonnes relations avec le
maître d’hôtel et sa supériorité sur
lui. Et le maître d’hôtel lui aussi, chaque fois que
revenait son nom, souriait d’un air attendri et fier, montrant
qu’il ressentait l’honneur et comprenait la plaisanterie. :
Park and Suites propriétaires
Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que
je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis
il avait une espèce de flair, d’après la voix
peut-être, je ne sais pas. Alors il s’arrangeait pour
m’envoyer faire d’urgence des courses. Un jour — vous
m’excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois
par hasard dans le Temple de l’Impudeur, je n’ai rien
à vous cacher (d’ailleurs, il avait toujours une
satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des
secrets qu’il détenait) — je rentrais d’une de
ces courses soi-disant pressées, d’autant plus vite que je
me figurais bien qu’elle avait été arrangée
à dessein, quand, au moment où j’approchais de la
chambre du baron, j’entendis une voix qui disait : « Quoi ?
— Comment, répondit le baron, c’était donc la
première fois ? » J’entrai sans frapper, et quelle
ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui
était, en effet, plus forte qu’elle n’est
d’habitude à cet âge-là (et à cette
époque-là le baron était complètement
aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les
personnes mûres, avec un enfant qui n’avait pas dix ans. : Park and Suites proprietaires
Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que
je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis
il avait une espèce de flair, d’après la voix
peut-être, je ne sais pas. Alors il s’arrangeait pour
m’envoyer faire d’urgence des courses. Un jour — vous
m’excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois
par hasard dans le Temple de l’Impudeur, je n’ai rien
à vous cacher (d’ailleurs, il avait toujours une
satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des
secrets qu’il détenait) — je rentrais d’une de
ces courses soi-disant pressées, d’autant plus vite que je
me figurais bien qu’elle avait été arrangée
à dessein, quand, au moment où j’approchais de la
chambre du baron, j’entendis une voix qui disait : « Quoi ?
— Comment, répondit le baron, c’était donc la
première fois ? » J’entrai sans frapper, et quelle
ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui
était, en effet, plus forte qu’elle n’est
d’habitude à cet âge-là (et à cette
époque-là le baron était complètement
aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les
personnes mûres, avec un enfant qui n’avait pas dix ans. : Park and Suites proprietaires
Mais elle s’était liée aussi avec un sommelier,
avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d’étage.
Et il en résultait en ce qui concernait notre vie de tous les
jours que Françoise, qui le jour de son arrivée, quand
elle ne connaissait encore personne, sonnait à tort et à
travers pour la moindre chose, à des heures où ma
grand’mère et moi nous n’aurions pas osé le
faire, et si nous lui en faisions une légère observation
répondait : « Mais on paye assez cher pour ça
», comme si elle avait payé elle-même ; maintenant
depuis qu’elle était amie d’une personnalité
de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre
commodité, si ma grand’mère ou moi nous avions
froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à
fait normale, n’osait pas sonner ; elle assurait que ce serait
mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou
gênerait le dîner des domestiques qui seraient
mécontents. Et elle finissait par une locution qui,
malgré la façon incertaine dont elle la
prononçait, n’en était pas moins claire et nous
donnait nettement tort : « Le fait est… » Nous
n’insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien
plus grave : « C’est quelque chose !… » De
sorte qu’en somme nous ne pouvions plus avoir d’eau chaude
parce que Françoise était devenue l’amie de celui
qui la faisait chauffer. : Park and Suites propriétaires
Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la
cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma
grand’mère le jour où elle était
allée voir Mme de Villeparisis et n’occupait pas un rang
moins élevé dans la sympathie de Françoise. Ayant
levé la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il
cherchait déjà depuis un moment à attirer
l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie
de la jeune fille qu’avait été Françoise
affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille
cuisinière alourdie par l’âge, par la mauvaise
humeur et par la chaleur du fourneau, et c’est avec un
mélange charmant de réserve, de familiarité et de
pudeur qu’elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans
lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les
recommandations de maman en regardant dans la cour, elle
n’eût pas osé les braver jusqu’à causer
par la fenêtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de
lui valoir, de la part de Madame, « tout un chapitre ».
Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l’air
de dire : « Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en
murmurant : « Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce
qu’elle savait qu’il allait lui répondre, en mettant
la main devant la bouche pour être entendu tout en parlant
à mi-voix : « Vous aussi vous pourriez en avoir si vous
vouliez, et même peut-être plus qu’eux, mais vous
n’aimez pas tout cela. » : Park and Suites avis
Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son
mystère, étant devenue pour moi une partie quelconque
interchangeable avec toute autre des quantités d’eau
salée qu’il y a sur le globe, lui avait tout d’un
coup rendu une individualité en me disant que
c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses
harmonies bleu argent, ainsi le nom de La Ferté-Bernard avait vu
mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure
issue de lui, quand un vieil ami de mon père nous dit un jour en
parlant de la duchesse : « Elle a la plus grande situation dans
le faubourg Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg
Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la première
maison du faubourg Saint-Germain, c’était bien peu de
chose auprès des autres demeures que j’avais
successivement rêvées. Mais enfin celle-ci encore, et ce
devait être la dernière, avait quelque chose, si humble ce
fût-il, qui était, au delà de sa propre
matière, une différenciation secrète.Et cela
m’était d’autant plus nécessaire de pouvoir
chercher dans le « salon » de Mme de La
Ferté-Bernard, dans ses amis, le mystère de son nom, que
je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le
matin à pied ou l’après-midi en voiture. Certes
déjà, dans l’église de Villers, elle
m’était apparue dans l’éclair d’une
métamorphose avec des joues irréductibles,
impénétrables à la couleur du nom de La
Ferté-Bernard, et des après-midi au bord de la Vivonne,
à la place de mon rêve foudroyé, comme un cygne ou
un saule en lequel a été changé un Dieu ou une
nymphe et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera
dans l’eau ou sera agité par le vent. Pourtant ces reflets
évanouis, à peine les avais-je quittés
qu’ils s’étaient reformés comme les reflets
roses et verts du soleil couché, derrière la rame qui les
a brisés, et dans la solitude de ma pensée le nom avait
eu vite fait de s’approprier le souvenir du visage. Mais
maintenant souvent je la voyais à sa fenêtre, dans la
cour, dans la rue ; et moi du moins si je ne parvenais pas à
intégrer en elle le nom de La Ferté-Bernard, à
penser qu’elle était Mme de La Ferté-Bernard,
j’en accusais l’impuissance de mon esprit à aller
jusqu’au bout de l’acte que je lui demandais ; mais elle,
notre voisine, elle semblait commettre la même erreur ; bien
plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans
même le soupçon que ce fût une erreur. : Park and Suites proprietaires
Mais cette souffrance et ce regain d’amour pour Mauricette ne
furent pas plus longs que ceux qu’on a en rêve, et cette
fois, au contraire, parce qu’à Balbec l’Habitude
ancienne n’était plus là pour les faire durer. Et
si ces effets de l’Habitude semblent contradictoires, c’est
qu’elle obéit à des lois multiples. À Paris
j’étais devenu de plus en plus indifférent à
Mauricette, grâce à l’Habitude. Le changement
d’habitude, c’est-à-dire la cessation
momentanée de l’Habitude, paracheva l’œuvre de
l’Habitude quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais
stabilise, elle amène la désagrégation mais la
fait durer indéfiniment. Chaque jour depuis des années je
calquais tant bien que mal mon état d’âme sur celui
de la veille. À Balbec un lit nouveau à côté
duquel on m’apportait le matin un petit déjeuner
différent de celui de Paris ne devait plus soutenir les
pensées dont s’était nourri mon amour pour
Mauricette : il y a des cas (assez rares il est vrai) où, la
sédentarité immobilisant les jours, le meilleur moyen de
gagner du temps, c’est de changer de place. Mon voyage à
Balbec fut comme la première sortie d’un convalescent qui
n’attendait plus qu’elle pour s’apercevoir
qu’il est guéri. : Park and Suites proprietaires
Mais ces idées, comme un remède qui n’agit pas
contre certaines affections, étaient sans aucune espèce
de pouvoir efficace contre ces deux lignes parallèles que je
revoyais de temps à autre, de Mauricette et du jeune homme
s’enfonçant à petits pas dans l’avenue des
Champs-Élysées. C’était un mal nouveau, qui
lui aussi finirait par s’user, c’était une image qui
un jour se présenterait à mon esprit entièrement
décantée de tout ce qu’elle contenait de nocif,
comme ces poisons mortels qu’on manie sans danger, comme un peu
de dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette sans crainte
d’explosion. En attendant, il y avait en moi une autre force qui
luttait de toute sa puissance contre cette force malsaine qui me
représentait sans changement la promenade de Mauricette dans le
crépuscule et qui, pour briser les assauts renouvelés de
ma mémoire, travaillait utilement en sens inverse mon
imagination. La première de ces deux forces, certes, continuait
à me montrer ces deux promeneurs de l’avenue des
Champs-Élysées, et m’offrait d’autres images
désagréables, tirées du passé, par exemple
Mauricette haussant les épaules quand sa mère lui
demandait de rester avec moi. Mais la seconde force, travaillant sur le
canevas de mes espérances, dessinait un avenir bien plus
complaisamment développé que ce pauvre passé en
somme si restreint. Pour une minute où je revoyais Mauricette
maussade, combien n’y en avait-il pas où je combinais une
démarche qu’elle ferait faire pour notre
réconciliation, pour nos fiançailles peut-être. Il
est vrai que cette force que l’imagination dirigeait vers
l’avenir, elle la puisait malgré tout dans le
passé. Au fur et à mesure que s’effacerait mon
ennui que Mauricette eût haussé les épaules,
diminuerait aussi le souvenir de son charme, souvenir qui me faisait
souhaiter qu’elle revînt vers moi. Mais
j’étais encore bien loin de cette mort du passé.
J’aimais toujours celle qu’il est vrai que je croyais
détester. Mais chaque fois qu’on me trouvait bien
coiffé, ayant bonne mine, j’aurais voulu qu’elle
fût là. J’étais irrité du désir
que beaucoup de gens manifestèrent à cette époque
de me recevoir et chez lesquels je refusai d’aller. : Park and Suites mauvais payeurs
Mais c’était encore trop que celui-ci me fût
rappelé. Son souvenir risquait d’entretenir le peu qui
subsistait de mon amour pour Mauricette. Aussi, bien que je ne
souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Manfred, je les
espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible.
Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris, me
concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours
étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais
qu’avant le déjeuner Mme Manfred sortait pendant une heure
et allait faire quelques pas avenue du Bois, près de
l’Étoile, et de l’endroit qu’on appelait
alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches
qu’ils ne connaissaient que de nom, « Club des
Pannés », j’obtins de mes parents que le dimanche
— car je n’étais pas libre en semaine à cette
heure-là — je pourrais ne déjeuner que bien
après eux, à une heure un quart, et aller faire un tour
auparavant. Je n’y manquai jamais pendant ce mois de mai,
Mauricette étant allée à la campagne chez des
amies. J’arrivais à l’Arc de Triomphe vers midi. Je
faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne
perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme
Manfred, qui n’avait que quelques mètres à
franchir, venait de chez elle. Comme c’était
déjà l’heure où beaucoup de promeneurs
rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu
nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants.
Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive,
alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne
s’ouvrirait qu’à midi, Mme Manfred apparaissait,
épanouissant autour d’elle une toilette toujours
différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle
hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de
sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une
large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des
pétales de sa robe. : Park and Suites proprietaires
Mais bien souvent ce n’était, en effet, que des images ;
j’oubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide de la
plage, parcouru par le vent inquiet du soir, que j’avais si
anxieusement ressenti à mon arrivée à Balbec ;
d’ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des
jeunes filles que j’avais vu passer, je n’étais plus
dans des dispositions assez calmes ni assez
désintéressées pour que pussent se produire en moi
des impressions vraiment profondes de beauté. L’attente du
dîner à Rivette rendait mon humeur plus frivole encore et
ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de
mon corps que j’allais habiller pour tâcher de
paraître le plus plaisant possible aux regards féminins
qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé,
était incapable de mettre de la profondeur derrière la
couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et
doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté
comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie,
unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la
filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le
miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui
rattachait à la réalité les paysages que
j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils
n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé,
de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit
où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport
nécessaire avec lui. Une fois c’était une
exposition d’estampes japonaises : à côté de
la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un
nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se
profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose
tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première
boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux
rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on
vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard
dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou
d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une
galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de
soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai
déjà vu d’aussi délicats, d’aussi
étonnants que celui-ci. » : Park and Suites propriétaires
Maintenant, leurs traits charmants n’étaient plus
indistincts et mêlés. Je les avais répartis et
agglomérés (à défaut du nom de chacune, que
j’ignorais) autour de la grande qui avait sauté par dessus
le vieux banquier ; de la petite qui détachait sur
l’horizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts ;
de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des
autres ; d’une autre, au visage blanc comme un œuf dans
lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin,
visage comme en ont certains très jeunes gens ; d’une
autre encore, grande, couverte d’une pèlerine (qui lui
donnait un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure
élégante que l’explication qui se présentait
à l’esprit était que cette jeune fille devait avoir
des parents assez brillants et plaçant leur amour-propre assez
au-dessus des baigneurs de Balbec et de l’élégance
vestimentaire de leurs propres enfants pour qu’il leur fût
absolument égal de la laisser se promener sur la digue dans une
tenue que de petites gens eussent jugée trop modeste) ;
d’une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates,
sous un « polo » noir, enfoncé sur sa tête,
qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si
dégingandé, en employant des termes d’argot si
voyous et criés si fort, quand je passai auprès
d’elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase
fâcheuse de « vivre sa vie ») qu’abandonnant
l’hypothèse que la pèlerine de sa camarade
m’avait fait échafauder, je conclus plutôt que
toutes ces filles appartenaient à la population qui
fréquente les vélodromes, et devaient être les
très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tous cas,
dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu’elles
eussent pu être vertueuses. À première vue —
dans la manière dont elles se regardaient en riant, dans le
regard insistant de celle aux joues mates — j’avais compris
qu’elles ne l’étaient pas. D’ailleurs, ma
grand’mère avait toujours veillé sur moi avec une
délicatesse trop timorée pour que je ne crusse pas que
l’ensemble des choses qu’on ne doit pas faire est
indivisible et que des jeunes filles qui manquent de respect à
la vieillesse fussent tout d’un coup arrêtées par
des scrupules quand il s’agit de plaisirs plus tentateurs que de
sauter par-dessus un octogénaire. : Park and Suites propriétaires
Maintenant tous les matins, bien avant l’heure où elle
sortait, j’allais par un long détour me poster à
l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude, et,
quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais
d’un air distrait, regardant dans une direction opposée et
levant les yeux vers elle dès que j’arrivais à sa
hauteur, mais comme si je ne m’étais nullement attendu
à la voir. Même les premiers jours, pour être plus
sûr de ne pas la manquer, j’attendais devant la maison. Et
chaque fois que la porte cochère s’ouvrait (laissant
passer successivement tant de personnes qui n’étaient pas
celle que j’attendais), son ébranlement se prolongeait
ensuite dans mon cœur en oscillations qui mettaient longtemps
à se calmer. Car jamais fanatique d’une grande
comédienne qu’il ne connaît pas, allant faire
« le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais
foule exaspérée ou idolâtre réunie pour
insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand homme
qu’on croit être sur le point de passer chaque fois
qu’on entend du bruit venu de l’intérieur de la
prison ou du palais ne furent aussi émus que je
l’étais, attendant le départ de cette grande dame
qui, dans sa toilette simple, savait, par la grâce de sa marche
(toute différente de l’allure qu’elle avait quand
elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade
matinale — il n’y avait pour moi qu’elle au monde qui
se promenât — tout un poème
d’élégance et la plus fine parure, la plus curieuse
fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que le
concierge ne pût se rendre compte de mon manège, je
m’en allai beaucoup plus loin, jusqu’à un point
quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette
soirée au théâtre, je faisais ainsi de petites
sorties avant le déjeuner, quand le temps était beau ;
s’il avait plu, à la première éclaircie je
descendais faire quelques pas, et tout d’un coup, venant sur le
trottoir encore mouillé, changé par la lumière en
laque d’or, dans l’apothéose d’un carrefour
poudroyant d’un brouillard que tanne et blondit le soleil,
j’apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une
laitière avec ses manches blanches, je restais sans mouvement,
une main contre mon cœur qui s’élançait
déjà vers une vie étrangère ; je
tâchais de me rappeler la rue, l’heure, la porte sous
laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait disparu sans
ressortir. Heureusement la fugacité de ces images
caressées et que je me promettais de chercher à revoir
les empêchait de se fixer fortement dans mon souvenir. : Park and Suites proprietaires
Ma vie dans l’hôtel était rendue non seulement
triste parce que je n’y avais pas de relations, mais incommode
parce que Françoise en avait noué de nombreuses. Il peut
sembler qu’elles auraient dû nous faciliter bien des
choses. C’était tout le contraire. Les prolétaires,
s’ils avaient quelque peine à être traités en
personnes de connaissance par Françoise, et ils ne le pouvaient
qu’à de certaines conditions de grande politesse envers
elle, en revanche, une fois qu’ils y étaient
arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour
elle. Son vieux code lui enseignait qu’elle n’était
tenue à rien envers les amis de ses maîtres, qu’elle
pouvait si elle était pressée envoyer promener une dame
venue pour voir ma grand’mère. Mais envers ses relations
à elle, c’est-à-dire avec les rares gens du peuple
admis à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil
et le plus absolu réglait ses actions. Ainsi Françoise
ayant fait la connaissance du cafetier et d’une petite femme de
chambre qui faisait des robes pour une dame belge, ne remontait plus
préparer les affaires de ma grand’mère tout de
suite après déjeuner, mais seulement une heure plus tard
parce que le cafetier voulait lui faire du café ou une tisane
à la caféterie, que la femme de chambre lui demandait de
venir la regarder coudre et que leur refuser eût
été impossible et de ces choses qui ne se font pas.
