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lundi 6 janvier 2014
Park And Suites propriétaires - Mais au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec,
On se levait de
table ; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur
temps à regarder, à reconnaître, à se faire
nommer les convives du dîner voisin, avaient été
retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table,
la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon
d’un soir perdait de sa puissance, au moment où pour
prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui
avait servi aux goûters ; il arrivait souvent qu’au moment
du passage, tel dîner en marche abandonnait l’un ou
plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement
l’attraction du dîner rival se détachaient un
instant du leur, où ils étaient remplacés par des
messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant
de rejoindre, en disant : « Il faut que je me sauve retrouver M.
X… dont je suis ce soir l’invité. » Et
pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés
qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le
couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait même
après dîner encore un peu de jour, on n’allumait pas
ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se
penchaient au dehors de l’autre côté du vitrage, il
avait l’air d’une allée dans un jardin boisé
et ténébreux. Parfois dans l’ombre une
dîneuse s’y attardait. En le traversant pour sortir,
j’y distinguai un soir, assise au milieu d’un groupe
inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans
m’arrêter. : Park and Suites propriétaires
Quant aux « joies de l’intelligence », pouvais-je
ainsi appeler ces froides constatations que mon œil clairvoyant
ou mon raisonnement juste relevaient sans aucun plaisir et qui
restaient infécondes. Mais c’est quelquefois au moment
où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui
peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne
donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et
qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y
heurte sans le savoir et elle s’ouvre.En roulant les tristes
pensées que je disais il y a un instant j’étais
entré dans la cour de l’hôtel de Saint-Aignan et
dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui
s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps
de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour
buter malgré moi contre des pavés assez mal
équarris derrière lesquels était une remise. Mais
au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur
un pavé qui était un peu moins élevé que le
précédent, tout mon découragement
s’évanouit devant la même félicité
qu’à diverses époques de ma vie m’avaient
donnée la vue d’arbres que j’avais cru
reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la
vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine
trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont
j’ai parlé et que les dernières œuvres de
Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment
où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur
l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés.
Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de
la réalité de mes dons littéraires et même
de la réalité de la littérature se trouvaient
levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien
de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que
j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun
argument décisif, les difficultés insolubles tout
à l’heure avaient perdu toute importance, comme je
l’avais fait le jour où j’avais goûté
d’une madeleine trempée dans une infusion. La
félicité que je venais d’éprouver
était bien en effet la même que celle que j’avais
éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais
alors ajourné de rechercher les causes profondes. La
différence purement matérielle était dans les
images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des
impressions de fraîcheur, d’éblouissante
lumière tournoyaient près de moi et dans mon désir
de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la
saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir
jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais,
quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à
tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied
sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le
pavé le plus bas. : Park and Suites proprietaires
Quant aux « joies de l’intelligence », pouvais-je
ainsi appeler ces froides constatations que mon œil clairvoyant
ou mon raisonnement juste relevaient sans aucun plaisir et qui
restaient infécondes. Mais c’est quelquefois au moment
où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui
peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne
donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et
qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y
heurte sans le savoir et elle s’ouvre.En roulant les tristes
pensées que je disais il y a un instant j’étais
entré dans la cour de l’hôtel de Saint-Aignan et
dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui
s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps
de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour
buter malgré moi contre des pavés assez mal
équarris derrière lesquels était une remise. Mais
au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur
un pavé qui était un peu moins élevé que le
précédent, tout mon découragement
s’évanouit devant la même félicité
qu’à diverses époques de ma vie m’avaient
donnée la vue d’arbres que j’avais cru
reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la
vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine
trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont
j’ai parlé et que les dernières œuvres de
Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment
où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur
l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés.
Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de
la réalité de mes dons littéraires et même
de la réalité de la littérature se trouvaient
levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien
de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que
j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun
argument décisif, les difficultés insolubles tout
à l’heure avaient perdu toute importance, comme je
l’avais fait le jour où j’avais goûté
d’une madeleine trempée dans une infusion. La
félicité que je venais d’éprouver
était bien en effet la même que celle que j’avais
éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais
alors ajourné de rechercher les causes profondes. La
différence purement matérielle était dans les
images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des
impressions de fraîcheur, d’éblouissante
lumière tournoyaient près de moi et dans mon désir
de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la
saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir
jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais,
quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à
tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied
sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le
pavé le plus bas. : Park and Suites proprietaires
Quant à ma grand’mère que seule de la famille
paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque
fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus,
elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas
alors le sens, et qui était semblable à celui d’une
personne qu’on vient déranger dans des pensées plus
sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour
mon père et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une
indécision qu’elle traduisait par le silence. Enfin mon
grand-père, adorant l’armée (bien que ses
obligations de garde national eussent été le cauchemar de
son âge mûr), ne voyait jamais à Villers un
régiment défiler devant la grille sans se
découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela
était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond
la vie de désintéressement et d’honneur de mon
père et de mon grand-père, les considérât
comme des suppôts de l’Injustice. On pardonne les crimes
individuels, mais non la participation à un crime collectif.