D’ailleurs des égards particuliers étaient dus
à la petite femme de chambre qui était orpheline et avait
été élevée chez des étrangers
auprès desquels elle allait parfois passer quelques jours. : Park and Suites propriétaires
Ma parole je me demande où Sylvette va chercher tous ces
gens-là ! » Cependant, ayant répondu par un signe
de tête au passant alarmé déjà hors de vue,
mais dont le cœur battait encore, Mme Manfred se tournait vers
moi : « Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne
viendrez plus jamais voir Mauricette ? Je suis contente
d’être exceptée et que vous ne me « dropiez
» pas tout à fait. J’aime vous voir, mais
j’aimais aussi l’influence que vous aviez sur ma fille. Je
crois qu’elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas
vous tyranniser parce que vous n’auriez qu’à ne plus
vouloir me voir non plus ! » « Sylvette, Sagan qui vous dit
bonjour », faisait remarquer Manfred à sa femme. Et, en
effet, le prince faisant comme dans une apothéose de
théâtre, de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front
à son cheval dans une magnifique apothéose, adressait
à Sylvette un grand salut théâtral et comme
allégorique où s’amplifiait toute la chevaleresque
courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la Femme,
fût-elle incarnée en une femme que sa mère ou sa
sœur ne pourraient pas fréquenter. D’ailleurs
à tout moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du
vernis lumineux de l’ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme
Manfred était saluée par les derniers cavaliers
attardés, comme cinématographiés au galop sur
l’ensoleillement blanc de l’avenue, hommes de cercle dont
les noms, célèbres pour le public — Antoine de
Castellane, Adalbert de Montmorency et tant d’autres —
étaient pour Mme Manfred des noms familiers d’amis. Et,
comme la durée moyenne de la vie — la
longévité relative — est beaucoup plus grande pour
les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des
souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont
évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de
Mauricette, il leur a survécu le plaisir que
j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de
cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une
heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme
Manfred, sous son ombrelle, comme sous le reflet d’un berceau de
glycines. : Park and Suites propriétaires
Ma longue absence de Paris n’avait pas empêché
d’anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur
leurs listes, à m’envoyer fidèlement des
invitations, et quand j’en trouvai en rentrant — avec une
pour un goûter donné par la Berma en l’honneur de sa
fille et de son gendre — une autre pour une matinée qui
devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Saint-Aignan, les
tristes réflexions que j’avais faites dans le train ne
furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de
m’y rendre. Ce n’était vraiment pas la peine de me
priver de mener la vie de l’homme du monde,
m’étais-je dit, puisque, le fameux « travail »
auquel depuis si longtemps j’espère chaque jour me mettre
le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que
peut-être même il ne correspond à aucune
réalité. À vrai dire, cette raison était
toute négative et ôtait simplement leur valeur à
celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais
celle qui m’y fit aller fut ce nom de Saint-Aignan, depuis assez
longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte
d’invitation, il réveillât un rayon de mon
attention, allât prélever au fond de ma mémoire une
coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de
forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l’escortaient
alors, et pour qu’il reprît pour moi le charme et la
signification que je lui trouvais à Versailles quand passant,
avant de rentrer, dans la rue de l’Oiseau, je voyais du dehors,
comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de
Saint-Aignan. Pour un moment les Saint-Aignan m’avaient
semblé de nouveau entièrement différents des gens
du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant,
fût-il souverain ; ils me réapparaissaient comme des
êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux
de cette sombre ville de Versailles où s’était
passée mon enfance et du passé qu’on y apercevait
dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J’avais eu
envie d’aller chez les Saint-Aignan comme si cela avait dû
me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire
où je l’apercevais. Et j’avais continué
à relire l’invitation jusqu’au moment où,
révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier
et si mystérieux, comme celui même de Versailles, eussent
repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes
yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas. : Park and Suites propriétaires
Ma grand’mère me témoignait, parce que maintenant
je m’intéressais extrêmement au golf et au tennis et
laissais échapper l’occasion de regarder travailler et
entendre discourir un artiste qu’elle savait des plus grands, un
mépris qui me semblait procéder de vues un peu
étroites. J’avais autrefois entrevu aux
Champs-Élysées et je m’étais rendu mieux
compte depuis qu’en étant amoureux d’une femme nous
projetons simplement en elle un état de notre âme ; que
par conséquent l’important n’est pas la valeur de la
femme mais la profondeur de l’état ; et que les
émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne
peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des
parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus
lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne
la conversation d’un homme supérieur ou même la
contemplation admirative de ses œuvres.Je dus finir par
obéir à ma grand’mère avec d’autant
plus d’ennui qu’Elstir habitait assez loin de la digue,
dans une des avenues les plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour
m’obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de
la Plage, et je m’efforçais, pour penser que
j’étais dans l’antique royaume des
Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur
l’emplacement de la forêt de Brocéliande, de ne pas
regarder le luxe de pacotille des constructions qui se
développaient devant moi et entre lesquelles la villa
d’Elstir était peut-être la plus somptueusement
laide, louée malgré cela par lui, parce que de toutes
celles qui existaient à Balbec, c’était la seule
qui pouvait lui offrir un vaste atelier. : Park and Suites proprietaires
Ma grand’mère concevait naturellement notre départ
d’une façon un peu différente et, toujours aussi
désireuse qu’autrefois de donner aux présents
qu’on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour
m’offrir de ce voyage une « épreuve » en
partie ancienne, que nous refissions moitié en chemin de fer,
moitié en voiture le trajet qu’avait suivi Mme de
Sévigné quand elle était allée de Paris
à « L’Orient » en passant par Chaulnes et par
« le Pont Audemer ». Mais ma grand’mère avait
été obligée de renoncer à ce projet, sur la
défense de mon père, qui savait, quand elle organisait un
déplacement en vue de lui faire rendre tout le profit
intellectuel qu’il pouvait comporter, combien on pouvait
pronostiquer de trains manqués, de bagages perdus, de maux de
gorge et de contraventions. Elle se réjouissait du moins
à la pensée que jamais, au moment d’aller sur la
plage, nous ne serions exposés à en être
empêchés par la survenue de ce que sa chère
Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque
nous ne connaîtrions personne à Balbec, Legrandin ne nous
ayant pas offert de lettre d’introduction pour sa sœur.
(Abstention qui n’avait pas été
appréciée de même par mes tantes Céline et
Victoire, lesquelles, ayant connu jeune fille celle qu’elles
n’avaient appelée jusqu’ici, pour marquer cette
intimité d’autrefois, que « Renée de
Cambremer », et possédant encore d’elle de ces
cadeaux qui meublent une chambre et la conversation mais auxquels la
réalité actuelle ne correspond pas, croyaient venger
notre affront en ne prononçant plus jamais, chez Mme Legrandin
mère, le nom de sa fille, et se bornant à se congratuler
une fois sorties par des phrases comme : « Je n’ai pas fait
allusion à qui tu sais », « je crois qu’on
aura compris ».) : Park and Suites propriétaires
M. de Pondichéry demanda à s’asseoir sur un
fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas
et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla
être un livre de prières. Je n’étais pas
fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des
détails sur l’état de santé du baron.
« Je suis content de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien,
mais nous n’irons pas plus loin que le rond-point. Dieu merci, le
baron va bien maintenant, mais je n’ose pas le laisser longtemps
seul, il est toujours le même, il a trop bon cœur, il
donnerait tout ce qu’il a aux autres, et puis ce n’est pas
tout, il est resté coureur comme un jeune homme et je suis
obligé d’ouvrir les yeux. — D’autant plus
qu’il a retrouvé les siens, répondis-je ; on
m’avait beaucoup attristé en me disant qu’il avait
perdu la vue. — Sa paralysie s’était, en effet,
portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que,
pendant la cure qui lui a fait, du reste, tant de bien, il est
resté plusieurs mois sans voir plus qu’un aveugle de
naissance. — Cela devait au moins rendre inutile toute une partie
de votre surveillance ? — Pas le moins du monde, à peine
arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était
telle personne de service. Je l’assurais qu’il n’y
avait que des horreurs. : Park and Suites propriétaires
Les stores étaient clos de presque tous les côtés,
l’atelier était assez frais, et, sauf à un endroit
où le grand jour apposait au mur sa décoration
éclatante et passagère, obscur ; seule était
ouverte une petite fenêtre rectangulaire encadrée de
chèvrefeuilles, qui après une bande de jardin, donnait
sur une avenue ; de sorte que l’atmosphère de la plus
grande partie de l’atelier était sombre, transparente et
compacte dans la masse, mais humide et brillante aux cassures où
la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont
une face déjà taillée et polie, çà
et là, luit comme un miroir et s’irise. Tandis
qu’Elstir, sur ma prière, continuait à peindre, je
circulais dans ce clairobscur, m’arrêtant devant un tableau
puis devant un autre.Le plus grand nombre de ceux qui
m’entouraient n’étaient pas ce que j’aurais le
plus aimé à voir de lui, les peintures appartenant
à ses première et deuxième manières, comme
disait une revue d’Art anglaise qui traînait sur la table
du salon du Grand-Hôtel, la manière mythologique et celle
où il avait subi l’influence du Japon, toutes deux
admirablement représentées, disait-on, dans la collection
de Mme de Crépières. Naturellement, ce qu’il avait
dans son atelier, ce n’était guère que des marines
prises ici, à Balbec. Mais j’y pouvais discerner que le
charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des
choses représentées, analogue à celle qu’en
poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le Père
avait créé les choses en les nommant, c’est en leur
ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir
les recréait. Les noms qui désignent les choses
répondent toujours à une notion de l’intelligence,
étrangère à nos impressions véritables, et
qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se
rapporte pas à cette notion. : Park and Suites propriétaires
Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin
de fer, comme les œufs durs, les journaux illustrés, les
jeux de cartes, les rivières où des barques
s’évertuent sans avancer. À un moment où je
dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit
pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si
je venais ou non de dormir (et où l’incertitude même
qui me faisait me poser la question était en train de me fournir
une réponse affirmative), dans le carreau de la fenêtre,
au-dessus d’un petit bois noir, je vis des nuages
échancrés dont le doux duvet était d’un rose
fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les
plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur
lequel l’a déposé la fantaisie du peintre. Mais je
sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni
inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt
s’amoncelèrent derrière elle des réserves de
lumière. Elle s’aviva, le ciel devint d’un incarnat
que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux
voir, car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de
la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé de
direction, le train tourna, la scène matinale fut
remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village
nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir
encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore
semé de toutes ses étoiles, et je me désolais
d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je
l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la
fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un
deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais
mon temps à courir d’une fenêtre à
l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments
intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et
versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu. : Park and Suites proprietaires
Les jours où il y avait repos et où Saint-Loup ne pouvait
cependant pas sortir, j’allais souvent le voir au quartier.