Dès qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et
lui des continents et des siècles. Ce qui explique
qu’à une pareille distance dans le temps et dans
l’espace, son salut ait paru imperceptible à mon
père et qu’elle n’eût pas songé
à une poignée de main et à des paroles lesquelles
n’eussent pu franchir les mondes qui les
séparaient.Saint-Loup, devant venir à Paris,
m’avait promis de me mener chez Mme de Villeparisis où
j’espérais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions
Mme de La Ferté-Bernard. Il me demanda de déjeuner au
restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite
à une répétition. Nous devions aller la chercher
le matin, aux environs de Paris où elle habitait.J’avais
demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous
déjeunerions (dans la vie des jeunes nobles qui dépensent
de l’argent le restaurant joue un rôle aussi important que
les caisses d’étoffe dans les contes arabes) fût de
préférence celui où Aimé m’avait
annoncé qu’il devait entrer comme maître
d’hôtel en attendant la saison de Balbec.
C’était un grand charme pour moi qui rêvais à
tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui
faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec
même, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes
cours me forçaient à rester à Paris, n’en
regardait pas moins, pendant les longues fins d’après-midi
de juillet, en attendant que les clients vinssent dîner, le
soleil descendre et se coucher dans la mer, à travers les
panneaux de verre de la grande salle à manger derrière
lesquels, à l’heure où il s’éteignait,
les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuâtres avaient
l’air de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine.
Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant
aimant de Balbec, ce maître d’hôtel devenait à
son tour aimant pour moi. J’espérais en causant avec lui
être déjà en communication avec Balbec, avoir
réalisé sur place un peu du charme du voyage. : Park and Suites propriétaires
Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau,
intimidé de m’y promener, je voulus parler avec
vivacité à Saint-Loup ; de cette façon mon
attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces
lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par
notre conversation et on penserait que j’y étais si
absorbé, si distrait, qu’on trouverait naturel que je
n’eusse pas les expressions de physionomie que j’aurais
dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je
disais, je savais à peine que je me trouvais ; et saisissant,
pour aller plus vite, le premier sujet de conversation
:Inconséquents avec la fiction qu’ils avaient
adoptée et en vertu de laquelle ils auraient dû —
mais ils n’y songèrent pas — avoir l’air de ne
pas comprendre ce qu’il voulait dire, ils
proférèrent une phrase qui est de tradition en ces
circonstances : « Voilà que tu t’emballes, ne prends
pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents ! »
J’avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs,
l’illusion sur laquelle reposait son amour pour « Rachel
quand du Seigneur », je ne me rendais pas moins compte de ce
qu’avaient au contraire de réel les souffrances qui
naissaient de cet amour. Peu à peu celle qu’il ressentait
depuis une heure, sans cesser, se rétracta, rentra en lui, une
zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittâmes le
théâtre, Saint-Loup et moi, et marchâmes
d’abord un peu. Je m’étais attardé un instant
à un angle de l’avenue Gabriel d’où je voyais
souvent jadis arriver Gilberte. J’essayai pendant quelques
secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j’allais
rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis
qu’un monsieur assez mal habillé avait l’air de lui
parler d’assez près. J’en conclus que
c’était un ami personnel de Robert ; cependant ils
semblaient se rapprocher encore l’un de l’autre ; tout
à coup, comme apparaît au ciel un phénomène
astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité
vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer,
devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par
une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de
sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de
Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de
place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif.