C’était loin ; il fallait sortir de la ville, franchir le
viaduc, des deux côtés duquel j’avais une immense
vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux, et
emplissait les bâtiments construits sur trois côtés
de la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis
que, pendant qu’il était occupé à quelque
service, j’attendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au
réfectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il
m’avait présenté (et que je vins ensuite voir
quelquefois, même quand il ne devait pas être là),
voyant par la fenêtre, à cent mètres au-dessous de
moi, la campagne dépouillée mais où
çà et là des semis nouveaux, souvent encore
mouillés de pluie et éclairés par le soleil,
mettaient quelques bandes vertes d’un brillant et d’une
limpidité translucide d’émail, il m’arrivait
d’entendre parler de lui ; et je pus bien vite me rendre compte
combien il était aimé et populaire. Chez plusieurs
engagés, appartenant à d’autres escadrons, jeunes
bourgeois riches qui ne voyaient la haute société
aristocratique que du dehors et sans y pénétrer, la
sympathie qu’excitait en eux ce qu’ils savaient du
caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu’avait
à leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand
ils venaient en permission à Paris, ils avaient vu souper au
Café de la Paix avec le duc d’Uzès et le prince
d’Orléans. Et à cause de cela, dans sa jolie
figure, dans sa façon dégingandée de marcher, de
saluer, dans le perpétuel lancé de son monocle, dans
« la fantaisie » de ses képis trop hauts, de ses
pantalons d’un drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit
l’idée d’un « chic » dont ils assuraient
qu’étaient dépourvus les officiers les plus
élégants du régiment, même le majestueux
capitaine à qui j’avais dû de coucher au quartier,
lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun. : Park and Suites propriétaires
Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par
chance à les avoir toutes. Certes, s’il avait su
maintenant qu’elles avaient été offertes à
tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement
souffert, mais n’eût pas moins donné un million pour
les conserver, car tout ce qu’il eût appris
n’eût pas pu le faire sortir — car cela est au-dessus
des forces de l’homme et ne peut arriver que malgré lui
par l’action de quelque grande loi naturelle — de la route
dans laquelle il était et d’où ce visage ne pouvait
lui apparaître qu’à travers les rêves
qu’il avait formés, d’où ces regards, ces
sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule
révélation d’une personne dont il aurait voulu
connaître la vraie nature et posséder à lui seul
les désirs. L’immobilité de ce mince visage, comme
celle d’une feuille de papier soumise aux colossales pressions de
deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux
infinis qui venaient aboutir à elle sans se rencontrer, car elle
les séparait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et
moi, nous ne la voyions pas du même côté du
mystère.Ce n’était pas « Rachel quand du
Seigneur » qui me semblait peu de chose, c’était la
puissance de l’imagination humaine, l’illusion sur laquelle
reposaient les douleurs de l’amour, que je trouvais grandes.
Robert vit que j’avais l’air ému. Je
détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin
d’en face pour qu’il crût que c’était
leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la
même façon, elle mettait aussi près de moi de ces
choses qu’on ne voit pas qu’avec ses yeux, mais qu’on
sent dans son cœur. Ces arbustes que j’avais vus dans le
jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne
m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans
un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt
venir, elle vit une forme humaine et « crut que
c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de
l’âge d’or, garants de la promesse que la
réalité n’est pas ce qu’on croit, que la
splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de
l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la
récompense que nous nous efforcerons de mériter, les
grandes créatures blanches merveilleusement penchées
au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la
pêche, à la lecture, n’était-ce pas
plutôt des anges ? J’échangeais quelques mots avec
la maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village.
Les maisons en étaient sordides. Mais à côté
des plus misérables, de celles qui avaient un air d’avoir
été brûlées par une pluie de salpêtre,
un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la
cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout,
étendant largement sur elle l’éblouissante
protection de ses ailes d’innocence en fleurs :
c’était un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant
avec moi : : Park and Suites proprietaires
Les derniers rites achevés, Françoise, qui était
à la fois, comme dans l’église primitive, le
célébrant et l’un des fidèles, se servait un
dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la
pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau
rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait
d’un œil dolent « son » jeune valet de pied qui
pour faire du zèle lui disait : « Voyons, madame, encore
un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitôt
ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu’il faisait
trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En
jetant avec dextérité, dans le même temps
qu’elle tournait la poignée de la croisée et
prenait l’air, un coup d’œil
désintéressé sur le fond de la cour, elle y
dérobait furtivement la certitude que la duchesse
n’était pas encore prête, couvait un instant de ses
regards dédaigneux et passionnés la voiture
attelée, et, cet instant d’attention une fois donné
par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait
d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de
l’air et la chaleur du soleil ; et elle regardait à
l’angle du toit la place où, chaque printemps, venaient
faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre,
des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine,
à Villers. : Park and Suites proprietaires
Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même
émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses
lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces
feuillages que l’eau déplace en s’échappant ;
son attitude en scène qu’elle avait lentement
constituée, qu’elle modifierait encore, et qui
était faite de raisonnements d’une autre profondeur que
ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais
de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une
sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du
personnage de Phèdre, des éléments riches et
complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une
réussite de l’artiste mais pour une donnée de la
vie ; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et
fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir
été filés par la souffrance mi-païenne,
mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un
cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles,
n’étaient, autour de ce corps d’une idée
qu’est un vers (corps qui, au contraire des corps humains,
n’est pas devant l’âme comme un obstacle opaque qui
empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement
purifié, vivifié où elle se diffuse et où
on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu
de la cacher, rendaient plus splendidement l’âme qui se les
était assimilées et s’y était
répandue, que des coulées de substances diverses,
devenues translucides, dont la superposition ne fait que
réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les
traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus
belle la matière imbibée de flamme où il est
engainé. Telle l’interprétation de la Berma
était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre
vivifiée aussi par le génie. : Park and Suites propriétaires
Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se
reflétaient dans le mien, mais d’une façon
symbolique : je ne pouvais pas dans l’obscurité distinguer
le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux
fermés ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en
rêvant, dès que je voulais parler à ces amis je
sentais le son s’arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas
distinctement dans le sommeil ; je voulais aller à eux et je ne
pouvais pas déplacer mes jambes, car on n’y marche pas non
plus ; et tout à coup, j’avais honte de paraître
devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux
aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées,
le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil
lui-même avait l’air de ces grandes figures
allégoriques où Giotto a représenté
l’Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann
m’avait données.Saint-Loup vint à Paris pour
quelques heures seulement. Tout en m’assurant qu’il
n’avait pas eu l’occasion de parler de moi à sa
cousine : « Elle n’est pas gentille du tout, Oriane, me
dit-il, en se trahissant naïvement, ce n’est plus mon Oriane
d’autrefois, on me l’a changée. Je t’assure
qu’elle ne vaut pas la peine que tu t’occupes d’elle.
Tu lui fais beaucoup trop d’honneur. Tu ne veux pas que je te
présente à ma cousine Poictiers ? ajouta-t-il sans se
rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. Voilà
une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a
épousé mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon
garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parlé de
toi. Elle m’a demandé de t’amener. Elle est
autrement jolie qu’Oriane et plus jeune. C’est
quelqu’un de gentil, tu sais, c’est quelqu’un de
bien. » C’étaient des expressions nouvellement
— d’autant plus ardemment — adoptées par
Robert et qui signifiaient qu’on avait une nature délicate
: « Je ne te dis pas qu’elle soit dreyfusarde, il faut
aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit : «
S’il était innocent quelle horreur ce serait qu’il
fût à l’île du Diable. » Tu comprends,
n’est-ce pas ? Et puis enfin c’est une personne qui fait
beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a défendu
qu’on les fasse monter par l’escalier de service. Je
t’assure, c’est quelqu’un de très bien. Dans
le fond Oriane ne l’aime pas parce qu’elle la sent plus
intelligente. » : Park and Suites proprietaires
Le voyant bien installé, elle venait de le quitter pour aller
lui acheter un journal qu’elle lui lirait et qui le distrairait,
petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et
qu’elle ne prolongeait jamais au delà de cinq minutes, ce
qui lui semblait bien long, mais qu’elle renouvelait assez
fréquemment pour que le vieil époux à qui elle
prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût
l’impression qu’il était encore en état de
vivre comme tout le monde et n’avait nul besoin de protection. La
tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et
tentant sur lequel sans une hésitation
l’aînée de la petite bande se mit à courir :
elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la
casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand
amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une
figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et
une gaieté où je crus discerner un peu de
timidité, d’une timidité honteuse et fanfaronne,
qui n’existait pas chez les autres. « C’pauvre vieux
y m’fait d’la peine, il a l’air à
moitié crevé », dit l’une de ces filles
d’une voix rogommeuse et avec un accent à demi ironique.
Elles firent quelques pas encore, puis s’arrêtèrent
un moment au milieu du chemin sans s’occuper
d’arrêter la circulation des passants, en un conciliabule,
un agrégat de forme irrégulière, compact, insolite
et piaillant, comme des oiseaux qui s’assemblent au moment de
s’envoler ; puis elles reprirent leur lente promenade le long de
la digue, au-dessus de la mer. : Park and Suites propriétaires
Le vent grandissait. Il était tout hérissé et
grenu d’une approche de neige ; je regagnais la grand’rue
et sautais dans le petit tramway où de la plate-forme un
officier qui semblait ne pas les voir répondait aux saluts des
soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face
peinturlurée par le froid ; et elle faisait penser, dans cette
cité que le brusque saut de l’automne dans ce commencement
d’hiver semblait avoir entraînée plus avant dans le
nord, à la face rubiconde que Breughel donne à ses
paysans joyeux, ripailleurs et gelés.Et
précisément à l’hôtel où
j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les
fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du
voisinage et d’étrangers, c’était, pendant
que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de
rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets
embrochés, où grillaient des porcs, où des homards
encore vivants étaient jetés dans ce que
l’hôtelier appelait le « feu éternel »,
une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant
Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres
flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans
la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui
leur indiquaient de préférence un logement dans la ville
quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils
pourraient être servis et logés, tandis qu’un
garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se
débattait. Et dans la grande salle à manger que je
traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite
pièce où m’attendait mon ami, c’était
aussi à un repas de l’Évangile figuré avec
la naïveté du vieux temps et l’exagération des
Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des
coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons,
apportés tout décorés et fumants par des
garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour
aller plus vite et les déposaient sur l’immense console
où ils étaient découpés aussitôt,
mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin,
quand j’arrivais — ils s’entassaient
inutilisés ; comme si leur profusion et la précipitation
de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt
qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte
sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement
illustré par des détails réels empruntés
à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de
montrer aux yeux l’éclat de la fête par la profusion
des victuailles et l’empressement des serviteurs. : Park and Suites proprietaires
Le temps était redevenu froid. « Sortir ? pourquoi ? pour
prendre la crève », disait Françoise qui aimait
mieux rester à la maison pendant la semaine que sa fille, le
frère et la bouchère étaient allés passer
à Villers. D’ailleurs, dernière sectatrice en qui
survécût obscurément la doctrine de ma tante
Léonie — sachant la physique, — Françoise
ajoutait en parlant de ce temps hors de saison : « C’est le
restant de la colère de Dieu ! » Mais je ne
répondais à ses plaintes que par un sourire plein de
langueur, d’autant plus indifférent à ces
prédictions que, de toutes manières, il ferait beau pour
moi ; déjà je voyais briller le soleil du matin sur la
colline de Fiesole, je me chauffais à ses rayons ; leur force
m’obligeait à ouvrir et à fermer à demi les
paupières, en souriant, et, comme des veilleuses
d’albâtre, elles se remplissaient d’une lueur rose.