Mais cette pièce d’artifice n’était
qu’une roulée qu’administrait Saint-Loup, et dont le
caractère agressif au lieu d’esthétique me fut
d’abord révélé par l’aspect du
monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre
à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de
sang. Il donna des explications mensongères aux personnes qui
s’approchaient pour l’interroger, tourna la tête et,
voyant que Saint-Loup s’éloignait définitivement
pour me rejoindre, resta à le regarder d’un air de rancune
et d’accablement, mais nullement furieux. : Park and Suites proprietaires
Quand Mme de Villeparisis rencontrait Françoise au moment (que
celle-ci appelait « le midi ») où, coiffée
d’un beau bonnet et entourée de la considération
générale, elle descendait « manger aux courriers
», Mme de Villeparisis l’arrêtait pour lui demander
de nos nouvelles. Et Françoise, nous transmettant les
commissions de la marquise : « Elle a dit : Vous leur donnerez
bien le bonjour, contrefaisait la voix de Mme de Villeparisis de
laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne les
déformant pas moins que Platon celles de Socrate ou saint Jean
celles de Jésus. Françoise était naturellement
très touchée de ces attentions. Tout au plus ne
croyait-elle pas ma grand’mère et pensait-elle que
celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens
riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de
Villeparisis avait été autrefois ravissante. Il est vrai
qu’il n’en subsistait que de bien faibles restes dont on
n’eût pu, à moins d’être plus artiste
que Françoise, restituer la beauté détruite. Car
pour comprendre combien une vieille femme a pu être jolie, il ne
faut pas seulement regarder, mais traduire chaque trait. : Park and Suites propriétaires
Quand Mauricette, qui d’habitude donnait ses goûters le
jour où recevait sa mère, devait au contraire être
absente et qu’à cause de cela je pouvais aller au «
Choufleury » de Mme Manfred, je la trouvais vêtue de
quelque belle robe, certaines en taffetas, d’autres en faille, ou
en velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui
non point lâches comme les déshabillés
qu’elle revêtait ordinairement à la maison, mais
combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet
après-midi-là à son oisiveté chez elle
quelque chose d’alerte et d’agissant. Et sans doute la
simplicité hardie de leur coupe était bien
appropriée à sa taille et à ses mouvements dont
les manches avaient l’air d’être la couleur,
changeante selon les jours ; on aurait dit qu’il y avait soudain
de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le
taffetas blanc, et qu’une sorte de réserve suprême
et pleine de distinction dans la façon d’avancer le bras
avait, pour devenir visible, revêtu l’apparence brillante
du sourire des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en
même temps, à ces robes si vives la complication des
« garnitures » sans utilité pratique, sans raison
d’être visible, ajoutait quelque chose de
désintéressé, de pensif, de secret, qui
s’accordait à la mélancolie que Mme Manfred gardait
toujours au moins dans la cernure de ses yeux et les phalanges de ses
mains. Sous la profusion des porte-bonheur en saphir, des
trèfles à quatre feuilles d’émail, des
médailles d’argent, des médaillons d’or, des
amulettes de turquoise, des chaînettes de rubis, des
châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel
dessin colorié poursuivant sur un empiècement
rapporté son existence antérieure, telle rangée de
petits boutons de satin qui ne boutonnaient rien et ne pouvaient pas se
déboutonner, une soutache cherchant à faire plaisir avec
la minutie, la discrétion d’un rappel délicat,
lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l’air —
n’ayant sans cela aucune justification possible — de
déceler une intention, d’être un gage de tendresse,
de retenir une confidence, de répondre à une
superstition, de garder le souvenir d’une guérison,
d’un vœu, d’un amour ou d’une philippine. : Park and Suites proprietaires
Quand Manfred m’avait dit à Paris, un jour que
j’étais particulièrement souffrant : « Vous
devriez partir pour ces délicieuses îles de
l’Océanie, vous verrez que vous n’en reviendrez plus
», j’aurais voulu lui répondre : « Mais alors
je ne verrai plus votre fille, je vivrai au milieu de choses et de gens
qu’elle n’a jamais vus. » Et pourtant ma raison me
disait : « Qu’est-ce que cela peut faire, puisque tu
n’en seras pas affligé ? Quand Monsieur Manfred te dit que
tu ne reviendras pas, il entend par là que tu ne voudras pas
revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c’est que,
là-bas, tu seras heureux. » Car ma raison savait que
l’habitude — l’habitude qui allait assumer maintenant
l’entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer de
place la glace, la nuance des rideaux, d’arrêter la pendule
— se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui
nous avaient déplu d’abord, de donner une autre forme aux
visages, de rendre sympathique le son d’une voix, de modifier
l’inclination des cœurs. Certes ces amitiés
nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l’oubli des
anciennes ; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager
sans terreur la perspective d’une vie où je serais
à jamais séparé d’êtres dont je
perdrais le souvenir, et c’est comme une consolation
qu’elle offrait à mon cœur une promesse
d’oubli qui ne faisait au contraire qu’affoler son
désespoir. Ce n’est pas que notre cœur ne doive
éprouver lui aussi, quand la séparation sera