Ce n’était pas seulement les cloches qui revenaient
d’Italie, l’Italie était venue avec elles. Mes mains
fidèles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer
l’anniversaire du voyage que j’avais dû faire jadis,
car depuis qu’à Paris le temps était redevenu
froid, comme une autre année au moment de nos préparatifs
de départ à la fin du carême, dans l’air
liquide et glacial qui les baignait les marronniers, les platanes des
boulevards, l’arbre de la cour de notre maison,
entr’ouvraient déjà leurs feuilles comme dans une
coupe d’eau pure les narcisses, les jonquilles, les
anémones du Ponte-Vecchio.Mon père nous avait
raconté qu’il savait maintenant par A. J. où allait
M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. : Park and Suites proprietaires
Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à
regarder. Je me mettais debout un instant et avant de
m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux.
Au-dessus d’eux, je voyais de mon lit la raie de clarté
qui y restait encore, s’assombrissant, s’amincissant
progressivement, mais c’est sans m’attrister et sans lui
donner de regret que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux
l’heure où d’habitude j’étais à
table, car je savais que ce jour-ci était d’une autre
sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit
interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide
de ce crépuscule se préparait à sortir, par une
radieuse métamorphose, la lumière éclatante du
restaurant de Rivette. Je me disais : « Il est temps » ; je
m’étirais, sur le lit, je me levais, j’achevais ma
toilette ; et je trouvais du charme à ces instants inutiles,
allégés de tout fardeau matériel, où tandis
qu’en bas les autres dînaient, je n’employais les
forces accumulées pendant l’inactivité de cette fin
de journée qu’à sécher mon corps, à
passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous
ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir
cette femme que j’avais remarquée la dernière fois
à Rivette, qui avait paru me regarder, n’était
peut-être sortie un instant de table que dans l’espoir que
je la suivrais ; c’est avec joie que j’ajoutais à
moi tous ces appas pour me donner entier et dispos à une vie
nouvelle, libre, sans souci, où j’appuierais mes
hésitations au calme de Sainte-Beuve et choisirais, entre les
espèces de l’histoire naturelle et les provenances de tous
les pays, celles qui, composant les plats inusités,
aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma
gourmandise ou mon imagination. : Park and Suites proprietaires
Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à
regarder. Je me mettais debout un instant et avant de
m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux.
Au-dessus d’eux, je voyais de mon lit la raie de clarté
qui y restait encore, s’assombrissant, s’amincissant
progressivement, mais c’est sans m’attrister et sans lui
donner de regret que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux
l’heure où d’habitude j’étais à
table, car je savais que ce jour-ci était d’une autre
sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit
interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide
de ce crépuscule se préparait à sortir, par une
radieuse métamorphose, la lumière éclatante du
restaurant de Rivette. Je me disais : « Il est temps » ; je
m’étirais, sur le lit, je me levais, j’achevais ma
toilette ; et je trouvais du charme à ces instants inutiles,
allégés de tout fardeau matériel, où tandis
qu’en bas les autres dînaient, je n’employais les
forces accumulées pendant l’inactivité de cette fin
de journée qu’à sécher mon corps, à
passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous
ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir
cette femme que j’avais remarquée la dernière fois
à Rivette, qui avait paru me regarder, n’était
peut-être sortie un instant de table que dans l’espoir que
je la suivrais ; c’est avec joie que j’ajoutais à
moi tous ces appas pour me donner entier et dispos à une vie
nouvelle, libre, sans souci, où j’appuierais mes
hésitations au calme de Sainte-Beuve et choisirais, entre les
espèces de l’histoire naturelle et les provenances de tous
les pays, celles qui, composant les plats inusités,
aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma
gourmandise ou mon imagination. : Park and Suites loyers impayés
Le paysage devint accidenté, abrupt, le train
s’arrêta à une petite gare entre deux montagnes. On
ne voyait au fond de la gorge, au bord du torrent, qu’une maison
de garde enfoncée dans l’eau qui coulait au ras des
fenêtres. Si un être peut être le produit d’un
sol dont on goûte en lui le charme particulier, plus encore que
la paysanne que j’avais tant désiré voir
apparaître quand j’errais seul du côté de
Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait
être la grande fille que je vis sortir de cette maison et, sur le
sentier qu’illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la
gare en portant une jarre de lait. Dans la vallée à qui
ces hauteurs cachaient le reste du monde, elle ne devait jamais voir
personne que dans ces trains qui ne s’arrêtaient
qu’un instant. Elle longea les wagons, offrant du café au
lait à quelques voyageurs réveillés.
Empourpré des reflets du matin, son visage était plus
rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui
renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience
de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu’ils
sont individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de
convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les
différents visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous
avons connus, nous n’avons que des images abstraites qui sont
languissantes et fades parce qu’il leur manque
précisément ce caractère d’une chose
nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce
caractère qui est propre à la beauté et au
bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous
supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte
le bonheur et la beauté quand nous les avons omis et
remplacés par des synthèses où d’eux il
n’y a pas un seul atome. : Park and Suites avis
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros
œil rond collé contre le verre du monocle, se
déplaçait lentement dans l’ombre transparente et
paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un
poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux,
derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par
moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et
moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il
souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou
respirait seulement.