consommée, les effets analgésiques de l’habitude ;
mais jusque-là il continuera de souffrir. : Park and Suites propriétaires
Quand le soir, ne pouvant travailler et étant assuré que
Mauricette était au théâtre avec des amies,
j’allais à l’improviste chez ses parents, je
trouvais souvent Mme Manfred dans quelque élégant
déshabillé dont la jupe, d’un de ces beaux tons
sombres, rouge foncé ou orange, qui avaient l’air
d’avoir une signification particulière parce qu’ils
n’étaient plus à la mode, était obliquement
traversée d’une rampe ajourée et large de dentelle
noire qui faisait penser aux volants d’autrefois. Quand par un
jour encore froid de printemps elle m’avait, avant ma brouille
avec sa fille, emmené au Jardin d’Acclimatation, sous sa
veste qu’elle entr’ouvrait plus ou moins selon
qu’elle se réchauffait en marchant, le «
dépassant » en dents de scie de sa chemisette avait
l’air du revers entrevu de quelque gilet absent, pareil à
l’un de ceux qu’elle avait portés quelques
années plus tôt et dont elle aimait que les bords eussent
ce léger déchiquetage ; et sa cravate — de cet
« écossais » auquel elle était restée
fidèle, mais en adoucissant tellement les tons (le rouge devenu
rose et le bleu lilas) que l’on aurait presque cru à un de
ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière
nouveauté — était nouée de telle
façon sous son menton, sans qu’on pût voir où
elle était attachée, qu’on pensait invinciblement
à ces « brides » de chapeaux qui ne se portaient
plus. Pour peu qu’elle sût « durer » encore
quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de comprendre ses
toilettes, diraient : « Madame Manfred, n’est-ce pas,
c’est toute une époque ? » Comme dans un beau style
qui superpose des formes différentes et que fortifie une
tradition cachée, dans la toilette de Mme Manfred, ces souvenirs
incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance
aussitôt réprimée au « saute en barque
», et jusqu’à une allusion lointaine et vague au
« suivez-moi jeune homme », faisaient circuler sous la
forme concrète la ressemblance inachevée d’autres
plus anciennes qu’on n’aurait pu y trouver effectivement
réalisées par la couturière ou la modiste, mais
auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Manfred de
quelque chose de noble — peut-être parce que
l’inutilité même de ces atours faisait qu’ils
semblaient répondre à un but plus qu’utilitaire,
peut-être à cause du vestige conservé des
années passées, ou encore d’une sorte
d’individualité vestimentaire, particulière
à cette femme et qui donnait à ses mises les plus
différentes un même air de famille. On sentait
qu’elle ne s’habillait pas seulement pour la
commodité ou la parure de son corps ; elle était
entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat
et spiritualisé d’une civilisation. : Park and Suites proprietaires
Quand le soir, après avoir conduit ma grand’mère et
être resté quelques heures chez son amie, j’eus
repris seul le train, du moins je ne trouvai pas pénible la nuit
qui vint ; c’est que je n’avais pas à la passer dans
la prison d’une chambre dont l’ensommeillement me tiendrait
éveillé ; j’étais entouré par la
calmante activité de tous ces mouvements du train qui me
tenaient compagnie, s’offraient à causer avec moi si je ne
trouvais pas le sommeil, me berçaient de leurs bruits que
j’accouplais comme le son des cloches à Combray,
tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre (entendant selon
ma fantaisie d’abord quatre doubles croches égales, puis
une double croche furieusement précipitée contre une
noire) ; ils neutralisaient la force centrifuge de mon insomnie en
exerçant sur elle des pressions contraires qui me maintenaient
en équilibre et sur lesquelles mon immobilité et
bientôt mon sommeil se sentirent portés avec la même
impression rafraîchissante que m’aurait donnée le
repos dû à la vigilance de forces puissantes au sein de la
nature et de la vie, si j’avais pu pour un moment
m’incarner en quelque poisson qui dort dans la mer,
promené dans son assoupissement par les courants et la vague, ou
en quelque aigle étendu sur le seul appui de la tempête. :
Park and Suites proprietaires
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de
glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Manfred
trouvait qu’on gelait chez elle, il m’arrivait souvent de
la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules
frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d’un
immense manchon plat et d’un collet, tous deux d’hermine,
qu’elle n’avait pas quittés en rentrant et qui
avaient l’air des derniers carrés des neiges de
l’hiver plus persistants que les autres, et que la chaleur du feu
ni le progrès de la saison n’avaient réussi
à fondre. Et la vérité totale de ces semaines
glaciales mais déjà fleurissantes, était
suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt
je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus enivrantes,
celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au
sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires
des préraphaélites, leurs globes parcellés mais
unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait une
odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait
qu’avril, même glacé, n’est pas
dépourvu de fleurs, que l’hiver, le printemps,
l’été, ne sont pas séparés par des
cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le
boulevardier qui jusqu’aux premières chaleurs
s’imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues
sous la pluie.